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Un essai conservateur, qui prend le « lobby gay » pour un bloc uniforme
Le mariage gay, Les enjeux d’une revendication, de Thibaud Collin
Eyrolles, 2005, 158 p., 14,9 €
mercredi 1er juin 2011
Thibaud Collin est présenté en 4e de couverture avec trois médailles en chocolat : agrégé de philo, prof en classe prépa (sans les abréviations) et « l’un des deux coauteurs du livre de Nicolas Sarkozy » (sur les religions). Il « se propose de décrypter le discours des partisans du mariage gay », en leur reprochant pour commencer de rendre le débat impossible en taxant d’homophobie les adversaires du mariage gay. Hélas, lui aussi refuse le débat, car face à la stratégie maligne de certains militants-auteurs gays, Thibaud Collin se contente, effectivement, de la décrypter, mais pour la nier en bloc, et présenter le mariage hétérosexuel comme un roc intangible, tout en considérant les « partisans » évoqués par la 4e de couverture comme un seul et puissant « lobby », dont à aucun moment il ne définit les contours, comme si tous les gays étaient à mettre dans le même panier, et comme s’il n’y avait pas des hétéros qui souhaitaient profiter de l’occasion pour obtenir une évolution de la notion de mariage. Le débat sur le mariage, qui existe à l’intérieur de la communauté, et non de ce « lobby gay » qu’il prend pour le « lobby gay », mérite de meilleurs arguments que de démolir la rhétorique de ses idéologues. On reconnaîtra cependant une certaine rigueur et un talent pédagogique, qui fait de cet ouvrage, à son corps défendant, une bonne anthologie du discours intellectuel français actuel sur l’homosexualité.
Dès l’avant-propos, il est question non pas d’un, mais du « lobby gay » : « Nous pensons qu’il existe aujourd’hui un malentendu entre le lobby gay et la société française », et la phrase suivante enchaîne : « La revendication gay tend à culpabiliser le sens commun et, par là, à le renverser », ce qui avalise l’assimilation entre « lobby gay » et « gay ». Pas étonnant que la critique favorable de Christophe Geoffroy (en lien ci-dessous) fasse l’économie du mot « lobby », et se contente de stigmatiser « les gays ». À aucun moment dans les 150 pages ce « lobby gay » ne sera défini ; à aucun moment ne seront cités des gays, ou plutôt des membres connus de la communauté LGBT, qui s’opposent à la revendication du mariage gay telle du moins qu’elle est formulée par le manifeste cité en annexe. Pourtant, Benoît Duteurtre, écrivain gay, avait publié une tribune intitulée « Noce gay pour petits-bourgeois » dans Libération le 2 juin 2004. Thibaud Collin se contente du cas particulier et peu défendable d’un ancien ministre de la Culture outé par divers militants, parce qu’il avait manifesté contre le Pacs. Ce faisant d’ailleurs, il l’« oute » à son tour, puisque je n’avais pas connaissance de ce fait avant de lire ce livre. Je me garderai bien, en ce qui me concerne, de nommer ce politicien. Tout au plus Thibaud Collin évoque-t-il l’article « lobby » du Dictionnaire de l’homophobie (PUF, 2003), dans lequel Caroline Fourest nie d’une façon effectivement peu satisfaisante, l’existence d’un lobby gay. Mais cela n’est pas rigoureux : il faudrait alors poursuivre en définissant ce fameux « lobby gay » nommé à toutes les pages ! Quand il reproche aux partisans du mariage gay de chercher l’« élargissement du terme homophobie », à propos de la loi de pénalisation des propos homophobes, on regrette qu’il n’embraye pas sur la contestation de l’ensemble des lois mémorielles : c’est que ce conservateur veut tout conserver, y compris des lois contestables d’il y a vingt ans ! C’est à supposer que s’il avait vécu son adolescence après le Pacs, il se serait battu bec et ongles pour sa conservation ; après le mariage gay, itou ! L’ensemble du livre se base, pour contester la revendication du mariage gay, sur un seul texte : le « Manifeste pour l’égalité des droits », reproduit en fin de volume.
Les arguments de Thibaud Collin pour maintenir le statu quo sur le mariage sont faibles : cela a toujours été, c’est une sorte de « pré-requis : le mariage unit un homme et une femme. Il est le cadre de la procréation et de l’éducation des enfants, fruits de cette union ». Puis il reproche : « [le lobby] politise ce qui était vécu jusqu’alors comme une évidence, par définition non dite et non argumentée » (p. 19). Il se pose donc comme conservateur, et on pourrait retourner son argument : le conservateur politise un état de fait en le présentant comme une évidence soustraite au débat. Me sera-t-il permis d’opposer à un « agrégé de philosophie » une grande marque de philosophe : « Mais une société de prêtres, telle qu’une assemblée ecclésiastique, ou une classe vénérable (comme elle s’appelle elle-même chez les Hollandais), n’aurait-elle donc pas le droit de s’engager par serment à rester fidèle à un certain symbole immuable, afin d’exercer ainsi sur chacun de ses membres, et, par leur intermédiaire, sur le peuple, une tutelle supérieure qui ne discontinuât point, et qui même fût éternelle ? Je dis que cela est tout à fait impossible. Un pareil contrat, qui aurait pour but d’écarter à jamais de l’espèce humaine toute lumière ultérieure, serait nul et de nul effet, fût-il confirmé par le souverain pouvoir, par les diètes du royaume et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut s’engager, sous la foi du serment, à transmettre au siècle suivant un état de choses qui interdise à celui-ci d’étendre ses connaissances (surtout quand elles sont si pressantes), de se débarrasser de ses erreurs, et en général d’avancer dans la voie des lumières. » Eh oui, vous avez reconnu le fameux Emmanuel Kant, et son non moins fameux Qu’est-ce que les lumières. Rien n’est pré-requis, ou du moins considérer qu’une chose est pré-requise témoigne d’une idéologie, le conservatisme.
À la page 19 également, l’auteur nomme Rousseau, selon lequel « l’activité sexuelle fait exister les individus pouvant passer un contrat ». Comme il n’y a pas de référence précise, en attendant plus d’information, je rappelle trois choses : on pourrait imaginer un « contrat » à plus que deux personnes ; Rousseau était plutôt homophobe (Voir ici) ; et lors des années de formation de sa personnalité, il a vécu une expérience troublante de ménage à trois avec Mme de Warens et Claude Anet. On pourrait ajouter qu’à cette époque, l’éducation n’était absolument pas considérée comme liée au cadre du mariage ; Rousseau fut confié par son père à son oncle, et cet oncle le confia à un pasteur, puis à un maître d’apprentissage ; Rousseau lui-même eut cinq enfants hors mariage, qu’il abandonna à la naissance. Il était coutumier à l’époque de confier un enfant à une nourrice à la campagne, et de ne le récupérer qu’à l’adolescence. On a même inventé l’expression de nourrice morvandelle, dont Jean Genet entre autres a bénéficié. Alors pour le « pré-requis », on repassera ! Le mariage limité à deux personnes de sexe différent, et lié à l’amour, à la reproduction, à l’éducation, tout cela est discutable et modifiable. Rien n’est immuable dans une société. Pour appuyer sa thèse, Thibaud Collin critique longuement la revendication par Éric Fassin de la prééminence de la sociologie (p. 75). Si je voulais résumer son idée, il juge, au contraire de Fassin, que les sciences humaines qui pratiquent l’argumentation par déduction seraient plus valables que celles qui, comme la sociologie, pratiquent l’argumentation par induction (il n’utilise aucun de ces deux mots). Or je préfère la tendance Fassin : quand des centaines d’intellectuels auraient prouvé, en ne s’appuyant que sur des arguments déductifs, que l’ordre symbolique exige un père et une mère, et que des sociologues, ayant enquêté sur des milliers d’enfants et d’adolescents élevés dans différents types de familles, auront révélé que l’enfant se structure aussi bien dans des cas fort différents, eh bien les intellectuels déductifs devront revoir leur copie.
Thibaud Collin reconnaît implicitement la faiblesse de sa position quand il utilise dans cette phrase l’adjectif « habituel » : « Par le biais de cette revendication, est atteinte en son cœur la manière habituelle dont la majorité des êtres humains vit sa sexualité depuis des millénaires » (p. 128). Certaines provocations discréditent l’auteur, du type « Si un homme veut se marier, il le peut, mais il ne le peut en l’état actuel des choses qu’avec une femme. S’il veut se marier avec un autre homme c’est impossible ; s’il veut se marier avec sa fille ou avec un enfant, c’est également impossible » (p. 34). On s’étonne que l’auteur n’ait pas ajouté : « ou avec son labrador » ! S’il avait été plus sérieux, il aurait évoqué le fait que, avant le Pacs, la seule façon pour les homosexuels d’établir un lien légal avec une personne du même sexe, était l’adoption, mais cela l’aurait conduit à reconnaître le Pacs comme un progrès, à moins que pour un conservateur il fût préférable de voir par exemple Édouard Dermit, fils adoptif, amant et légataire universel de Jean Cocteau, plutôt que de les voir mariés. Lequel des deux statuts est le plus « révolutionnaire » ? De même, quand il évoque le cas d’Herculine Barbin, Thibaud Collin se contente de le traiter de « cas limite exceptionnel », mais s’arrête là, et ne semble pas trouver utile de se pencher sur le cas des intersexes. Pourtant, quand ces personnes protestent contre ce qu’elles appellent des « mutilations génitales », cette plainte me semble poser un problème légitime à la philosophie, qui mérite mieux que d’être évacué ainsi. On relève une autre provocation inutile : « la relative tolérance que Michel Foucault exprime envers la pédophilie » (p. 141). Cette affirmation n’est étayée que par une citation peu claire extraite d’un entretien à France Culture en 1978, qui ne permet pas seule d’extrapoler, mais l’accusation de pédophilie, comme d’antisémitisme, peut toujours servir. Au contraire, quand il souligne l’éloge des backrooms par Foucault (p. 140), on a envie d’applaudir… Foucault ! et de prendre au mot notre essayiste conservateur quand il propose, à son corps défendant, une sorte de sujet de bac de philo : « En quoi, par exemple, le fist-fucking est-il un acte politique ? » Je glisse une suggestion de départ pour ceux qui seraient tentés : il s’agit d’une invention, totalement absente des œuvres de Sade par exemple, et le fait qu’on puisse inventer quelque chose en matière de sexualité, relativise la notion de « manière habituelle » invoquée ci-dessus.
Il y a quand même des pages utiles dans ce livre, qui témoigne d’une documentation vaste et d’un talent pédagogique incontestable. Ses explications illustrées de nombreux exemples explicitent avec clarté l’articulation entre la pensée de Michel Foucault, elle-même inspirée de Friedrich Nietzsche [1], et celle des intellectuels gays contemporains, Éric Fassin et Didier Éribon notamment, et comment ce courant de pensée informe les revendications actuelles du « lobby gay » ; quelques pages seulement ont volé trop haut pour l’ignare en philosophie que je suis. L’auteur a raison de remarquer l’habileté des partisans du mariage ou des partisans de la pénalisation des propos homophobes, qu’il a tort d’assimiler, car ce ne sont pas forcément tous les mêmes ; mais est-il bien sérieux de reprocher à ses adversaires leur habileté ? Et de les traiter de révolutionnaires, quand on est soi-même conservateur assumé ? On a envie de répondre : « Ben oui, et alors ? » Les pages consacrées à Foucault – et c’est à mettre au crédit de l’auteur – provoquent plutôt mon admiration et mon envie de me plonger dans cette œuvre qui m’a toujours intimidé. Donc, ces militants ont réussi à contraindre les gens qu’ils souhaitent convaincre de leur accorder un droit, de naviguer dans une passe étroite : être partisans du statu quo du mariage réservé aux personnes de sexe différent, tout en se prétendant défenseurs des droits des homos. C’est plutôt habile. Voir à ce sujet le point de vue de Lionel Jospin, publié dans le Journal du Dimanche le 16 mai 2004, intitulé « mariage homosexuel : un problème d’institutions », cité p. 67, auquel répond brillamment Marcella Iacub par son article publié dans Libération le 29 juin 2004 : « Mariage gay = hétéros libérés », cité p. 129. Quand il expose les critiques gays de la psychanalyse, on se demande où il veut en venir : empêcher cette discipline d’évoluer ? On se réjouit en tout cas que la volonté de démolir à tout prix les penseurs gays fasse de ce philosophe de droite et semble-t-il croyant, un défenseur de la psychanalyse.
L’essai se termine sur une affirmation qui ne peut que nous plaire : « ce qu’ils veulent vraiment, c’est foutre le bordel ! ». Mais j’ai peur qu’il ait tort, c’est-à-dire qu’à force de réclamer les droits à l’assimilation par le mariage, ce soit la composante réactionnaire des LGBT qui ait pris l’ascendant dans ce « lobby » informel. Dans le « Manifeste pour l’égalité des droits », on note l’absence significative du mot « bisexuel », alors que le mot « transgenre » est présent. S’il est question de « foutre le bordel », alors comment ne pas relever l’oubli du mariage bisexuel, qui serait le vrai travail d’« artificier » revendiqué par Foucault selon Collin (p. 97). De même on note, dans la documentation pléthorique, un oubli significatif de la fameuse interview de Jacques Derrida publiée dans Le Monde du 19 août 2004, qui évoque « une sorte de pacs généralisé, amélioré, raffiné, souple et ajusté entre des partenaires de sexe ou de nombre non imposé ». L’article de Marcella Iacub irait bien dans ce sens de « foutre le bordel » avec le mariage gay, mais cette dernière n’a justement pas signé le manifeste, contrairement à Derrida ; peut-être l’a-t-elle trouvé trop timoré ? J’aimerais pour ma part que le débat porte sur autre chose, la réduction du mariage et du Pacs à un seul statut, et son ouverture à plus de deux personnes, mais cette idée ne sera pas même abordée. Parmi les informations intéressantes, je relève enfin que John Boswell aurait proposé le mot « homosexophobie » au lieu de l’imparfait « homophobie » (p. 40). Je n’étais donc pas si à côté de la plaque, en proposant « altersexophobie » dans mon essai paru en 2005 !
– Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?
Voir en ligne : Recension du livre sur « La Nef », par Christophe Geoffroy
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[1] Notamment l’idée de « généalogie », clairement expliquée p. 109.