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Notre corps, cet inconnu.

Corps naturel, corps artificiel. Thème BTS 2017-2019

Ressources, idées pédagogiques.

samedi 2 mars 2019

Renouant avec l’enseignement en BTS en 2018, j’ai travaillé avec intérêt sur le thème « Corps naturel, corps artificiel ». Voici quelques modestes contributions, idées & supports pédagogiques pour exploiter ce thème.

Plan de l’article
Articles sur ce thème
Corpus 1. Éloge du corps humain
Corpus 2. Vanité, memento mori, carpe diem
Corpus 3. Vieillir
Corpus 4. Corps & Autoportrait
Documents iconographiques
La nudité
Textes divers
Cinéma
Ressources

Articles écrits spécialement pour ce thème en BTS.

Pour me donner – ainsi qu’à mes étudiants – un cadre, j’ai décidé de piocher 7 livres parmi les essais figurant sur la liste officielle du BO, et de consacrer à chacun un article, si possible illustré. Leur seront adjoints d’autres articles sur des lectures entrant dans le thème, ainsi que des articles écrits dans le passé qui rejoignent également le thème.
 Blasons anatomiques du corps féminin, XVIe siècle
 Études sur l’hystérie, Sigmund Freud & Josef Breuer, Points Seuil, 1895
 Variations sur le corps, Michel Serres, Le Pommier, 1999
 Le Dernier de son espèce, Andreas Eschbach, L’Atalante, 2003 (2006)
 Histoire de la beauté : Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours, Georges Vigarello, Points Seuil, 2004
 Le Corps, le sens, Collectif, Centre Roland-Barthes, Seuil, 2007
 Demain, les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Jean-Michel Besnier, Hachette littératures, 2009
 Beauté fatale, Mona Chollet, La Découverte, 2011
Des articles déjà en magasin :
 Trouble dans le genre, Judith Butler, La découverte/Poche, 1990,
 Piercing, sur les traces d’une infamie médiévale, Denis Bruna, Textuel, 2001. Un extrait de ce livre est inclus dans un corpus que j’avais constitué pour le thème « Génération(s) » en 2009-10. À compléter par des extraits des voyages de Livingstone, ses remarques sur les modifications corporelles.
 Sur la plage (Mœurs et Coutumes balnéaires (XIXe-XXe siècles)), Jean-Didier Urbain, Petite Bibliothèque Payot, 1994
 Changer de sexe, Alexandra Augst-Merelle & Stéphanie Nicot, Le Cavalier Bleu, 2006
 Erewhon, Samuel Butler, Gallimard, L’imaginaire, 1920 (1872)
 Le Docteur Pascal, Émile Zola, 1893 (fait partie de la liste officielle).

Corpus n° 1. Éloge du corps humain & humanisme.

Doc. 1. Léonard de Vinci, L’Homme de Vitruve

Léonard de Vinci, L’Homme de Vitruve.
© Wikicommons

Voici la traduction du texte de Vitruve (Ier siècle avant J.-C), dans son ouvrage De l’architecture (Livre III, ch. 1) recopié par Léonard de Vinci (1452-1519) sur son célèbre dessin à la plume, encre et lavis sur papier, intitulé Étude de proportions du corps humain selon Vitruve, réalisé aux alentours de 1490. Le texte est rédigé en vieux toscan italien à l’envers, selon la technique de l’écriture spéculaire. [1]
« […] la Nature a distribué les mesures du corps humain comme ceci.
Quatre doigts font une paume, et quatre paumes font un pied, six paumes font une coude : quatre coudes font la hauteur d’un homme. Et quatre coudes font un double pas, et vingt-quatre paumes font un homme ; et il a utilisé ces mesures dans ses constructions.
Si vous ouvrez les jambes de façon à abaisser votre hauteur d’un quatorzième, et si vous étendez vos bras de façon que le bout de vos doigts soit au niveau du sommet de votre tête, vous devez savoir que le centre de vos membres étendus sera au nombril, et que l’espace entre vos jambes sera un triangle équilatéral.
La longueur des bras étendus d’un homme est égale à sa hauteur.
Depuis la racine des cheveux jusqu’au bas du menton, il y a un dixième de la hauteur d’un homme. Depuis le bas du menton jusqu’au sommet de la tête, un huitième. Depuis le haut de la poitrine jusqu’au sommet de la tête, un sixième ; depuis le haut de la poitrine jusqu’à la racine de cheveux, un septième.
Depuis les tétons jusqu’au sommet de la tête, un quart de la hauteur de l’homme. La plus grande largeur des épaules est contenue dans le quart d’un homme. Depuis le coude jusqu’au bout de la main, un cinquième. Depuis le coude jusqu’à l’angle de l’avant-bras, un huitième.
La main complète est un dixième de l’homme. Le début des parties génitales est au milieu. Le pied est un septième de l’homme. Depuis la plante du pied jusqu’en dessous du genou, un quart de l’homme. Depuis sous le genou jusqu’au début des parties génitales, un quart de l’homme.
La distance du bas du menton au nez, et des racines des cheveux aux sourcils est la même, ainsi que l’oreille : un tiers du visage. »

Compléments :
 Quelques années avant Vinci, Francesco di Giorgio Martini (1439-1502) s’était inspiré de Vitruve pour établir un rapport entre le corps humain et l’architecture d’une église. Voir une photo de son manuscrit prise à Londres en 2019, expo « The Renaissance Nude » à la Royal Academy of Arts.
 Buffon dans son Histoire naturelle, chapitre « De l’âge viril. Description de l’homme », s’appuie sur les observations des dessinateurs pour évoquer les proportions du corps humain.
 Quand Le Corbusier invente le Modulor, nul doute qu’il s’est souvenu de l’homme de Vitruve. Mais il a eu aussi le souci de créer un système de mesure adapté à la fois au système métrique et au système anglais, d’où le choix de 1,83 m, soit chouïa plus que six pieds (6 x 30,48 cm = 182,88 cm), alors que son premier projet était d’un homme de 1,75 m. La Cité de l’architecture et du patrimoine propose une sorte de statue qui représente ce Modulor, que j’ai photographiée en septembre 2019. À comparer à Vitruve / Vinci. À noter que le nombril troué sur le Modulor est censé être situé à 1,13 m, mi-hauteur de l’homme au bras levé, qui atteint 2,26 m. Une statue semblable de L’Homme le bras levé est édifiée au centre de la ville de Saint-Dié des Vosges où Le Corbusier réalisa son unique bâtiment industriel.

Modulor : l’homme le bras levé, d’après Le Corbusier.
Cité de l’architecture et du patrimoine.
© Lionel Labosse


 Définition de l’humanisme, selon le TLF (Trésor de la langue française).
Humanisme, subst. Masc.
A. Mouvement intellectuel se développant en Europe à la Renaissance et qui, renouant avec la civilisation gréco-latine, manifeste un vif appétit critique de savoir, visant l’épanouissement de l’homme rendu ainsi plus humain par la culture. […]
P. anal. Type de culture, résultat d’une formation qui embrasse la culture littéraire, fondée essentiellement sur les œuvres grecques et latines, et la culture scientifique. Cet humanisme est le produit de l’étude des humanités et correspond aux fondements moraux et esthétiques du classicisme (LEGRAND 1972).
B. Attitude philosophique qui tient l’homme pour la valeur suprême et revendique pour chaque homme la possibilité d’épanouir librement son humanité, ses facultés proprement humaines. […]

Doc. 2. « Suzanne et les vieillards » : le récit biblique
Ce thème fréquent en peinture provient du chapitre 13 du Livre de Daniel, l’un des « livres prophétiques » de la Bible chrétienne : « Suzanne et le jugement de Daniel ». Ce chapitre est considéré comme apocryphe par les juifs et les protestants ; c’est un livre dit « deutérocanonique » (livres de la Bible que l’Église catholique et les Églises orthodoxes incluent dans l’Ancien Testament et qui ne font pas partie de la Bible hébraïque ni protestante). Le texte est écrit en grec, et non en hébreu ou en araméen. Traduction de la Bible de Jérusalem.
1 À Babylone vivait un homme du nom de Ioakim. 2 Il avait épousé une femme du nom de Suzanne, fille d’Helcias ; elle était d’une grande beauté et craignait Dieu. […] 5 Cette année-là, on avait choisi dans le peuple deux vieillards qu’on avait désignés comme juges. […] 7 Lorsque tout le monde s’était retiré, vers midi, Suzanne venait se promener dans le jardin de son époux. 8 Les deux vieillards qui la voyaient tous les jours entrer pour sa promenade se mirent à la désirer. […] 15 Un jour, Suzanne vint, comme les jours précédents, accompagnée seulement de deux petites servantes, et, comme il faisait chaud, elle voulut se baigner au jardin. 16 Il n’y avait personne : seuls les deux vieillards, cachés, étaient aux aguets. 17 Elle dit aux servantes : « Apportez-moi de l’huile et du baume, et fermez la porte du jardin, afin que je puisse me baigner. » […] 19 À peine les servantes étaient-elles parties, qu’ils furent debout et lui dirent, en se jetant sur elle : 20 « La porte du jardin est close, personne ne nous voit. Nous te désirons, cède et couche avec nous ! 21 Si tu refuses, nous nous porterons témoins en disant qu’un jeune homme était avec toi et que tu avais éloigné tes servantes pour cette raison. » 22 Suzanne gémit : « Me voici traquée de toutes parts : si je cède, c’est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échapperai pas. 23 Mais mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que de pécher à la face du Seigneur. » […] 28 Le lendemain, on se rassembla chez Ioakim, son mari. Les vieillards y vinrent, iniques et ne songeant qu’à procurer sa mort. 29 Ils s’adressèrent à l’assemblée : « qu’on fasse comparaître Suzanne, fille d’Helcias, femme de Ioakim. » On la manda : 30 elle parut donc, accompagnée de ses parents, de ses enfants et de tous ses proches. 31 Or Suzanne était très délicate et fort belle à voir. 32 Comme elle était voilée, ces misérables lui firent ôter son voile pour se rassasier de sa beauté. 33 Tous les siens pleuraient, ainsi que ceux qui la voyaient. 34 Les deux vieillards se levèrent au milieu de l’assemblée et lui posèrent les mains sur la tête. 35 Elle pleurait, le visage tourné vers le ciel, son cœur sûr de Dieu. 36 Les vieillards parlèrent : « Tandis que nous nous promenions seuls dans le jardin, cette femme y est entrée avec deux servantes. 37 Un jeune homme qui était caché s’est approché d’elle et ils ont couché ensemble. 38 Nous étions au bout du jardin, et, voyant cette iniquité, nous nous sommes précipités vers eux. 39 Nous les avons bien vus ensemble, mais nous n’avons pu nous emparer du jeune homme : il était plus fort que nous, il a ouvert la porte et a pris la fuite. [Un enfant, Daniel, parvient à confondre les Vieillards et à épargner Suzanne].
Doc. 3. Suzanne et les vieillards (1555), Jacopo Robusti, dit Tintoretto (Le Tintoret), (Venise, 1518-1594). Musée d’histoire de l’art de Vienne.
Cf. Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras. Voir aussi notre article sur les fake news.

Suzanne et les vieillards (1555), Jacopo Robusti, dit Tintoretto (Le Tintoret)
Musée d’histoire de l’art de Vienne.
© Lionel Labosse / Kunsthistorisches Museum

Doc. 4. Ci-dessous : Suzanne et les vieillards (1610), Artemisia Gentileschi (1593-1652). Collection Schönborn, Pommersfelden.

Suzanne et les vieillards (1610), Artemisia Gentileschi.
Collection Schönborn, Pommersfelden
© Wikicommons

Questions :
1. Doc 1. En quoi le dessin et le texte de De Vinci sont-ils typiques de l’humanisme ?
2. Doc 2. Quelles parties du récit de la Bible sont illustrées par les deux peintures ?
3. Quelles interprétations différentes du récit biblique ressortent des deux peintures ?
Je fournirai le corrigé quand je serai en retraite !
Pour cette séquence que j’ai reprise en 1re année, j’ai ajouté trois textes en 2020.
 Document 1 : Le Festin de Pierre (Dom Juan) (1665), Molière (1622-1673). Acte III, Scène 1.
Don Juan est un jeune noble libertin (au sens du XVIIe siècle), qui séduit des femmes avant de les abandonner, et de prétend athée. Dans cette scène, il permet à son valet Sganarelle de « disputer » avec lui sur l’existence de Dieu. Sganarelle se donne du mal pour argumenter.Visionnement de deux mises en scènes, celle traditionnelle d’Armand Delcampe (qu’on trouve dans tous les CDI), et celle de Daniel Mesguish, avec Christian Hecq dans le rôle de Sganarelle, qui réalise là une de ses performances d’acteur dont il a le secret, laquelle ajoute une dimension personnelle à l’éloge du corps, car tout en débitant le texte, il se livre à un éloge du corps de l’acteur, qui peut se plier à tout
SGANARELLE. Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu […] qu’est ce que vous croyez ?
DON JUAN. Ce que je crois ?
SGANARELLE. Oui.
DON JUAN. Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.
SGANARELLE. La belle croyance que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais, avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre : ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces…, ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… Oh ! dame, interrompez-moi donc si vous voulez : je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt ; vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.
DON JUAN. J’attends que ton raisonnement soit fini.
SGANARELLE. Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner… (Il se laisse tomber en tournant).
DON JUAN. Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
SGANARELLE. Morbleu ! je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez : il m’importe bien que vous soyez damné ! »

Question : En quoi ce raisonnement de Sganarelle s’apparente et s’oppose à la fois au raisonnement de Léonard de Vinci dans L’Homme de Vitruve ?

 Document 2 : La Science est un sport de combat, de Didier Raoult, humenSciences, 2020 (p. 304).
« En science, une des manifestations de la tentative d’homogénéisation est, bien entendu, l’eugénisme. Il est intéressant d’ailleurs de voir que le débat sur l’eugénisme est devenu totalement vide de sens. Nous sommes une civilisation eugénique, mais nous ne voulons pas nous l’avouer, le terme ayant une connotation insupportable puisqu’il a été récupéré par le nazisme. Toutefois, en pratique, le diagnostic anténatal n’est jamais que de l’eugénisme. Supprimer un fœtus parce qu’il sera malformé, parce qu’il a une anomalie dont on ne sait si elle sera réparable dans les vingt ou trente ans qui viennent, est purement et simplement de l’eugénisme. Nous vivons dans une société qui est pleinement, mais honteusement, eugéniste. Peu importe la raison. Certains voulaient développer l’eugénisme dans l’espoir dérisoire des darwiniens, qui espèrent une race supérieure (comparable à Et on tuera tous les affreux de Boris Vian). D’autres font ce choix au nom de la douleur potentielle qu’aurait un enfant de vivre avec une malformation, ou qu’auraient les parents à supporter cette anomalie ou cette malformation. Mais, à la fin, on arrive bien à la même chose, on tue tous les « affreux » ! »

Question : réagissez à cet extrait en prenant en compte le visionnement du film de Tod Browning La Monstrueuse parade.

 Document 3 : « En paix avec son corps », article de Gilles Heuré, Télérama, 23 déc. 2020.

[RÉPARER] Fondée par Louis XIV pour les soldats estropiés, l’Institution nationale des Invalides accueille et soigne toujours les militaires blessés. Mais aussi des civils en reconstruction physique et psychologique, comme les victimes d’attentat.

Collection de prothèses
© Télérama

« Béret rouge sur la tête et médaille sur la poitrine, ce vétéran de la guerre d’Indochine en fauteuil roulant maraude à l’accueil, avec son unique jambe. Plus loin, dans un long couloir, un autre fauteuil, électrique celui-ci, file à bonne vitesse mais ralentit quand un patient descend les marches d’un escalier en posant prudemment sa prothèse. Nous ne sommes ni dans une maison de retraite, ni dans un hôpital, mais à l’Institution nationale des Invalides (INI), lieu unique en son genre. Pour accomplir le souhait de quelques-uns de ses prédécesseurs couronnés, Louis XIV fonda, en 1674, un hôtel royal des « Invalides », différent des fondations pieuses, et destiné à « tirer hors de la misère et de la mendicité les pauvres officiers et soldats […] estropiés ». L’INI fonctionne autour de trois pôles. Les deux premiers se répartissent de la sorte : d’abord celui des pensionnaires, quatre-vingts blessés militaires de tous grades, admis sur dossier ; puis le centre hospitalier, voué à la réhabilitation post-traumatique. Psychomotriciens, orthopédistes, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, prothésistes, diététiciens, neuropsychologues ou psychologues cliniciens y agissent en complémentarité, et ne dissocient pas la prise en charge physique de la prise en charge cognitive et psychique. C’est tout le parcours du blessé qui est ici pris en compte, jalonné de douleurs, de peurs et d’espoirs aussi. […]
Ce chemin, un militaire gravement blessé par balle ou par explosif en « opex » (opération extérieure) le suivra. Pris en charge par un chirurgien sur le théâtre opérationnel, où il reçoit les premiers soins, il est ensuite dirigé vers une base arrière, pour être « stabilisé ». Puis, dans les vingt-quatre à soixante-douze heures, maximum, il est rapatrié en France, dans l’un des hôpitaux d’instruction des armées de Percy ou de Begin, pour une deuxième intervention, afin de vérifier que lors de l’impact, des germes ou des poussières n’ont pas déclenché une infection. Après un laps de temps, s’il est amputé, il rejoint l’INI pour y être doté d’une prothèse. Fruit du travail du troisième pôle, le Centre d’études et de recherches sur l’appareillage des handicapés (Cerah). Une plate-forme d’expertise médicale et scientifique, dont la maison mère est à Woippy (Moselle), et dont l’antenne de Créteil rejoindra bientôt le site des Invalides. « Le but de l’appareillage nouvelle génération n’est pas de faire de nos patients des superhéros ni de leur conférer des possibilités fonctionnelles qui n’existaient pas avant, explique Didier Azoulay, le responsable du département. Il consiste à leur éviter d’avoir à compenser par le reste du corps les mouvements rendus impossibles par leur handicap. » Près du hall Saint-Louis, dans une vitrine du secteur appareillage orthopédique, s’exposent des prothèses d’un autre temps. Celles d’aujourd’hui offrent des possibilités stupéfiantes. « L’apport et le développement des nouvelles technologies dans l’appareillage prothétique ont toujours été liés aux guerres, reprend Azoulay. Aujourd’hui, les programmes qui financent l’armement consacrent une partie de leur budget à la recherche pour les militaires blessés et depuis une vingtaine d’années, l’ampleur des financements a permis un bond énorme. » Les prothèses nouvelle génération, plus souples, permettent par exemple de dissocier le mouvement des doigts, et de prendre un objet avec une force de préhension contrôlée. Un patient peut fléchir le genou tandis que la pointe de son pied, comme l’axe de sa cheville, est libre. Sur le modèle des implants dentaires, une vis dans l’os de la jambe fixe la prothèse de sorte que le patient ait l’impression de faire corps avec elle. Dans les dernières innovations, la « réinnervation ciblée » redirige les nerfs de la partie manquante vers des groupes musculaires intacts que le patient va apprendre à bouger. Et pour les paraplégiques ou tétraplégiques, les espoirs de progrès, déjà à l’étude, portent sur l’intuitif : on va chercher l’information au plus près du donneur d’ordre, c’est-à-dire le cerveau. « Même après quarante ans de carrière, on ne peut pas être blasé, poursuit Azoulay. Ceux dont on s’occupe ont tous leur histoire et leurs envies. Ce sont eux qui nous poussent, et quand je vois la pêche d’enfer d’une octogénaire victime du camion bélier, à Nice, en juillet 2016, ou un adolescent amputé remarcher avec sa prothèse, croyez-moi, l’émotion est partagée. »

Question : quelles réflexions vous inspire ce reportage sur la question du corps humain, en lien avec les documents étudiés en cours ?

Corpus n° 2. Vanité, memento mori, carpe diem.

Memento mori (locution latine qui signifie « souviens-toi que tu vas mourir ») est une formule du christianisme médiéval. Exprimant la vanité de la vie terrestre, elle se réfère à l’« art de mourir », ou Ars moriendi. Elle induit une éthique du détachement et de l’ascèse. Son origine remonte à l’Antiquité gréco-romaine, en particulier à l’usage de rappeler aux généraux vainqueurs, lors des triomphes romains, qu’ils étaient mortels. Cette vision de la condition humaine a donné lieu à de nombreuses représentations artistiques. Jusqu’au XVe siècle, des artistes mettent en scène la mort, comme dans les danses macabres du Moyen Âge, pour inviter les hommes à ne pas s’attacher aux joies éphémères de la vie.
Voir le fragment de la Danse macabre de Bernt Notke pour Rīga aujourd’hui dans l’ancienne église Saint-Nicolas de Tallinn.
Vanité : Une vanité est une représentation allégorique de la mort, du passage du temps, de la vacuité des passions et activités humaines face à une vie éphémère. Le thème pictural existe depuis l’antiquité sous la forme du momento mori, mais il se constitue comme genre autonome vers 1620, à Leyde, en Hollande, pour se répandre ensuite en Europe. Cette vision austère typique de la religion protestante, s’affirme notamment dans les natures mortes. Les objets représentés dans les tableaux symbolisent les activités humaines, étude, argent, plaisir, richesse, puissance, mises en regard d’éléments évoquant le temps qui passe trop vite, la fragilité, la destruction, et le triomphe de la mort avec souvent un crâne humain. Le genre connaît une éclipse aux XVIIIe et XIXe siècle, puis réapparaît au XXe siècle.
Doc. 1. Philippe de Champaigne (Bruxelles,1602 - Paris, 1674), Vanité, ou Allégorie de la vie humaine, première moitié du XVIIe, huile sur bois, 28 cm x 37 cm, musée de Tessé, Le Mans.

Philippe de Champaigne (1602 - 1674), Vanité, ou Allégorie de la vie humaine, XVIIe.
© Wikicommons / musée de Tessé

Doc. 2. « Le miroir de la vie et de la mort », gravure anonyme, XVIIe.
Trouvé sur ce site. Translation du sizain : « Mondains qui faites cas des beautés d’un visage / Sachez que les aimer ce n’est pas être sage / Puisque le temps enfin les doit faire périr / Nous n’avons ici bas chose aucune assurée / Tout change et notre vie a si peu de durée / Qu’en commençant à vivre, on commence à mourir ».

Le miroir de la vie et de la mort, gravure anonyme XVIIIe

Carpe diem : « Carpe diem » est une locution latine extraite d’une Ode d’Horace (poète latin, 65 - 8 av. J.-C.) que l’on traduit en français par : « Cueille le jour (présent sans te soucier du lendemain) ». Rendu célèbre auprès du grand public depuis l’Antiquité, le Carpe diem est parfois compris comme une incitation à un hédonisme aveugle, mais le texte original incite à savourer le présent qui nous est donné dans l’idée que le futur est incertain et que tout est appelé à disparaître. C’est donc un hédonisme d’ascèse, une recherche de plaisir ordonnée, raisonnée, qui doit éviter tout déplaisir et toute suprématie du plaisir. Horace faisait partie des épicuriens de l’ère romaine. L’épicurisme a pour objectif principal d’atteindre le bonheur par la satisfaction des seuls plaisirs « naturels et nécessaires ». C’est une doctrine matérialiste qui peut-être qualifiée d’hédonisme raisonné.
Traduction de l’ode d’Horace par Leconte de Lisle (1873) : « Ne cherche pas à connaître, il est défendu de le savoir, quelle destinée nous ont faite les Dieux, à toi et à moi, ô Leuconoé ; et n’interroge pas les Nombres Babyloniens. Combien le mieux est de se résigner, quoi qu’il arrive ! Que Jupiter t’accorde plusieurs hivers, ou que celui-ci soit le dernier, qui heurte maintenant la mer Tyrrhénienne contre les rochers immuables, sois sage, filtre tes vins et mesure tes longues espérances à la brièveté de la vie. Pendant que nous parlons, le temps jaloux s’enfuit. Cueille le jour, et ne crois pas au lendemain. »
Doc. 3. « À Cassandre », de Pierre de Ronsard
« À Cassandre », Odes, I,17 (1550), Pierre de Ronsard (1524-1585).

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
N’a point perdu cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las, las ses beautés laissé choir
Ô vraiment marâtre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Doc. 3. « Si tu t’imagines », de Raymond Queneau
« Si tu t’imagines », Raymond Queneau (1903-1976), L’Instant fatal (1948). À écouter mis en musique par Joseph Kosma, chanté par Juliette Gréco.
Si tu t’imagines
si tu t’imagines
fillette fillette
si tu t’imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
la saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures

Si tu crois petite
si tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d’émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa va
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures

les beaux jours s’en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers sque tu vois pas
très sournois s’approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures.

Corpus n° 3. Vieillir.

Document 1. Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788) : « De la vieillesse et de la mort », Histoire naturelle de l’homme, 1749. Édition de la Pléiade des Œuvres de Buffon, p. 262.
À la fois académicien des sciences et académicien français, Buffon [2] participe à l’esprit des Lumières et s’il ne collabore pas directement à l’Encyclopédie, ses articles y sont souvent et longuement cités. Ses théories sur le monde animal font de lui un précurseur du transformisme, qui mènera au XIXe siècle au lamarckisme (transmission des caractères acquis et adaptation au milieu) de Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829) et au darwinisme (sélection naturelle) de Charles Darwin (1809-1882). Les théories précédentes étaient fixisme ou créationnisme. La théorie actuellement consensuelle est la théorie synthétique de l’évolution ou néodarwinisme, qui fait la synthèse entre le darwinisme et des découvertes subséquentes, comme les lois de Mendel (Gregor Mendel, 1822-1884).

« Tout change dans la Nature, tout s’altère, tout périt ; le corps de l’homme n’est pas plutôt arrivé à son point de perfection, qu’il commence à déchoir : le dépérissement est d’abord insensible, il se passe même plusieurs années avant que nous nous apercevions d’un changement considérable, cependant nous devrions sentir le poids de nos années mieux que les autres ne peuvent en compter le nombre ; et comme ils ne se trompent pas sur notre âge en le jugeant par les changements extérieurs, nous devrions nous tromper encore moins sur l’effet intérieur qui les produit, si nous nous observions mieux, si nous nous flattions moins, et si dans tout, les autres ne nous jugeaient pas toujours beaucoup mieux que nous ne nous jugeons nous-mêmes.
Lorsque le corps a acquis toute son étendue en hauteur et en largeur par le développement entier de toutes ses parties, il augmente en épaisseur ; le commencement de cette augmentation est le premier point de son dépérissement, car cette extension n’est pas une continuation de développement ou d’accroissement intérieur de chaque partie par lesquels le corps continuerait de prendre plus d’étendue dans toutes ses parties organiques, et par conséquent plus de force et d’activité, mais c’est une simple addition de matière surabondante qui enfle le volume du corps et le charge d’un poids inutile. Cette matière est la graisse qui survient ordinairement à trente-cinq ou quarante ans, et à mesure qu’elle augmente, le corps a moins de légèreté et de liberté dans ses mouvements, ses facultés pour la génération diminuent, ses membres s’appesantissent, il n’acquiert de l’étendue qu’en perdant de la force et de l’activité.
D’ailleurs les os et les autres parties solides du corps ayant pris toute leur extension en longueur et en grosseur, continuent d’augmenter en solidité, les sucs nourriciers qui y arrivent, et qui étaient auparavant employés à en augmenter le volume par le développement, ne servent plus qu’à l’augmentation de la masse, en se fixant dans l’intérieur de ces parties ; les membranes deviennent cartilagineuses, les cartilages deviennent osseux, les os deviennent plus solides, toutes les fibres plus dures, la peau se dessèche, les rides se forment peu à peu, les cheveux blanchissent, les dents tombent, le visage se déforme, le corps se courbe, etc. Les premières nuances de cet état se font apercevoir avant quarante ans, elles augmentent par degrés assez lents jusqu’à soixante, par degrés plus rapides jusqu’à soixante et dix ; la caducité commence à cet âge de soixante et dix ans, elle va toujours en augmentant ; la décrépitude suit, et la mort termine ordinairement avant l’âge de quatre-vingt-dix ou cent ans la vieillesse et la vie. »

Document 2. Régine Detambel (née en 1964), Le Syndrome de Diogène, éd. Actes Sud, 2008. (extrait pris dans l’anthologie Hatier de Johan Faerber, p. 23). Les ouvrages de Régine Detambel interrogent le corps et sa mémoire, au travers des expériences sensibles. Sa formation de kinésithérapeute l’a rendue attentive aux sensations du corps interne, et elle est formatrice en « bibliothérapie ». Voir aussi ses Blasons d’un corps enfantin (2000).

« Le vieillissement de l’être sain provoque des changements corporels évidents : la taille diminue, par tassement des vertèbres et accentuation des courbures de la colonne vertébrale, jusqu’à vingt centimètres, de quinze à quatre-vingt-cinq ans. On a un beau jour le nez par terre, l’air de compter ses malheurs. On n’y voit plus devant soi.
Boris Vian avait imaginé, dans L’Arrache-Cœur, une « foire aux vieux ». On y vendait aux enchères des vieillards désargentés, presque aveugles. Des couples aisés en faisaient cadeau à leurs galopins pour qu’ils s’en amusent.
*
Les handicaps sensoriels conditionnent la vie affective et sociale, en favorisant les incompréhensions, les peurs, les hontes. Si l’on précise qu’en grec le presbyte désigne le vieillard, alors ce petit défaut d’accommodation dans la vision proche du quadragénaire dit purement et simplement que le ver est dans le fruit. Plus tard, le cristallin, opaque et jauni, sera cause de cataracte. Ce handicap affecte en France quarante pour cent des sujets de plus de soixante-dix ans, tandis que sous les yeux un cerne bleu s’étend : la trace du coup porté par l’âge.
La qualité fonctionnelle de l’audition se détériore parallèlement, cette presbyacousie affecte sans répit la qualité des relations sociales. Puisqu’on n’ose plus faire répéter, alors on se tait et on quitte la table. […]
L’odorat et le goût s’éteignent.
L’appétit – les appétits sont minés.
La viande est dure, les haricots verts sont aigres, ce pain, si bon la minute d’avant, est sec ou froid ou terne, rien ne peut plus me convenir, cela signifie : je ne m’aime plus, je ne vous aime plus, je déteste la vie que je tire derrière moi. »

Document 3. François Villon (1431-1463), Le Testament (1461), Strophes LII à LVI : « Les regrets de la Belle Heaulmière* » (extrait).
Cette œuvre de la fin du Moyen Âge contient un ensemble de poèmes, pour la plupart écrits en octosyllabes, que l’on peut lire de manière autonome. Certains ont été adaptés en chansons, comme la « Ballade des dames du temps jadis », par Georges Brassens ou la « Ballade des pendus » par Léo Ferré. Le texte est écrit en moyen français, mais certains mots disparus & graphies archaïsantes sont conservés pour la rime avec une note explicative. Ce poème préfigure les blasons anatomiques du corps féminin.

Celle qui fut la belle Heaulmière (1887), Gustave Rodin
© Musée Rodin

Qu’est devenu ce front poli,
Cheveux blonds, ces sourcils voutis*,
Grand entr’œil, ce regard joli,
Dont je prenais* les plus subtils ;
Ce beau nez droit, grand ni petit ;
Ces petites jointes oreilles,
Menton fourchu, clair vis* traictis*,
Et ces belles lèvres vermeilles ?

Ces gentes* épaules menues,
Ces bras longs et ces mains traictisses ;
Petits tétins, hanches charnues,
Élevées, propres et faictisses*
À tenir amoureuses lices* ;
Ces larges reins, ce sadinet*,
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedans son petit jardinet ?

Le front ridé, les cheveux gris,
Les sourcils chus*, les yeux éteints
Qui faisaient regards et ris*,
Dont maints* méchants furent atteints ;
Nez courbe, de beauté lointain ;
Oreilles pendantes, moussues* ;
Le vis pali, mort et déteint ;
Menton froncé, lèvres peaussues*…

— C’est d’humaine beauté l’issue ! —
Les bras courts et les mains contraites*,
Des épaules toutes bossues,
Mamelles, quoi ? toutes retraites* ;
Telles les hanches que les tettes*.
Du sadinet ? Fi ! Quand des cuisses,
Cuisses ne sont plus, mais cuissettes
Grivelées* comme saucisses.

Ainsi le bon temps regrettons
Entre nous, pauvres vieilles sottes,
Assises bas à croupetons*,
Tout en un tas, comme pelotes,
À petit feu de chènevotte*,
Tôt allumées, tôt éteintes…
Et jadis fûmes si mignotes* !
Ainsi en prend à maint et maintes. »

Notes :
heaulmière : marchande de heaumes ; voutis : voûtés, arqués ; prenais : séduisais ; vis : visage ; traictis  : bien dessiné ; gentes : belles, agréables ; faictisses : bien faites ; lices : sens métaphorique ici (joutes amoureuses) ; sadinet : de sade, ici, sexe féminin ; chus : de choir (tomber) ; ris : rires ; maints : nombreux ; moussues : velues ; peaussues : ridées ; contraites : rétrécies, déformées ; retraites : ratatinées ; tettes : tétins ; grivelées : mouchetées comme des grives ; à croupetons : accroupies ; chènevotte : partie du chanvre qu’on fait brûler ; mignotes : mignonnes.

Document 4. Quentin Metsys (1466-1530), Vieille femme grotesque, ou La Duchesse très laide, vers 1513. Huile sur panneau, 62,4 × 45,5 cm, National Gallery, Londres.
Plusieurs explications ont été proposées pour ce portrait. Quentin Metsys (apparenté aux primitifs flamands) se serait inspiré d’un dessin de Léonard de Vinci. D’autres prétendent que ce serait le portrait de Margarete Maultasch, comtesse du Tyrol, ou encore d’une femme n’ayant jamais existé. Le portrait a souvent été interprété comme satirique. En 1989, le rhumatologue Jan Dequeker émet l’hypothèse que cette femme serait en fait atteinte de la maladie de Paget. Il s’agit d’une maladie osseuse chronique localisée à un ou plusieurs os, caractérisée par un remodelage osseux anormal et excessif. Cette maladie atteindrait dans certaines régions 2 % des adultes de plus de 55 ans, souvent asymptomatiques (source Wikipédia). Lire cet article

Quentin Metsys (1466-1530), Vieille femme grotesque, ou La Duchesse très laide, vers 1513.
© Wikicommons

Questions :
1. Doc 1. Relevez le champ lexical de la dégradation.
2. Doc 2. Recherche sur l’étymologie des mots « presbyte » et « presbyacousie » (Wiktionnaire / CNTRL)
3. Doc 3. Quelle comparaison exprime le caractère éphémère de la vie ?
4. Doc. 4. Ce tableau est-il un portrait ou une caricature ?

Corpus n° 4. Corps & Autoportrait / Vieillir

Ce corpus n’est pas dirigé vers une synthèse, mais vers une « écriture personnelle ».
Document 1. Extrait du « Portrait de La Rochefoucauld fait par lui-même » (1659)
François VI, duc de La Rochefoucauld (1613 - 1680), est un écrivain, moraliste et mémorialiste français, surtout connu pour ses Maximes. Le texte entier fait six pages. Il daterait de 1655 ou 1656. C’est un genre à la mode dans le repli narcissique d’après la Fronde. Les apparentes confidences y sont relativement conventionnelles.
« Je suis d’une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J’ai le teint brun mais assez uni, le front élevé et d’une raisonnable grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire de quelle sorte j’ai le nez fait, car il n’est ni camus ni aquilin, ni gros ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce que je sais, c’est qu’il est plutôt grand que petit, et qu’il descend un peu trop en bas. J’ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d’ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J’ai les dents blanches, et passablement bien rangées. On m’a dit autrefois que j’avais un peu trop de menton : je viens de me tâter et de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu’en juger. Pour le tour du visage, je l’ai ou carré ou en ovale ; lequel des deux, il me serait fort difficile de le dire. J’ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. J’ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine ; cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J’ai l’action fort aisée, et même un peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en parlant.
Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au-dehors, et l’on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n’est pas fort éloigné de ce qui en est. J’en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait ; car je me suis assez étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni d’assurance pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j’ai de défauts. Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que depuis trois ou quatre ans à peine m’a-t-on vu rire trois ou quatre fois. »
Document 2. Incipit de L’Amant (1984) de Marguerite Duras (1914-1996).
« Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »
Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante.
Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal. Les gens qui m’avaient connue à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m’ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. »
Document 3. « Peau », Robert Vigneau, Planches d’anatomie (2005).
Robert Vigneau (né en 1933), est un poète français. Il a aussi publié 5 livres de dessins, et expose périodiquement au Japon & en France.
Ma peau, malheur ! se décolle.
Je la vois se liquéfier,
Elle a glissé des épaules
Et tombe en flaque à mes pieds.
Se dévoilent mes abîmes :
Mon corps, mon cœur écorchés
Montrent mon ordure intime,
Je ne peux plus rien cacher.

Furieux fricotis d’entrailles,
Papillon des urinoirs,
Œil de Caïn dans le cul,
Index de Dieu bitouilleur !
J’entends certains qui se moquent
Découvrant l’anomalie
De mes gouffres équivoques :
Je n’étais pas qui je suis !

Je suis comme tous les autres,
Épargnez vos quolibets :
Feriez-vous meilleurs apôtres
Si la peau chez vous tombait ?
Vous pareils à moi, tous frères
Tatouant de nos vertus
Les monstrueux ordinaires
De l’arrière-individu.

Document 4. « Quand j’aurai du vent dans mon crâne », Boris Vian.
Romancier, chanteur, musicien, Boris Vian (1920-1959) a été une figure importante du Saint-Germain-des-Prés intellectuel des années 1950. Écouter la chanson chantée par Serge Reggiani.

Quand j’aurai du vent dans mon crâne
Quand j’aurai du vert sur mes osses
Peut-être qu’on croira que je ricane
Mais ça sera une impression fosse
Car il me manquera
Mon élément plastique
Plastique tique tique
Qu’auront bouffé les rats
Ma paire de bidules
Mes mollets mes rotules
Mes cuisses et mon cule
Sur quoi je m’asseyois
Mes cheveux mes fistules
Mes jolis yeux cérules
Mes couvre-mandibules
Dont je vous pourléchois
Mon nez considérable
Mon cœur mon foie mon râble
Tous ces riens admirables
Qui m’ont fait apprécier
Des ducs et des duchesses
Des papes des papesses
Des abbés des ânesses
Et des gens du métier
Et puis je n’aurai plus
Ce phosphore un peu mou
Cerveau qui me servit
À me prévoir sans vie
Les osses tout verts, le crâne venteux
Ah comme j’ai mal de devenir vieux…

Document 5. « Sonotone », MC Solaar (Claude Honoré M’Barali, Etchart, Éric Kroczynski), Géopoétique (2017).
MC Solaar, ou Claude MC, de son vrai nom Claude Honoré M’Barali, né en 1969 à Dakar, est un rappeur français. Il est l’un des premiers à avoir popularisé le rap en France, dès le début des années 1990. Écouter la chanson.

J’ai des rides et des poches sous les yeux
Les cheveux poivre et sel et l’arthrose m’en veut.
À chaque check-up ça n’va pas mieux
J’ai la carte vermeil et la retraite, j’suis vieux
Les blouses blanches analysent ma pisse
Testent ma prostate, me parlent d’hospice
Les gosses dans le bus me cèdent leur place
Hum, hum, et quand j’me casse
Ils parlent en verlan style « tema l’ieuv »
Si les mots sont pioches c’est ma tombe qu’ils creusent
Mais je dois rester droit malgré mon dos
Ma scoliose et c’salaud de lumbago
J’étais une sommité, la qualité
J’ai bien travaillé, j’étais respecté
De juvénile, à pré-retraité
Je n’ai pas profité, ma vie j’ai ratée

Maintenant quoi ? Tu veux que je fasse du jogging
Rattraper les années avec du bodybuilding ?
Mettre de l’anti-rides à la graisse porcine ?
Passe clean avec peeling et lifting
Ça sonne faux, je veux le feu et la forme
Déformer le monde monotone et morne
Comme chaque printemps me pousse vers l’automne
Vers le sonotone, j’perds le sonotone

J’suis prêt à appeler les forces des ténèbres
Dévertébrer le verbe de toutes mes lèvres
Pour devenir celui qui gambadait dans l’herbe
J’lève la main gauche et déclare avec verve
Être prêt, pour la face ou l’envers
Pacte avec Dieu ou pacte avec l’enfer
J’veux… L’élixir, la luxure
Le luxe d’être permanent comme le clan Ku Klux

Toi
Viens à moi
Tu deviendras
Explosif comme l’Etna
Agenouille-toi
Et regarde vers le bas
(Agenouille-toi et regarde vers le bas)
Vers le sonotone, j’perds le sonotone

Qu’est-ce qui s’passe ? J’me sens revivre
De vieux papillon je passe à chrysalide
J’étais impotent, maintenant m’impose quand
Comme à 20 ans, j’ai avalé le printemps
Jeune feuille, j’brille comme un gun neuf
J’ai du sang neuf, je veux mille meufs
Plus mille potes de Bangkok à Elbeuf
Le tout si possible arrosé de mille teufs
Car tout est vicié, cercle vicieux
Là-bas la vessie, ici la calvitie
À toi merci, j’ai les preuves de ton œuvre
La jeunesse éternelle pour réécrire mon œuvre
Résurrection, retour de l’érection
De l’action quand avant c’était fiction
Retour de la libido, des nuits brèves
Des alibis bidon pour réécrire le rêve

Elle
Belle…
Citadelle assiégée
Par une armée rebelle
Moi
En émoi…
Escaladant la pierre
Pour finir dans ses bras

J’peux l’faire, j’ai le feu, la forme
Transforme ma montre monotone et morne
Avaler le printemps, recracher l’automne
Parce que rien n’se perd et tout se transforme (bis)
Vers le sonotone
J’aurais voulu te dire que je m’en vais

Sujet d’Écriture personnelle.
La perspective de vieillir vous semble-t-elle anxiogène ? Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant sur des documents du corpus, vos lectures et vos connaissances personnelles.

Documents iconographiques sur le thème de l’autoportrait

Ce corpus iconographique complète le précédent, et aboutit à un exercice d’expression personnelle.
Document 1. Frida Kahlo (1907-1954), La Colonne brisée (1944).

La Colonne brisée (1944), de Frida Kahlo (1907-1954)
© Musée Dolores Olmedo

Peinte en 1944, cette toile correspond à l’époque où la santé de l’artiste se dégrade. Depuis l’accident de bus dans lequel elle fut gravement blessée en 1925, elle souffre de nombreuses séquelles. Son bassin, ses côtes et sa colonne vertébrale ont été atteints. À 37 ans elle a besoin de porter à nouveau un corset orthopédique pour soulager sa colonne et ce pendant 5 mois. Cette fois il est en métal et non en plâtre. En plus de cette souffrance physique, Frida Kahlo souffre moralement depuis son mariage en 1929 des infidélités répétées de son époux Diego Rivera. Marié, divorcé puis marié à nouveau, le couple se déchire. Lire une analyse ici dont j’ai tiré le commentaire ci-dessus. Les clous visibles sur le corps et le tissu qui enveloppe comme un piédestal le personnage semblent une référence au crucifié du retable d’Issenheim (1512-1516) de Matthias Grünewald. Ce retable ne fait pas partie de la liste du BO ; en revanche Le Christ mort (1522) de Hans Holbein le Jeune (Kunstmuseum de Bâle) y figure. On peut lire l’extrait du commentaire d’André Suarès sur ce tableau dans l’article de Wikipédia.

Document 2. Michel-Ange, (1475-1564), détail du Jugement dernier (1541).

Saint Barthélemy portant la dépouille de sa propre peau
Le Jugement dernier, Michel-Ange (1541).
© Wikicommons

Saint Barthélemy tenant dans la main droite le couteau de son martyre et dans la main gauche sa peau écorchée. Le visage du saint ressemblerait à celui de Pierre l’Arétin jaloux et critique de l’œuvre de Michel-Ange. Le visage de l’écorché serait un autoportrait de Michel-Ange, âgé alors de 66 ans et traversant une période de doute. À gauche se tient Saint Laurent, l’autre saint patron de Rome. Cf. article de Wikipédia sur Le Jugement dernier, et analyse de cette fresque dans cet article. Selon Loren Partridge dans un beau livre intitulé Le Jugement dernier (Robert Laffont, 1997) : « En se représentant sous les traits de la seule âme qui ait subi le dépeçage, et qui soit dépourvue de chair, parmi les élus qui se présentent devant le Jugement dernier, il suggère la désillusion à l’égard de son corps vieillissant et son sentiment d’indignité à l’idée d’affronter Dieu ». Le fait que les deux martyrs aient un corps intact exprime « la croyance selon laquelle, en dépit d’une mutilation physique ou d’un démembrement, l’âme en résurrection serait à nouveau enveloppée de chair, et l’empreinte de son corps physique individuel, intacte » « Bartholomé agit comme intercesseur de Michel-Ange, plaidant la cause de son salut devant le Christ, exprimant l’espoir, révélé par d’autres poèmes [de Michel-Ange], d’être en mesure de se défaire de sa « prison terrestre » et d’être régénéré pour l’éternité. Le portrait fait également office de signature, suggérant en fait le désir de Michel-Ange de soumettre la fresque elle-même à justification. L’artiste fait l’offrande, avec crainte et humilité, comme s’il s’agissait d’une bonne œuvre, de l’énorme sacrifice de soi intellectuel et physique requis par la conception et l’exécution de ce dithyrambe à la majesté du Christ » (p. 143). Voir aussi la célèbre statue de Saint Barthélemy du Duomo de Milan.
Document 3. Salvador Dali (1904-1989), Autoportrait mou avec du lard grillé (1941).

Salvador Dali (1904-1989), Autoportrait mou avec du lard grillé (1941)
© Wikicommons / Théâtre-musée Dalí de Figueres

Autoportrait mou avec du lard grillé (Théâtre-musée Dalí de Figueres) est un « autoportrait antipsychologique » où, au lieu de représenter l’intérieur, la psychologie, Dali s’est attaché à représenter l’extérieur, un « gant de moi-même ». Salvador Dali rappelait le morceau de peau pendante par lequel Michel-Ange se représenta lui-même dans la chapelle Sixtine du Vatican et il défendait que l’élément le plus consistant dans notre représentation n’est ni l’esprit ni la vitalité, mais notre propre peau.
Expression personnelle : sous une forme libre (photo, dessin, vidéo, sculpture, chorégraphie… + texte ou texte seul), réalisez votre autoportrait, jeune ou âgé, ou les deux. Si vous choisissez une forme plastique, ajoutez un texte explicatif, ou présentez-le à la classe sous forme d’exposé.

La nudité

 Étant un non-possesseur de télévision, il m’arrive de jeter un œil sur ce monde étrange lorsque je loge dans un hôtel. En octobre 2018 à Berlin, je suis tombé sur une émission de télévision fort originale. Naked Attraction est une émission anglaise qui a essaimé en Allemagne. Le concept ? Il s’agit d’une émission de rencontres inversées. De jeunes célibataires des deux sexes en général assez beaux, minces et valides mais pas trop sophistiqués font connaissance nus, et après élimination des candidats, les heureux élus finissent par se rencontrer habillés dans une soirée. Ce qui est intéressant à mon sens est la stricte égalité entre les sexes. Pour une fois la nudité masculine est exhibée au même titre que celle des femmes. L’autre intérêt est que la nudité y est considérée comme… naturelle, et ne fait l’objet d’aucun scandale. Nous sommes bien (pour l’instant) dans deux pays protestants. Nul doute que cela scandaliserait certains de vos étudiants. Je l’ai évoqué brièvement devant une classe, et l’une des étudiantes a déclaré qu’elle espérait que cela ne viendrait jamais en France, « pour éviter que des enfants voient ça ». Réaction classique en terre catholique. Je songe à mon expérience des jjimjilbang en Corée du Sud, où justement, puisque l’argument imparable était celui « des enfants », l’on voit des enfants bichonnés par leurs parents dans un environnement de nudité édénique. Mais faites-vous une idée en visionnant une émission. Je n’ai trouvé que la version anglaise. Comme dans les blasons, le corps est d’abord morcelé des pieds à la tête, avant que la rencontre ne reconstitue le puzzle. On remarquera aussi la fréquence des tatouages et piercings, dont j’ignore si elle a un sens statistique ou si les sélectionneurs favorisent ce type de corps pour le spectaculaire. Mais continuons sur la nudité (en plus du corpus 1 sur la perfections du corps humain qui explore déjà ce thème). Ce sont des suggestions que je n’ai pas expérimentées en classe.

 Texte de Jean de Léry sur la nudité. Extrait de Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, chapitre VIII : « Du naturel, force, stature, nudité, disposition et ornements du corps, tant des hommes que des femmes sauvages Brésiliens, habitant en l’Amérique : entre lesquels j’ai fréquenté environ un an »
« Nudité des Américaines moins à craindre que l’artifice des femmes de par-deçà »
Toutefois avant que clore ce chapitre, ce lieu-ci requiert que je réponde, tant à ceux qui ont écrit, qu’à ceux qui pensent que la fréquentation entre ces sauvages tout nus, et principalement parmi les femmes, incite à lubricité et paillardise. Sur quoi je dirai en un mot, qu’encore vraiment qu’en apparence il n’y ait que trop d’occasion d’estimer qu’outre la déshonnêteté de voir ces femmes nues, cela ne semble aussi servir comme d’un appât ordinaire à convoitise : toutefois, pour parler selon ce qui s’en est communément aperçu pour lors, cette nudité ainsi grossière en telle femme est beaucoup moins attrayante qu’on ne croirait. Et partant, je maintiens que les attifets, fards, fausses perruques, cheveux tortillés, grands collets fraisés, vertugales, robes sur robes, et autres infinies bagatelles dont les femmes et les filles de par-deçà se contrefont et n’ont jamais assez, sont sans comparaison, cause de plus de maux que n’est la nudité ordinaire des femmes sauvages : lesquelles cependant, quant au naturel, ne doivent rien aux autres en beauté. Tellement que si l’honnêteté me permettait d’en dire davantage, me vantant de bien résoudre toutes les objections qu’on pourrait amener au contraire, j’en donnerais des raisons si évidentes que nul ne les pourrait nier. Sans donc poursuivre ce propos plus avant, je me rapporte de ce peu que j’en ai dit à ceux qui ont fait le voyage en la terre du Brésil, et qui comme moi ont vu les unes et les autres.
Ce n’est pas cependant que contre ce que dit la Sainte Écriture d’Adam et Ève, lesquels après le péché, reconnaissant qu’ils étaient nus furent honteux, je veuille en quelque façon que ce soit approuver cette nudité : plutôt détesterai-je les hérétiques qui contre la loi de nature (laquelle toutefois quant à ce point n’est nullement observée entre nos pauvres Américains) l’ont autrefois voulu introduire par-deçà.
Mais ce que j’ai dit de ces sauvages est pour montrer qu’en les condamnant si austèrement, de ce que sans nulle honte ils vont ainsi le corps entièrement découvert, nous excédant en l’autre extrémité, c’est-à-dire en nos bombances, superfluités et excès en habits, ne sommes guère plus louables. Et plût à Dieu, pour mettre fin à ce point, qu’un chacun de nous, plus pour l’honnêteté et nécessité, que pour la gloire et mondanité, s’habillât modestement.

Dans le tome II de l’édition Pléiade de Histoire de ma vie, de passage à Berne, Casanova raconte qu’il se rend aux bains, où d’accortes servantes s’enferment nues avec les clients dans des cabines. Comme la sienne est fort jolie mais qu’il ne se la fait pas, il en disserte plaisamment :
« J’avais déjà vu, quoique sans m’y arrêter, que cette servante avait tout ce qu’un amant passionné se figure de plus beau dans un objet dont il est épris. Il est vrai que je sentais que ses mains n’étaient pas douces, et qu’il se pouvait que sa peau au tact ne le fût pas non plus, et je ne voyais pas sur son visage l’air distingué que nous appelons de noblesse, et le riant que l’éducation donne pour annoncer la douceur, ni le fin regard qui indique des sous-entendus, ni les grimaces agréables de la réserve, du respect, de la timidité et de la pudeur. À cela près ma Suissesse à l’âge de dix-huit ans avait tout pour plaire à un homme qui se portait bien, et qui n’était pas ennemi de la nature ; mais malgré cela elle ne me tentait pas.
Eh quoi ! Me disais-je ; cette servante est belle, ses yeux sont bien fendus, ses dents sont blanches, l’incarnat de son teint est le garant de sa santé, et elle ne me fait aucune sensation ? Je la vois toute nue, et elle ne me cause la moindre émotion ? Pourquoi ? Ce ne peut être parce qu’elle n’a rien de ce que la coquetterie emprunte pour faire naître l’amour. Nous n’aimons donc que l’artifice, et le faux, et le vrai ne nous séduit plus lorsqu’un vain appareil n’en est pas l’avant-coureur. Si dans l’habitude que nous nous sommes faite d’aller vêtus, et non pas tout nus, le visage qu’on laisse voir à tout le monde est ce qui importe le moins, pourquoi faut-il qu’on fasse devenir ce visage le principal ? Pourquoi est-ce lui qui nous fait devenir amoureux ? Pourquoi est-ce sur son témoignage unique que nous décidons de la beauté d’une femme, et pourquoi parvenons-nous jusqu’à lui pardonner, si les parties qu’elle ne nous montre pas sont tout le contraire de ce que la jolie figure nous les a fait juger ? Ne serait-il pas plus naturel et plus conforme à la raison, et ne vaudrait-il pas mieux aller toujours avec le visage couvert, et le reste tout nu, et devenir amoureux ainsi d’un objet, ne désirant autre chose pour couronner notre flamme qu’une physionomie qui répondrait aux charmes qui nous auraient déjà fait devenir amoureux ? Sans doute cela vaudrait mieux, car on ne deviendrait alors amoureux que de la beauté parfaite, et on pardonnerait facilement quand à la levée du masque on trouverait laid le visage que nous nous serions figuré beau. Il arriverait de là que seules les femmes qui auraient une figure laide seraient celles qui ne pourraient jamais se résoudre à la découvrir, et que les seules faciles seraient les belles ; mais les laides ne nous feraient pas au moins soupirer pour la jouissance : elles nous accorderaient tout pour n’être pas forcées à se découvrir, et elles n’y parviendraient à la fin que lorsque par la jouissance de leurs véritables charmes elles nous auraient convaincus que nous pouvons facilement nous passer de la beauté d’une figure. Il est d’ailleurs évident et incontestable que l’inconstance en amour n’existe qu’à cause de la diversité des figures. Si on ne les voyait pas l’homme se conserverait toujours amoureux constant de la première qui lui aurait plu ».
 Voici un plaidoyer pour la nudité sous la plume du jeune Flaubert, dans Par les champs et par les grèves (1847).
« Les jeunes garçons nus sortaient du bain ; ils allaient s’habiller sur le galet où ils avaient laissé leurs vêtements et, de leurs pieds qui n’osaient, s’avançaient sur les cailloux. Lorsque, voulant passer leur chemise le linge se collait sur leurs épaules mouillées, on voyait le torse blanc qui serpentait d’impatience, tandis que la tête et les bras restant voilés, les manches voltigeaient au vent et claquaient comme des banderoles.
Près de nous passa un homme dont la chevelure trempée tombait droite autour de son cou. Son corps lavé brillait. Des gouttes perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire, et il secouait ses cheveux pour en faire tomber l’eau. Sa poitrine large où un sillon velu lui courait sur le thorax, entre des muscles pleins carrément taillés, haletait encore de la fatigue de la nage et communiquait un mouvement calme à son ventre plat, dont le contour vers les flancs était lisse comme l’ivoire. Ses cuisses nerveuses, à plans successifs, jouaient sur un genou mince qui, d’une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste, terminée par un pied cambré à talon court et dont les doigts s’écartaient. II marchait doucement sur le sable.
Oh ! que la forme humaine est belle quand elle apparaît dans sa liberté native, telle qu’elle fut créée au premier jour du monde ! Où la trouver, masquée qu’elle est maintenant et condamnée pour toujours à ne plus apparaître au soleil ? Ce grand mot de nature que l’humanité tour à tour a répété avec idolâtrie ou épouvante, que les philosophes sondaient, que les poètes chantaient, comme il se perd ! comme il s’oublie ! Loin des tréteaux où l’on crie et de la foule où l’on se pousse, s’il y a encore çà et là sur la terre des cœurs avides que tourmente sans relâche le malaise de la beauté, qui toujours sentent en eux ce désespérant besoin de dire ce qui ne se peut dire et de faire ce qui se rêve, c’est là, c’est là pourtant, comme à la patrie de l’idéal, qu’il leur faut courir et qu’il faut vivre. Mais comment ? par quel chemin ? L’homme a coupé les forêts, il bat les mers, et sur ses villes le ciel fait les nuages avec la fumée de ses foyers. La gloire, sa mission, disent d’autres, n’est-elle pas d’aller toujours ainsi, attaquant l’œuvre de Dieu, gagnant sur elle ? II la nie, il la brise, il l’écrase, et jusque dans ce corps dont il rougit et qu’il cache comme le crime.
L’homme étant ainsi devenu ce qu’il y a de plus rare et de plus difficile à connaître (je ne parle pas de son cœur, ô moralistes !), il en est résulté que l’artiste ignore la forme qu’il a et les qualités qui la font belle. Quel est le poète d’aujourd’hui, parmi les plus savants, qui sache ce que c’est que la femme ? Où en aurait-il jamais vu, le pauvre diable ? Qu’en a-t-il pu apprendre dans les salons, à travers le corset ou la crinoline, ou dans son lit même, s’il y a songé, pendant les entractes du plaisir ?
La plastique cependant, mieux que toutes les rhétoriques du monde, enseigne à celui qui la contemple la gradation des proportions, la fusion des plans, l’harmonie enfin ! Les races antiques, par le seul fait de leur existence, ont ainsi détrempé sur les œuvres des maîtres la pureté de leur sang avec la noblesse de leurs attitudes. J’entends confusément dans Juvénal des râles de gladiateurs, Tacite a des tournures qui ressemblent à des draperies de laticlave, et certains vers d’Horace ont des reins d’esclave grecque, avec des balancements de hanche et des brèves et des longues qui sonnent comme des crotales » (p. 240).
 Découvrez sur YouTube (mais pas forcément avec vos étudiants…) la pub d’une version déjantée de l’opéra de Jean-Philippe Rameau Les Indes Galantes (1735), par Laura Scozzi (mise en scène) et Christophe Rousset (direction). L’homme avant puis après la Faute. On peut suivre le livret ici, mais les paroles en français sont parfois compréhensibles. Il faut être sensible à l’humour de la mise en scène, et il faudra faire accepter aux khmèr.e.s la pudeur du XXIe siècle que primo, cet opéra est plutôt un précurseur d’Offenbach que de Wagner, secundo, la nudité des acteurs et chanteurs correspond aux us et coutumes de cette époque de l’histoire de l’art. Mais les gens ne savent plus, comme Victor Hugo, regarder les statues dans les rues :
« Parfois j’étais obscène à force d’innocence.
Mon regard violait la vague nudité
Des déesses, debout sous les feuilles l’été ;
Je contemplais de loin ces rondeurs peu vêtues,
Et j’étais amoureux de toutes les statues. »
Lire cette critique de Raphaël de Gubernatis.

Textes divers

On pourra s’amuser à opposer le Sonnet XII de Shakespeare, traduction François-Victor Hugo, à « L’union libre » (1931) d’André Breton (1896-1966), lequel contraste aussi bien avec le surréalisme plus sobre de Paul Éluard dans « La dame de carreau » (Les Dessous d’une vie), (1926). Et puis, n’ayons pas peur d’amener face à tonton Shakespeare les comparaisons fuligineuses du Cantique des cantiques, que vous trouverez par ici et par là.
Shakespeare
« Les yeux de ma maîtresse n’ont rien de l’éclat du soleil. Le corail est beaucoup plus rouge que le rouge de ses lèvres ; si la neige est blanche, certes sa gorge est brune. S’il faut pour cheveux des fils d’or, des fils noirs poussent sur sa tête.
J’ai vu des roses de Damas, rouges et blanches, mais je n’ai pas vu sur ses joues de roses pareilles : et certains parfums ont plus de charme que l’haleine qui s’exhale de ma maîtresse.
J’aime à l’entendre parler, et pourtant je sais bien que la musique est beaucoup mieux harmonieuse. J’accorde que je n’ai jamais vu marcher une déesse : ma maîtresse, en se promenant, reste pied à terre.
Et cependant, par le ciel ! je trouve ma bien-aimée aussi gracieuse que toutes les donzelles calomniées par une fausse comparaison. »
Breton
« Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d’éclairs de chaleur
À la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d’étoiles de dernière grandeur
Aux dents d’empreintes de souris blanche sur la terre blanche
À la langue d’ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d’hostie poignardée
À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
À la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d’écriture d’enfant
Aux sourcils de bord de nid d’hirondelle
Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre […]

Ira-t-on jusqu’à proposer une réflexion sur la représentation du corps féminin dans l’art, en opposant par exemple Celle qui fut la belle Heaulmière (1887) de Gustave Rodin (cf. ci-dessus) à Pygmalion et Galatée (1890) de Jean-Léon Gérôme ? Ceci en prélude aux brillantes analyses de Bruno Rigolt dans son article « Les dystopies du corps : Corps en crise, crise du corps ».

Voici un extrait d’Éloge de l’ombre, de Jun’ichirō Tanizaki (1933) traduit du japonais par René Sieffert, publications orientalistes de France, pp. 72-76 : « Comme on le sait, au théâtre de bunraku, les poupées féminines ne sont rien d’autre qu’une tête et des mains. La robe à longue traîne étant censée recouvrir le tronc et les jambes, il suffit que les animateurs y introduisent leurs mains pour donner l’illusion du mouvement ; j’estime pour ma part que ce procédé approche de très près la vérité, car les femmes d’autrefois n’avaient d’existence réelle qu’au-dessus du col et au bout des manches, le reste disparaissait entièrement dans l’obscurité. En ces temps-là, les femmes des milieux supérieurs à la classe moyenne ne sortaient que très rarement, et encore n’était-ce que recroquevillées tout au fond d’un palanquin, de peur que de la rue l’on ne les puisse apercevoir ; il n’est donc nullement exagéré de dire que, généralement confinées dans une pièce de leurs sombres demeures, jour et nuit tout entières ensevelies dans l’obscurité, elles ne révélaient leur existence que par leur visage. […] Ma mère était toute petite, cinq pieds à peine, mais elle n’était pas la seule, car c’était la taille habituelle des femmes de ce temps-là. À la limite, l’on pourrait dire que ces femmes étaient désincarnées. De ma mère je revois le visage, les mains, vaguement les pieds, mais ma mémoire n’a rien conservé qui se rapportât au reste du corps.
À ce propos, il me vient à l’esprit le torse de la fameuse statue de Kannon du Chûgû-ji : n’est-elle pas le nu type de la femme japonaise d’autrefois ? Cette poitrine plate comme une planche à laquelle s’attachent des seins d’une minceur de papier, cette taille à peine moins épaisse que la poitrine, ces hanches, cette croupe, ce dos tout droit, ce tronc tout entier étroit et mince au point d’en être disproportionné par rapport au visage et aux membres, cette absence d’épaisseur qui, plutôt qu’un être de chair, évoque la raideur d’une bille de bois, n’était-ce pas là dans l’ensemble la structure du corps féminin de jadis ? Aujourd’hui encore, il arrive parfois que l’on rencontre des femmes au torse bâti de la sorte, parmi les vieilles dames des familles traditionalistes, ou parmi les geisha.
À cette vue, je pense irrésistiblement au bâton qui constitue l’armature des poupées. En vérité, le torse est alors un support destiné à recevoir le costume, et rien de plus. Ces femmes dont le torse est ainsi réduit à l’état de support, elle sont faites d’une superposition de je ne sais combien d’épaisseurs de soie ou de coton, et si on les dépouillait de leurs vêtements, il ne resterait d’elles, comme pour les poupées, qu’un bâton ridiculement disproportionné. Jadis, cela pouvait passer, car pour ces femmes qui vivaient dans l’ombre et n’étaient rien d’autre qu’un visage blanchâtre, point n’était besoin qu’elles eussent un corps. Et, à tout prendre, pour ceux qui chantent la triomphante beauté de la chair de la femme moderne, il doit être bien difficile d’imaginer la beauté fantomatique de ces femmes-là. »

Cinéma

J’ai choisi trois films, dont le premier ne figure pas dans la liste du BO, mais me semble tellement imprégner les deux autres, que je le trouve indispensable, d’autant qu’il suscitera des réflexions utiles sur le thème du corps naturel. Le motif transversal entre ces 3 films est l’homme tronc.
Étude d’un film : La Monstrueuse Parade (Freaks) (1931), de Tod Browning
 Visionner le film sur Dailymotion.

La Monstrueuse Parade (1931), Tod Browning
Daisy et Violet Hilton
© Tod Browning / Metro-Goldwyn-Mayer

Tod Browning (1880-1962) est un cinéaste étasunien, auteur entre autres de L’Inconnu (1927), À l’ouest de Zanzibar (1928), ainsi que du premier film intitulé Dracula (1931), avec Bela Lugosi (acteur que l’on peut voir aussi dans Louis ou Louise (Glen or Glenda), d’Ed Wood (1953)). Tod Browning a toujours été fasciné par le handicap et la tératologie. Il connaissait l’univers du cirque avant de passer au cinéma, et son acteur fétiche, Lon Chaney, lui-même né de parents sourds, a plusieurs fois incarné des personnages infirmes pour Tod Browning. Le projet de La Monstrueuse Parade découle d’une sorte de surenchère dans le genre fantastique qui connaissait un grand succès en ce début des années 1930, avec Dracula et l’annonce de la sortie de Frankenstein de James Whale (1931). Le spectateur est pris au piège, car si au début il peut croire que certains acteurs sont issus de trucage (le demi-homme ; les sœurs siamoises), il doit vite se rendre à l’évidence que l’« horreur » est une part de la réalité que l’on ne voyait à cette époque que dans les cirques, à l’exception du seul trucage qui touche par ironie du sort la star du film, la méchante.
Questions :
1. Faites une recherche par Internet (notamment l’article de Wikipédia) sur l’un des acteurs handicapés. Faites un commentaire sur sa participation au film.
2. Choisissez l’un des photogrammes du document joint (et de la photo ci-dessus). Racontez la scène, et tirez-en une remarque personnelle sur le thème du corps.
3. Que pensez-vous du personnage de Cléopâtre et de sa transformation finale ? Quel message a voulu faire passer Tod Browning à travers ce film ?

La Monstrueuse Parade, Tod Browning.
© altersexualite.com


Étude d’un film : Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny got his gun) (1971), de Dalton Trumbo
Dalton Trumbo (1905-1976) a été l’un des « Dix d’Hollywood », un groupe de professionnels du cinéma qui refusèrent de témoigner devant la commission de la Chambre des Représentants sur les activités anti-américaines lors de la commission d’enquête de 1947 sur les influences communistes dans l’industrie cinématographique. Inscrit sur la liste noire, il ne peut dès lors plus travailler, du moins officiellement. Cependant, sous divers prête-noms, il continua à signer des scénarios, et remporta même à deux reprises l’Oscar de la meilleure histoire originale, en 1954 & en 1957, pour Vacances romaines de William Wyler, puis pour Les Clameurs se sont tues d’Irving Rapper. Ses autres scénarios les plus célèbres sont Exodus (Otto Preminger, 1960) & Spartacus (Stanley Kubrick, 1960).
Argument : Johnny s’en va-t-en guerre est l’adaptation par D. Trumbo de son propre roman paru en 1939. Il raconte histoire de Joe Bonham (incarné à l’écran par Timothy Bottoms), soldat américain envoyé au front en Europe durant la Première Guerre mondiale. Il se réveille dans un lit d’hôpital, et au fur et à mesure de sa sortie de l’inconscience, il réalise avec horreur qu’il est amputé des quatre membres, sourd, aveugle, muet, sous respirateur artificiel… Les médecins le considèrent comme décérébré & envisagent de l’utiliser comme objet d’étude pour soigner d’autres blessés. Seul au monde, coupé du reste de l’humanité, il se remémore sa jeunesse, les instants avant son départ pour la guerre.
 Lecture conseillée : article de Loesha. Cet article m’a fait connaître un manga, La Chenille, de Suehiro Maruo (Le Lézard noir, 2009), dont voici une illustration, p. 52. Il s’agit d’un soldat amputé suite à des combats en Sibérie. Il a la « chance » de survivre, à la charge de son épouse qui persiste à l’aimer et à faire l’amour avec lui, ce qui constitue sa seule raison de vivre. Lui aussi trouve un moyen pour communiquer avec sa femme, différent de celui du soldat du film.

La Chenille, Suehiro Maruo, Le Lézard noir, 2009
© Le Lézard noir

Dalton Trumbo présente son film comme un acte militant : « Écrivez à l’armée, à l’aviation, à la marine, aux hôpitaux militaires et navals, au bureau du médecin-chef dirigeant le service de santé, et vous serez étonnés de ce que vous n’apprendrez pas. Le « Rapport du médecin dirigeant le service de santé statistiques médicales de l’armée des États-Unis » cessa de paraître en 1954. La Bibliothèque du Congrès nous informe que la section militaire relevant du médecin-chef du Service de la santé « ne possède pas de statistiques des amputés ayant perdu un ou plusieurs membres ».
Ou bien le gouvernement n’y attache pas d’importance ou bien, selon les paroles d’un organisateur des réseaux de la télévision nationale, si l’État sait exactement combien de tonnes de bombes ont été lâchées, il ne sait pas au juste combien de bras et de jambes ses hommes ont perdu. À défaut de données concrètes, nous pouvons du moins établir des statistiques par comparaison.
La guerre du Vietnam nous a valu proportionnellement huit fois plus de paralytiques que la Seconde Guerre mondiale, trois fois plus de mutilés de guerre à 100 %, 35 % de plus d’amputés.
Le sénateur Cranston, de l’État de Californie, en conclut que sur cent combattants touchant une pension de guerre pour blessures reçues sur le front du Vietnam 12,4 sont mutilés à 100 %. À 100 %. Cela nous fait combien au juste de morts-vivants ? Nous ne le savons pas. Nous ne le demandons pas. »
Questions :
1. Recherchez sur CNTRL, Wikipédia ou Wiktionnaire, le sens de ces 2 opérations rares subies par Joe : « colostomie » & « cystotomie », et expliquez leur étymologie.
3. Ce film peut faire allusion à trois guerres du XXe siècle. Lesquelles, et qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?
2. Justifiez l’emploi du Noir & Blanc et de la couleur.
4. À deux reprises, le personnage entre dans des salles dont le nom inscrit sur la porte est « utility room » (buanderie), et « shipping room » (salle d’expédition). Quel commentaire en tirez-vous ?
5. Racontez la scène dans laquelle une infirmière ouvre pour la première fois les fenêtres de la salle où Joe est confiné. Que se passe-t-il ?
Commentaire : le mot « freaks » est utilisé dans la superbe scène, vers la fin du film, où Joe tente de communiquer avec l’équipe médicale. Il leur demande de le laisser vivre comme les monstres (freaks) des cirques et des foires, que les gens paient pour voir. L’image superpose la tête de Joe vu de profil faisant des gestes saccadés pour s’exprimer en morse, à un défilé de cirque qui présente ses monstres. Vous pouvez visionner cette scène dans une version malheureusement doublée en espagnol.

Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny got his gun) (1971), Dalton Trumbo
© World Entertainment


 Voici un nouvel extrait de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788) extrait du « Discours sur la nature des animaux ». Édition de la Pléiade des Œuvres de Buffon, p. 441. « C’est donc l’action des objets sur les sens qui fait naître le désir, et c’est le désir qui produit le mouvement progressif. Pour le faire encore mieux sentir, supposons un homme qui dans l’instant où il voudrait s’approcher d’un objet, se trouverait tout à coup privé des membres nécessaires à cette action, cet homme auquel nous retranchons les jambes, tâcherait de marcher sur ses genoux ; ôtons-lui encore les genoux et les cuisses, en lui conservant toujours le désir de s’approcher de l’objet, il s’efforcera alors de marcher sur ses mains ; privons-le encore des bras et des mains, il rampera, il se traînera, il emploiera toutes les forces de son corps et s’aidera de toute la flexibilité des vertèbres pour se mettre en mouvement, il s’accrochera par le menton ou avec les dents à quelque point d’appui pour tâcher de changer de lieu ; et quand même nous réduirions son corps à un point physique, à un atome globuleux, si le désir subsiste, il emploiera toujours toutes ses forces pour changer de situation : mais comme il n’aurait alors d’autre moyen pour se mouvoir que d’agir contre le plan sur lequel il porte, il ne manquerait pas de s’élever plus ou moins haut pour atteindre à l’objet. Le mouvement extérieur et progressif ne dépend donc point de l’organisation et de la figure du corps et des membres, puisque, de quelque manière qu’un être fût extérieurement conformé, il ne pourrait manquer de se mouvoir, pourvu qu’il eut des sens et le désir de les satisfaire ».

Étude d’un film : RoboCop (1987), de Paul Verhoeven
Paul Verhoeven (né en 1938) est un cinéaste néerlandais. RoboCop date de sa période américaine où il a connu de grands succès internationaux. L’histoire se déroule à Détroit dans le Michigan, dans un avenir non précisé. La société est corrompue et criminalisée. L’officier de police Alex Murphy est brutalement assassiné par un gang de criminels, mais il est ramené à la vie par « l’Omni cartel des produits » (OCP) pour devenir le robot-policier du futur, le RoboCop. La devise de l’OCP est : « The future has a silver lining » (L’avenir a ses bons côtés).
Questions :
1. Faites des réflexions sur la place des femmes dans cette société du futur. Faites référence à au moins 3 scènes.
On attend des réflexions sur le rôle de Lewis (le fait de la nommer ainsi consiste à la traiter comme un homme), qui règle son compte à un homme énervé au commissariat, qu’un collègue ne parvenait pas à maîtriser, et cela ne donne lieu à aucun commentaire. Elle est toujours traitée d’égal à égal avec Murphy. Au contraire dans l’OCP, le haut de la hiérarchie est plutôt masculin ; Bob Morton se paie une soirée avec deux prostituées qui ne constitue pas un sommet de l’égalité des sexes. Dans Détroit, une femme est agressée sexuellement, et dans des émissions de TV, les femmes sont traitées de façon sexiste.
2. Montrez que les limites du robot ED 209 sont exposées avec humour. Faites référence à au moins 2 scènes.
Les concepteurs ne l’ont pas prévu pour résister à des situations pourtant simples : descendre un escalier ; résister à une arme de guerre qu’ils ont eux-mêmes fournie à leurs hommes de main pour détruire RoboCop. ED 209 expire avec des gargouillis infantiles.
3. Montrez en vous référant à au moins 3 scènes que RoboCop est à la frontière entre machine et humain.
Il rêve (ce qui n’était pas prévu par ses concepteurs) et a ainsi accès à des bribes de son passé humain. Il réagit de façon mécanique lors du sauvetage de la femme agressée, mais dès qu’une personne le reconnaît avec son identité humaine, cela le fait sortir de ses réflexes programmés. C’est ainsi qu’il recherche sa fiche au siège de la police, et visite son ancienne maison. Ses dernières paroles le montrent enfin souriant (donc humain) et proclamant son nom humain : « Murphy »).
4. Commentez le photogramme ci-dessous (au moins 6 lignes).
On attend une remarque sur l’expression faciale tendue de Murphy qui se découvre dans le miroir, à l’opposé de Lewis qui semble ravie. La tête sans casque de Murphy laisse apparaître son côté mi-robot, mi-humain. La scène suivante où Lewis le guide comme une mère son enfant pour qu’il exerce son tir sur des pots de nourriture pour bébé appuie sur l’interprétation d’une nouvelle naissance à l’état d’humain, avec un stade du miroir aussitôt dépassé par le dégommage des pots de bébé (on songe à la nourriture infecte ingurgitée par le cyborg dans Le Dernier de son espèce, d’Andreas Eschbach.

RoboCop (1987), Paul Verhoeven
© Orion Pictures

Parmi les autres films, je vous conseille une pépite méconnue, Le Mari à double face (Mighty Like a Moose) de Leo McCarey, court-métrage muet (23 minutes) avec Charley Chase, que l’on peut visionner ici. Histoire d’un couple dont chacun se fait opérer en secret d’une imperfection physique par un chirurgien esthétique, et qui ne se reconnaissent plus, d’où quiproquos, etc.

Ressources en vrac

 Ressources de l’académie de Reims.
 Site anonyme avec quelques cours sur le thème du corps.
 « Différence « honteuse » et chirurgie esthétique : entre l’autonomie subjective des sujets et l’efficacité du contexte normatif », article d’Anastasia Meidani pour Cairn.info : réflexions intéressantes sur le rapport de soi à son corps avant et après un acte chirurgical esthétique.
 Ni d’Ève ni d’Adam, documentaire de Floriane Devigne, France 2, octobre 2018.
 Ni fille ni garçon, documentaire québécois de Mireille Paris. Lire la présentation.
 Autres chansons sur le sujet : « Sarah » de Georges Moustaki, interprété par Serge Reggiani. « la mome catch catch », chantée par Fréhel.
 émission de France Culture « La greffe de tête : un jour possible ? », Matières à penser de René Frydman avec le philosophe Philippe Saint-Germain, auteur de La Greffe de tête (Éditions Liber, 2017). À ce propos, j’aime bien les réflexions de Bernard Andrieu à propos de l’homme augmenté (extrait anthologie Hatier p. 114). Il mentionne l’expérience du bateau de Thésée pour réfléchir sur un corps humain dont tous les éléments auraient été changés. Resterait-il le même être humain ? Voir un poème de Robert Vigneau qui va en ce sens.
 Documentaire La Disgrâce (2018) de Didier Cros : film consacré à cinq personnes dont le visage est défiguré pour une raison ou une autre.

Lionel Labosse


Voir en ligne : BTS : « Corps naturel, corps artificiel » sur le Bulletin officiel


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Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.


[1Ce dessin est un point de repère pour toutes les références de notre thème. Par exemple, lors de l’étude du film de Tod Browning Freaks (cf. infra), la tératologie étudie tout ce qui échappe complètement à ces proportions idéales.

[2Les étudiants noteront qu’à l’instar de nombreux aristocrates écrivains, l’usage est d’utiliser seulement le nom « Buffon », et non pas « Georges-Louis Leclerc » ni « Georges », ni même « Jojo » !