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Anti-super-héros, pour lycéens et adultes

Le Dernier de son espèce, d’Andreas Eschbach

L’Atalante, 2003 (2006), 296 p., 19 €.

samedi 29 décembre 2018

Le Dernier de son espèce est un des livres inscrits sur la liste proposée au Bulletin Officiel de l’Éducation nationale pour le thème « Corps naturel, corps artificiel », avec un détail amusant, c’est que messieurs & dames les inspectrices & specteurs se sont trompés de catégorie. Le livre est rangé parmi les essais, alors que c’est un roman, erreur qui n’a pas été rectifiée alors que le thème est renouvelé en 2018-19. Je l’avais donc sélectionné au hasard en tant qu’essai pour le proposer à mes étudiants en cette année 2018 où nouvellement nommé, je n’avais pas eu le temps de préparer en détail les cours. Je l’ai cependant lu avec plaisir, malgré quelques lourdeurs peut-être dues à la traduction, et digressions peu utiles. L’article de Wikipédia est une étude solide, sans doute œuvre d’un passionné ; cet article se contentera donc de mentionner quelques extraits, et de prolonger la réflexion. Le livre, publié en 2003, a été traduit de l’allemand par Joséphine Bernhardt et Claire Duval, et publié en 2006 par L’Atalante.

Dans un incipit angoissant à La Métamorphose de Kafka (« cloporte coulé dans du béton », p. 9), on découvre le héros, Duane Fitzgerald, empêtré dans lui-même au réveil dans son lit. Ce n’était pas un rêve : un domino mal connecté dans son corps de cyborg l’empêchait de se mouvoir. Après avoir fini par rétablir la connexion, il parvient à se redresser, et au lieu de contacter son mentor, le lieutenant-colonel Reilly, il prend rendez-vous, grâce à un téléphone mobile dissimulé dans sa maison, avec le docteur O’Shea, médecin de ce village Irlandais où Duane a obtenu de passer sa retraite anticipée. Il nous raconte sa propre histoire à partir de ce premier dysfonctionnement, qui n’est qu’un avant-goût de ce qui l’attend à partir du moment où il se rend compte qu’un individu le recherche, mettant en danger son incognito. Le facteur se doute bien de quelque chose, et tente de percer le mystère de cet Américain pas si vieux pour un retraité, qui vient chercher chaque jour un mystérieux paquet contenant un « concentré biologique surpuissant », seule nourriture que le cyborg puisse digérer, et dont il est dépendant. Cela nous renvoie au film de Paul Verhoeven RoboCop (1987) également présent sur la liste du BO, dans lequel le flic robot est nourri par une mixture proche des pots pour nourrissons. L’auscultation du Dr O’Shea nous permet de découvrir l’intérieur du personnage : « La radio de gauche était une vue générale de mon abdomen entre côtes inférieures et bassin. Au milieu des organes grisâtres luisaient une kyrielle de taches éclatantes aux contours particulièrement nets : le bric-à-brac de mes implants, véritable caverne d’Ali Baba. Ordinateurs. Appareils de navigation. Unités de stockage. Réservoirs. Et la fine fleur de la technologie, à l’instar de ce cœur mécanique d’appoint : capable de produire de l’oxygène enrichi et pourvu d’un turbo, il est relié par un circuit parallèle à l’aorte abdominale et devrait me permettre des exploits ponctuels comme de courir le mille mètres en une minute trente. Seul problème : ce joyau de haute technologie n’a jamais daigné fonctionner plus d’une minute. Aussi traîne-t-il son inutilité flagrante, vissé sur l’une de mes lombaires.

Cyborg, The Miami News, mai 1964.
© Wikicommons

La tache la plus étendue correspondait à la batterie nucléaire qui alimente en électricité l’ensemble du système. Tapie telle une saucisse noueuse dans la cavité pelvienne, elle est, en raison de son poids, l’unique implant dont je perçois sensiblement la présence. Le cliché de droite n’en livrait qu’une vue partielle. Un câble de faible diamètre, apparemment à nu, s’emboîtait dans une petite pastille ronde aux allures de bonbon avant de poursuivre son ascension » (p. 25). Duane bénéficie en outre d’un œil télescopique, très pratique pour espionner la belle et mystérieuse Bridget, une jeune veuve dont il est amoureux transi. Il finit par parler avec le type qui le recherche, qui s’avère un avocat désireux de plaider en justice son dossier contre l’État, pour avoir été victime d’expériences bafouant ses droits humains. Le gars permet d’informer le lecteur avec un procédé littéraire un peu gros : « Cyborg, entonna-t-il, sentencieux. Néologisme créé par l’Australien Manfred Clynes en 1960 sur le concept d’organisme cybernétique. Il désigne un être vivant pourvu d’implants technologiques qui renforcent au-delà de la normale les capacités de l’organisme, notamment ses facultés d’adaptation à un environnement hostile » (p. 66).
Mais à peine se sont-ils retrouvés à l’hôtel que le type se fait tuer avant même d’avoir remis la copie de ses dossiers à Duane. Celui-ci passe immédiatement en « mode de combat » (p. 74 ; autre point commun avec RoboCop), mais au moment crucial, une nouvelle panne de son système l’empêche d’intercepter le tueur. Dès lors les événements se précipitent, de sorte que l’ensemble du récit couvre un peu plus d’une semaine, du samedi au lundi en 8. Duane est amené à raconter sa propre histoire à des indépendantistes Irlandais impliqués sans trop le vouloir dans sa lutte pour la survie. Il remonte en 1979, à la prise d’otage de l’ambassade étasunienne à Téhéran. Ronald Reagan aurait pris à cette occasion la décision de créer des cyborgs. Contrairement à l’histoire de Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo (le livre et le film) ou à RoboCop, le personnage n’était pas un blessé utilisé pour faire une expérience, mais un jeune homme en pleine possession de ses forces physiques volontaire pour devenir Cyborg. Dans RoboCop, le flic est d’ailleurs lui aussi réduit à l’état de tronc par les bandits qui se servent de lui comme cible vivante, et l’OCP qui décide de supprimer son seul membre valide, un bras. Il raconte comment, adolescent coincé, il est devenu accro à la musculation par admiration des héros de l’époque, Conan le Barbare (1982) en premier (mentionné p. 192), puis Terminator (1984) – dont la tête (cf. illustration infra) – évoque une Vanité – sans oublier le souvenir de L’Homme qui valait trois milliards, qu’il voyait dans son enfance. Cf. ci-dessous une illustration tirée de la série des années 1970.

L’Homme qui valait trois milliards

C’est à ce moment également qu’il révèle que grâce à un autre gadget dont il a été équipé du seul exemplaire existant, il peut taper avec ses doigts en lui un texte : « À mes yeux, j’écris le roman de ma vie. Dont je serai aussi l’unique lecteur puisque mon traitement de texte permet, certes, l’impression mais qu’il n’existe aucune imprimante équipée d’une interface adaptée » (p. 196). Cet aspect du roman me paraît assez factice, à moins que ce ne soit aggravé par la traduction. En effet, comment rendre plausible que ce cyborg ait brusquement entamé la rédaction de son journal précisément juste avant qu’un individu entre dans sa vie et entraîne une succession de faits dramatiques pour lui et son entourage ? Comment expliquer le choix du passé simple pour raconter en temps réel des faits qui viennent de se produire ? Voici l’incipit : « Je m’éveillai ce samedi matin aveugle et hémiplégique. Je me suis souvent retrouvé aveugle, hémiplégique également, mais la concomitance de plus en plus fréquente des deux types de crises commence à m’inquiéter. » Il est vrai que le type était censé être assez inculte avant de devenir cyborg, mais alors pourquoi utiliserait-il le passé simple, qui n’est pas pertinent ici ? Quoi qu’il en soit, la présence d’un type qui le recherche annonce des moments difficiles pour les quelques camarades cyborgs en retraite forcée comme lui, disséminés par le monde. Cette retraite est due à l’échec de l’expérience, qui doit d’autant plus demeurer secrète. Chacun de ces cyborgs détient pourtant une puissance redoutable, que le vieillissement naturel du corps humain qui les héberge, rend chaque jour plus fragile et sujette aux pannes. Il s’avère vite que ses camarades sont morts les uns après les autres à intervalles rapprochés, et qu’il est devenu le « dernier de son espèce ». Le protagoniste, qu’il est difficile de qualifier de héros, va de découverte en hypothèse à propos du nombre grandissant de personnages mystérieux qui le traquent et semblent ne pas se décider à le tuer. Veulent-ils le conserver mort mais intact comme témoignage historique, comme une sorte d’animal empaillé, ou bien lui ont-ils implanté secrètement un mécanisme capable de le neutraliser au moment voulu ? En se remémorant la mort d’un camarade victime d’un accident lors d’une opération, Duane philosophe : « Sommes-nous encore des hommes ? Nos implants d’acier nous rendent-ils moins humains ? Dans l’affirmative, où se situe la différence entre acier et calcaire ? Entre acier et carbone ? L’acier ne contient-il pas de toute façon du carbone ? Je n’en suis pas sûr, mais je crois avoir lu quelque chose en ce sens. Quelle part d’humanité les machines nous ôtent-elles ? Je ne crois pas que ce soit la bonne question, car elle repose sur un présupposé. Les machines nous ôtent-elles une part d’humanité ? Telle est la bonne formulation. D’ailleurs, les machines en sont-elles capables ? Je ne pense pas. La calculatrice nous a-t-elle rien ôté du simple fait qu’elle peut aussi calculer ? L’ordinateur ? Notre humanité se trouve-t-elle réduite du simple fait qu’un ordinateur puisse être champion du monde d’échecs ? Et de quelle manière ? Irons-nous ensuite boire un verre avec la machine victorieuse ou le tragique perdant ? Si nous construisons des machines, n’est-ce pas précisément afin qu’elles accomplissent certaines tâches mieux que nous ne le ferions nous-mêmes ? N’est-ce pas dans ce but que nous produisons des pelleteuses, forgeons des marteaux, posons des lignes téléphoniques dans le monde entier ?

Tête du Terminator, 1984. Une Vanité ?
© Wikicommons

Et si des machines, des os en acier, des yeux artificiels devaient effectivement nous voler notre humanité, que penser de celui qui porte une hanche artificielle ? Un pacemaker ? Des broches ? Un appareil auditif ? Des lunettes ? Où se situe exactement la frontière ? Si un homme doté d’un cœur artificiel n’est plus un homme, quel sens y a-t-il à lui en implanter un ? » (p. 234). Bel extrait pour une synthèse, non ? En parlant de philosophie, chaque chapitre à partir du 2e, commence par une citation de Sénèque, dont les livres se succèdent au chevet du Cyborg, rebuté par les philosophes modernes au style abscons (je crois qu’il veut parler de Besnier par exemple !). Le stoïcisme du philosophe romain contraint à se suicider sur ordre de Néron, convient bien à sa destinée fatale.

De la sexualité du cyborg

Les confidences du héros sur sa sexualité sont loin d’engendrer la jalousie. D’abord, il a bénéficié d’une technologie unique : « Cet implant expérimental fait de moi le seul individu de toute l’histoire de l’humanité apte à contrôler entièrement son organe sexuel. Indépendamment du contexte ou de mon état d’esprit, il me suffit en principe d’actionner mon commutateur bionique pour obtenir une érection aussi dure – et durable – que souhaitée. Des heures entières si je le désire. Bêtement, ils n’ont oublié que deux choses : mon poids (un quintal et demi) et ma force (comparable à celle d’une pelleteuse). Deux données face auxquelles l’orgasme, lui, me ferait perdre tout contrôle. Une petite mort pour moi mais une mort certaine pour ma partenaire. J’ai beau jouir de capacités que m’envierait l’ensemble de la gent masculine, jamais je n’ai pu les mettre en pratique » (p. 117). Son initiation sexuelle a lieu à l’âge de 16 ans, alors qu’il a modelé son corps par la musculation à l’exemple de Conan le barbare. Une professeure remplaçante le fait venir chez elle sous prétexte de l’aider à déplacer son piano, et le dépucelle en règle. On ne saura rien du paradoxe de la sexualité de ce garçon, qui grâce à la musculation, est admiré de toutes les minettes, mais préfère s’engager dans ce programme de surhomme. Si on sait lire entre les lignes, on comprend ce qui lui arrive et qu’il ne comprend pas, à l’époque où ils sortent entre futurs cyborgs bodybuildés : « Dans les bars, nous n’avions qu’à claquer des doigts pour lever une flopée de secrétaires et caissières en mal d’amour. Quant aux bordels… bon, nous n’en avions pas franchement besoin, mais il faut reconnaître qu’il n’y a rien de tel pour souder une bande de mecs que de se retrouver tous à poil sur un plumard immense et de se taper à tour de rôle la même gonzesse, encouragés par les hurlements des copains » (p. 205). Sa conclusion est décevante : « En vérité, je me demande si nous n’avions pas simplement peur des femmes. La force physique à laquelle nous aspirions traduisait certainement l’envie de pouvoir un jour rivaliser avec le sexe opposé en nous libérant de son emprise. Dans notre élan, hélas, nous avons manqué la cible. Notre force est devenue telle que nous ne valons plus rien au lit. Quant à l’amour, n’en parlons pas » (p. 206). Une confidence en passant nous met à nouveau sur la piste d’un homoérotisme refoulé : « Bill Freeman est nu comme chaque fois qu’il vient de se huiler ; il attend que l’onguent pénètre son épiderme. […] Tel un dieu d’ébène, Bill tend le bras et contracte les biceps. Sa peau huilée brille comme une laque noire métallisée. Je fixe les muscles sans pouvoir entièrement détacher mon regard de son sexe en légère érection » (p. 235).
Pour terminer, pour prolonger la réflexion des auteurs de l’article de Wikipédia, nous verrons dans ce « Dernier de son espèce » une sorte de mise en abyme de cette catégorie de SF consacrée à l’homme bionique, dont cette sorte d’anti-roman constitue comme le chant du cygne. L’homme qui tape son roman en lui-même, et parvient à l’imprimer en écrivant le mot « fin » pour que le roman lui survive, boucle la boucle, n’est-il pas le symbole du romancier qui fantasme à travers ses héros mais ne parvient pas à leur « mode de combat » plus d’une minute, et se contente de vivre leurs aventures imaginaires par l’écriture ? Sur le thème du corps naturel, corps artificiel, la rencontre des citations de Sénèque et des aventures désabusées de ce cyborg raté, a tout de rassurant : face aux promesses des technologies, le stoïcisme nous apprend la modestie : « Sur mes progrès, je ne suis prêt à croire que la mort » (citation p. 269).

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article de Wikipédia


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