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Promenade à travers les mythes grecs, par un spécialiste
L’Univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines, de Jean-Pierre Vernant
Points Seuil, 1999, 252 p., 8,3 €.
samedi 13 novembre 2021, par
L’Univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines est un livre inscrit sur la liste du Bulletin officiel pour le thème de BTS « Dans ma maison » (2021-2023). C’est l’occasion pour moi de lire un livre de ce grand universitaire bardé de titres & de décorations, compagnon de la Libération, etc. Je n’ai pas bien compris ce qu’il fait dans cette liste, à part un petit nombre d’extraits qui auraient pu être spécifiés, comme c’est parfois le cas (Ulysse au foyer par exemple). C’est un livre intéressant qui présente de façon attrayante mais sérieuse la mythologie grecque pour les étudiants, et réserve quelques interprétations iconoclastes surprises pour ceux qui croyaient tout connaître.
Voici la définition du mythe : « Tout autre est le statut du mythe. Il se présente sous la figure d’un récit venu du fond des âges et qui serait déjà là avant qu’un quelconque conteur en entame la narration. En ce sens le récit mythique ne relève pas de l’invention individuelle ni de la fantaisie créatrice, mais de la transmission et de la mémoire. Ce lien intime, fonctionnel, avec la mémorisation rapproche le mythe de la poésie qui, à l’origine, dans ses manifestations les plus anciennes, peut se confondre avec l’élaboration mythique. Le cas de l’épopée homérique est à cet égard exemplaire. Pour tisser ses récits sur les aventures de héros légendaires, l’épopée opère d’abord sur le mode de la poésie orale, composée et chantée devant les auditeurs par des générations successives d’aèdes inspirés par la déesse Mémoire (Mnémosunè), et c’est seulement plus tard qu’elle fait l’objet d’une rédaction, chargée d’établir et de fixer le texte officiel » (p. 10). Vernant se fixe un cadre : « Comment en outre le chercheur pourrait-il oublier quand il se fait conteur, qu’il est aussi un savant en quête du soubassement intellectuel des mythes et que, dans son récit, il injectera celles des significations dont des études antérieures lui ont fait mesurer le poids ?
Je n’ignorais ni ces obstacles ni ces dangers. Pourtant, j’ai sauté le pas. J’ai essayé de raconter comme si la tradition de ces mythes pouvait se perpétuer encore. La voix qui autrefois, pendant des siècles, s’adressait directement aux auditeurs grecs, et qui s’est tue, je voulais qu’elle se fasse entendre de nouveau aux lecteurs d’aujourd’hui, et que, dans certaines pages de ce livre, si j’y suis parvenu, ce soit elle, en écho, qui continue à résonner » (p. 14).
L’origine de l’univers
Voici le premier des 8 chapitres, qui nous apporte d’abord une information sur Éros :
« Après Chaos et Terre apparaît en troisième lieu ce que les Grecs appellent Éros, qu’ils nommeront plus tard « le vieil Amour », représenté dans les images avec des cheveux blancs : c’est l’Amour primordial. Pourquoi cet Éros primordial ? Parce que, en ces temps lointains, il n’y a pas encore de masculin ni de féminin, pas d’êtres sexués. Cet Éros primordial n’est pas celui qui apparaîtra plus tard avec l’existence des hommes et des femmes, des mâles et des femelles. Dès lors, le problème sera d’accoupler des sexes contraires, ce qui implique nécessairement un désir de la part de chacun, une forme de consentement » (p. 17).
Épisode de la castration d’Ouranos : « Elle place ensuite cette faucille dans la main du jeune Cronos. Il est dans le ventre de sa mère, là où Ouranos s’unit à elle, il se tient aux aguets, en embuscade. Alors qu’Ouranos s’épanche en Gaïa, il attrape de la main gauche les parties sexuelles de son père, les tient fermement, et, avec la serpe qu’il brandit de la main droite, les coupe. Puis, sans se retourner, pour éviter le malheur que son acte pourrait provoquer, il jette par-dessus son épaule le membre viril d’Ouranos. De ce membre viril, tranché et expédié en arrière, tombent sur la terre des gouttes de sang, tandis que le sexe lui-même est projeté plus loin, dans le flot marin. Ouranos, au moment où il est châtré, pousse un hurlement de douleur et s’éloigne vivement de Gaïa. Il va alors se fixer, pour n’en plus bouger, tout en haut du monde. Ouranos, étant égal en taille à Gaïa, il n’est pas un lopin de terre qui ne trouve au-dessus de lui, quand on lève les yeux, un morceau équivalent de ciel » (p. 22).
C’est la naissance d’Aphrodite et d’Éros le nouveau. « Qu’advient-il du membre que Cronos a jeté dans la mer, dans Pontos ? Il ne sombre pas dans les flots marins, il surnage, il flotte et l’écume du sperme se mélange à l’écume de la mer. De cette combinaison écumeuse autour du sexe, qui se déplace au gré des flots, se forme une superbe créature : Aphrodite, la déesse née de la mer et de l’écume. Elle navigue pendant un certain temps puis prend pied sur son île, à Chypre. Elle marche sur le sable et, au fur et à mesure qu’elle avance, les fleurs les plus odorantes et les plus belles naissent sous ses pas. Dans le sillage d’Aphrodite, s’avançant à sa suite, Éros et Himéros, Amour et Désir. Cet Éros n’est pas l’Éros primordial, mais un Éros qui exige qu’il y ait désormais du masculin et du féminin. On dira parfois qu’il est le fils d’Aphrodite. Cet Éros a donc changé de fonction. Il n’a plus pour rôle, comme au tout début du cosmos, de faire venir à la lumière ce qui était contenu dans l’obscurité des puissances primordiales. Son rôle, à présent, est d’unir deux êtres bien individualisés, de sexe différent, dans un jeu érotique qui suppose une stratégie amoureuse avec tout ce que cela cela comporte de séduction, d’accord, de jalousie. Éros unit deux êtres différents pour qu’à partir d’eux naisse un troisième être qui ne soit identique ni à l’un ni à l’autre de ses géniteurs, mais qui les prolonge tous deux » (p. 26).
« À la différence d’Ouranos, Cronos ne bloque pas sa progéniture dans le ventre de la mère, mais dans son propre ventre. Ouranos obéit à sa pulsion d’Éros primordial qui l’immobilise, le fixe sur Gaïa ; au contraire, tout ce que fait Cronos est déterminé par sa volonté de garder le pouvoir, de rester le souverain. Cronos est le premier politique. Il est non seulement le premier roi des dieux, le premier roi de l’univers, mais il est aussi le premier à penser de manière rusée et politique par crainte d’être dépossédé de son sceptre » (p. 40).
« Zeus interroge Métis : « Peux-tu vraiment prendre toutes les formes, pourrais-tu être un lion qui crache du feu ? » Tout aussitôt, Métis devient une lionne qui crache du feu. Terrifiant spectacle. Zeus lui demande ensuite : « Est-ce que tu pourrais être aussi une goutte d’eau ? – Oui, bien sûr. – Montre-le-moi. » À peine s’est-elle transformée en goutte d’eau qu’il l’avale. Voilà Métis dans le ventre de Zeus. La ruse a encore opéré. Le souverain ne se contente pas d’avaler ses éventuels successeurs ; il incarne désormais, dans le cours du temps, dans le flux temporel, cette prescience rusée qui permet de déjouer à l’avance les plans de quiconque chercherait à le surprendre, à le devancer. Son épouse Métis, enceinte d’Athéna, se trouve dans son ventre. Athéna va donc sortir non pas du giron de sa mère mais de la grosse tête de son père, qui est devenue comme le ventre de Métis. Zeus pousse des hurlements de douleur. Prométhée et Héphaïstos sont appelés à la rescousse. Ils viennent avec une double hache, donnent à Zeus un bon coup sur le crâne et, avec un grand cri, Athéna sort de la tête du dieu, jeune vierge tout en armes, avec son casque, sa lance, son bouclier et sa cuirasse de bronze. Athéna, la déesse inventive, pleine d’astuce. En même temps, toute la ruse du monde est désormais concentrée dans la personne de Zeus. Il est à l’abri, plus personne ne pourra le surprendre. Voilà résolue cette grande question de la souveraineté. Le monde divin a un maître que rien ne peut plus mettre en cause, parce qu’il est la souveraineté même. Rien ne peut plus dès lors menacer l’ordre cosmique » (p. 44).
Je n’ai pas très bien compris la différence entre « Chaos », « Chthôn », « Cent-Bras », « Typhon ». Il semble que « Chthôn » soit le plus terrible de tous, mais ça ressemble à un scénario pour un Disney ! En tout cas une légende méconnue veut que Zeus se soit fait voler ses nerfs par Typhon. Or Cadmos, un musicien, va régler le problème : « C’est alors que Cadmos commence à jouer de la flûte. Typhon trouve sa musique admirable. Il l’écoute puis doucement s’assoupit et s’endort tout à fait. Il se souvient des histoires qui racontent comment Zeus fit enlever certains mortels pour qu’ils le charment par la musique et la poésie. » Cadmos pour faire une meilleure musique, demande des cordes pour sa lyre. Typhon lui donne les nerfs de Zeus, ce qui donne une musique formidable, mais sitôt Typhon assoupi, Cadmos rend les nerfs à Zeus, qui prend sa revanche.
De Prométhée à Pandora : la chiennerie au cœur du foyer !
Un des meilleurs passages de ce livre nous permet de relire le mythe de Prométhée : « Ce qui définit les humains, c’est qu’ils mangent le pain et la viande des sacrifices, et qu’ils boivent le vin de la vigne. Les dieux n’ont pas besoin de manger. Ils ne connaissent ni le pain, ni le vin, ni la chair des bêtes sacrifiées. Ils vivent sans se nourrir, n’absorbent que de pseudo-nourritures, le nectar et l’ambroisie, des nourritures d’immortalité. La vitalité des dieux est donc d’une autre nature que celle des hommes. Celle-ci est une sous-vitalité, une sous-existence, une sous-force : une énergie à éclipse. Il faut perpétuellement l’entretenir. À peine un être humain a-t-il fourni un effort qu’il se sent fatigué, épuisé, affamé. Autrement dit, dans la répartition opérée par Prométhée, la part la meilleure est bien celle qui, sous l’apparence la plus appétissante, cache les os dénudés. En effet, les os blancs représentent ce que l’animal ou l’être humain possède de véritablement précieux, de non mortel ; les os sont imputrescibles, ils forment l’architecture du corps. La chair se défait, se décompose, mais le squelette représente l’élément de constance. Ce qui n’est pas mortel, l’immuable, ce qui, par conséquent, s’approche le plus du divin. Aux yeux de ceux qui ont pensé ces histoires, les os sont d’autant plus importants qu’ils contiennent la moelle, ce liquide qui pour les Grecs, est en relation avec le cerveau et aussi avec la semence masculine. La moelle figure la vitalité d’un animal dans sa continuité, à travers les générations, elle assure la fécondité et la descendance. Elle est le signe qu’on n’est pas un individu isolé mais porteur d’enfants » (p. 73).
Un détail de l’histoire de Pandora m’a étonné : il évoque les « parures associées au corps féminin, les ornements, les bijoux, les soutiens-gorge, les couronnes ». L’article de Wikipédia signale effectivement des traces archéologiques de pièces de vêtements qui peuvent entrer dans la catégorie « soutiens-gorge », jusqu’au XVe siècle. Cela dit, plus elle est séduisante, moins Pandora est un cadeau ! « Mais la parole est donnée à cette femme, non pour dire le vrai et exprimer ses sentiments, mais pour dire le faux et camoufler ses émotions » (p. 80).
Tout change avec Pandora : « Mantenant l’humanité est double, elle n’est plus uniquement constituée du genre masculin. Elle est composée de deux sexes différents, tous deux nécessaires à la descendance humaine. À partir du moment où la femme est produite par les dieux, les hommes ne sont plus là d’emblée, ils naissent des femmes. Pour se reproduire, les mortels doivent s’accoupler. Ce qui déclenche un mouvement dans le temps qui est différent.
Pourquoi, selon les récits grecs, Pandora, la première femme, a-t-elle un cœur de chienne et un tempérament de voleur ? […] Les hommes ne disposent plus du blé et du feu comme ils le faisaient auparavant, tout naturellement, sans effort et en permanence. Le labeur fait dorénavant partie de l’existence ; les hommes mènent une vie difficile, étriquée, précaire. Ils doivent sans cesse se restreindre. Le paysan sur son champ s’échine et ne récolte pas grand-chose. Les hommes ne disposent jamais d’aucun bien en suffisance ; il leur faut donc être économes, prudents pour ne pas dépenser plus que nécessaire. Or, cette Pandora, comme tout le gênos, toute la « race », des femmes féminines qui en est issue, a justement comme caractéristique d’être toujours insatisfaite, revendicatrice, incontinente. Elle ne se satisfait pas du peu qui existe. Elle veut être rassasiée, comblée. C’est ce qu’exprime le récit en précisant qu’Hermès a mis en elle un esprit de chienne. Sa chiennerie est de deux ordres. C’est d’abord une chiennerie alimentaire. Pandora a un appétit féroce, elle n’arrête pas de manger, elle doit toujours être à table. Peut-être a-t-elle un vague souvenir ou le rêve de cette époque bénie de l’âge d’or, à Mékoné, où, en effet, les humains étaient toujours à table sans avoir rien à faire. Dans chaque foyer où se trouve une femme, c’est une faim insatiable qui s’installe, une faim dévorante. En ce sens, la situation est semblable à ce qui se passe dans les ruches. D’une part, il y a des abeilles laborieuses qui, dès le matin, s’envolent dans les champs, se posent sur toutes les fleurs et récoltent du miel qu’elles ramènent dans leur ruche. D’autre part, il y a les frelons qui ne quittent jamais le logis et qui, eux aussi, ne sont jamais rassasiés. Ils consomment tout le miel que les travailleuses ont patiemment récolté au-dehors. De même pour les maisons des humains, d’un côté, il y a les hommes qui transpirent dans les champs, s’échinent pour creuser les sillons, pour surveiller puis ramasser le grain, et, de l’autre côté, à l’intérieur des maisons, se trouvent les femmes qui, comme les frelons, avalent la récolte.
Non seulement elles avalent et épuisent toutes les réserves, mais c’est la raison principale pour laquelle une femme cherche à séduire un homme. Ce que veut la femme, c’est la grange. Avec l’habileté de ses propos séducteurs, de son esprit menteur, de ses sourires et de sa « croupe attifée », comme l’écrit Hésiode, elle joue au jeune célibataire le grand air de la séduction, parce que en réalité elle lorgne vers la réserve de blé. Et chaque homme, comme Épiméthée avant lui, tout ébaubi, émerveillé par ses apparences, se laisse capter.
Non seulement les femmes ont cet appétit alimentaire qui ruine la santé de leur mari, parce qu’il ne ramène jamais assez de nourriture à la maison, mais de plus elles ont également un appétit sexuel particulièrement dévorant. Clytemnestre ou d’autres épouses bien connues pour avoir trompé leur mari ne manquent pas de dire qu’elles ont été la chienne qui veille sur la maison. Bien entendu, ce tempérament de chienne est à entendre dans son sens sexuel.
Les femmes, même les meilleures, celles qui possèdent un caractère mesuré, ont ceci de particulier, racontent les Grecs, qu’ayant été fabriquées avec de la glaise et de l’eau leur tempérament appartient à l’univers humide. Alors que les hommes ont un tempérament qui est plutôt apparenté au sec, au chaud, au feu » (p. 83).
J’ai eu beaucoup de mal à dégoter une illustration qui attache Pandora à l’univers intime de la maison. Voici une gravure de Agostino Carracci (1557-1602), et nous avons de la chance car la plupart de ses gravures sont pornographiques, mais celle-ci est montrable !
Guerre de Troie & Odyssée
Vernant résume la guerre de Troie et l’Odyssée. Parmi les motifs que je n’avais jamais rencontrés, voici une alternative de l’histoire du talon d’Achille : Thétis ne voulait pas que ses enfants soient mortels, aussi les mettait-elle au feu pour les purifier de « cette humidité porteuse de corruption ». « Au moment où sa mère s’apprête à le mettre dans le feu, le père intervient et l’attrape. Le feu n’a touché que les lèvres de l’enfant et un os du talon, qui est mort. Pélée obtient du Centaure Chiron qu’il aille sur le mont Pélion et déterre le cadavre d’un Centaure extrêmement rapide à la course, qu’il prélève un talon sur le cadavre et le replace chez le petit Achille, qui dès son jeune âge court aussi vite qu’un cerf. C’est une première version. Une autre raconte que, pour le rendre immortel, comme elle ne pouvait pas le plonger dans le feu, Thétis l’a plongé dans l’eau du Styx, ce fleuve infernal qui sépare les vivants des morts. […] Achille n’est pas seulement le guerrier à la course rapide, il est aussi le combattant invulnérable aux blessures humaines sauf à un endroit, le talon, par où le trépas peut s’insinuer » (p. 112).
L’histoire du Cyclope nous offre un « home, sweet home » utile pour le thème « Dans ma maison ». Ulysse s’insinue avec douze de ses hommes chez le Cyclope, qui ne gobe pas ses histoires de naufrage, mais gobe deux de ses compagnons à chaque repas après leur avoir éclaté la tronche sur la paroi du rocher. Voilà six marins morts, et c’est le moment d’une discussion au coin du feu : « Le Cyclope est ravi. Lorsque Ulysse essaye de l’amadouer par des propos particulièrement mielleux, il s’établit entre eux une certaine forme d’hospitalité. Ulysse lui dit : « Je vais te faire un cadeau, qui, je le crois, te remplira de satisfaction. » Un dialogue naît, au cours duquel s’ébauche une relation personnelle, un rapport hospitalier. Le Cyclope se présente, il s’appelle Polyphème. C’est un homme qui parle d’abondance et connaît une grande renommée. Il demande à Ulysse son nom. Pour établir un rapport d’hospitalité, il est d’usage que chacun dise à l’autre qui il est, d’où il vient, quels sont ses parents et sa patrie. Ulysse lui déclare se nommer Outis, c’est-à-dire Personne. Il lui dit : « Le nom que me donnent mes amis et mes parents, c’est Outis. » Il y a là un jeu de mots parce que les deux syllabes de ou-tis peuvent se remplacer par une autre façon de dire, mè-tis. Ou et mè sont en grec les deux formes de la négation, mais si outis signifie personne, mètis désigne la ruse. Bien entendu, quand on parle de mètis, on pense aussitôt à Ulysse qui est précisément le héros de la mètis, de la ruse, de la capacité de trouver des issues à l’inextricable, de mentir, de rouler les gens, de leur raconter des balivernes et de se tirer d’affaire au mieux. « Outis, Personne, s’exclame le Cyclope, puisque tu es Personne, je vais moi aussi te faire un cadeau. Je te mangerai en dernier. » Là-dessus, Ulysse lui donne son cadeau, c’est une partie de ce vin que Maron lui avait confié et qui est un nectar divin. Le Cyclope en boit, le trouve merveilleux, s’en ressert. Gavé par les fromages, par les deux marins qu’il vient d’avaler, et enivré par le vin, il s’endort. Ulysse a le temps de faire rougir au feu un fort pieu d’olivier, qu’il a taillé en pointe. Chacun des marins survivants participe au travail de menuiserie, puis à la manœuvre qui consiste à ficher le pieu brûlant dans l’œil du Cyclope, qui se réveille en hurlant. Son œil unique est aveuglé. Le voici lui aussi livré à la nuit, à l’obscurité » (p. 122). La suite est connue…
Le retour d’Ulysse dans sa maison est pitoyable. « Au seuil du palais, il rencontre un autre mendiant, Iros, plus jeune que ne paraît Ulysse. Iros est le mendiant en titre, il est là depuis de longs mois, il reçoit les quolibets et les coups pendant que les prétendants festoient. Il s’adresse tout de go à Ulysse déguisé en mendiant, comme lui : « Mais qu’est-ce que tu fais là ? Fiche-moi le camp, c’est ma place, ne reste pas ici, tu n’auras rien. » Ulysse répond : « On verra bien. » Ils entrent ensemble. Les prétendants sont à table, en plein repas, les servantes leur servent à boire et à manger. Ils rient en voyant deux mendiants au lieu d’un. Iros commence à chercher querelle à Ulysse et les prétendants s’en amusent, se disant qu’Iros, étant plus jeune, va vaincre facilement l’autre, qui est vieux. Ulysse refuse d’abord la bataille, puis accepte de régler la querelle à coups de poing. Chacun regarde. Ulysse relève un peu sa tunique, et les prétendants découvrent que ce vieillard ramolli a des cuisses encore solides et que la fin du combat n’est pas si évidente. La bataille s’engage et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Ulysse assomme Iros, sans force, au milieu des exclamations joyeuses de toute l’assistance qui crie bravo. Ulysse jette Iros en dehors du Palais, mais ensuite il subit toute une série d’injures et d’humiliations : un des prétendants ne se contente pas de paroles. À travers la table, à toute volée, il lui envoie un pied de bœuf pour le blesser, il le touche à l’épaule et lui fait mal. C’est Télémaque qui calme le jeu, en déclarant : « Cet homme est mon hôte, je ne veux pas qu’il subisse d’injures ni de mauvais traitements » (p. 157).
Les prétendants sont expédiés, et le sort des servantes est à l’avenant : « Ulysse se renseigne pour savoir lesquelles de ses servantes ont dormi avec les prétendants et donne l’ordre de les punir. Comme des perdrix, on les attache en cercle au plafond, et elles sont toutes pendues » (p. 164).
La scène du lit conjugal est une scène incontournable pour le thème « dans ma maison » : On reproche à Pénélope son cœur de pierre. Mais elle a justement ce cœur d’airain qui lui a permis de résister à tout ce que les prétendants lui ont fait subir. « Si cet homme est bien le seul et l’unique Ulysse, nous nous retrouverons parce qu’il y a entre nous un signe secret et sûr, un signe irréfutable que nous sommes, lui et moi, seuls à connaître. » Ulysse sourit, il se dit que tout va bien. Comme elle est maligne, au soir couchant, elle demande à ses servantes d’apporter le lit de sa chambre pour Ulysse parce qu’ils ne vont pas dormir ensemble. À peine a-t-elle donné ces ordres qu’Ulysse voir rouge, il rentre dans une véritable fureur : « Quoi, apporter ici le lit ? Mais ce lit, on ne devrait pas pouvoir le déplacer ! – Pourquoi ? – Parce que, s’exclame Ulysse, ce lit, c’est moi qui l’ai construit ; je ne l’ai pas dressé mobile sur quatre pieds, un de ses pieds, c’est un olivier enraciné dans la terre, c’est sur cet olivier, taillé et coupé, à partir de lui, intact dans le sol, que j’ai bâti cette couche. Elle ne peut pas bouger. » À ces mots, Pénélope tombe dans ses bras : « Tu es Ulysse. »
Ce pied de lit, bien entendu, revêt des sens multiples. Il est fixe, immuable. L’immuabilité de ce pied de lit nuptial est l’expression de l’immuabilité du secret qu’ils partagent tous deux, celle de sa vertu à elle et de son identité à lui. En même temps ce lit où Pénélope et Ulysse se rejoignent, c’est aussi celui qui confirme et consacre le héros dans ses fonctions de roi d’Ithaque : le lit où dorment le roi et la reine est enraciné au plus profond de la terre d’Ithaque. Il représente les droits légitimes de ce couple à régner sur cette terre et à être un roi et une reine de justice, en rapport avec la fécondité du sol et des troupeaux. Mais encore, ce signe secret, qu’ils sont seuls à partager et à conserver en mémoire en dépit des années, évoque surtout ce qui les lie et fait d’eux un couple, l’homophrosunè, la communauté de pensée. Quand Nausicaa s’est laissée aller à évoquer devant lui son mariage, Ulysse lui a déclaré que l’homophrosunè était la chose la plus importante pour un homme et pour une femme quand ils vont se marier : le fait qu’il y ait accord de pensée et de sentiment entre l’époux et l’épouse. Et c’est cela que représente le lit nuptial » (pp. 166-7). L’histoire du lit occupe un passage du chant XXIII de l’Odyssée. Je n’ai pas réussi à en trouver la moindre illustration, mais voici Ulysse & Pénélope (1563) par Francesco Primaticcio, dit Le Primatice (1503-1570).
Dionysos, Penthée & Œdipe
Pour Vernant, la nature de Dionysos est double : « Les histoires le concernant prennent un sens un peu particulier quand on réfléchit à cette tension entre le vagabondage, l’errance, le fait d’être toujours de passage, en chemin, voyageur, et le fait de vouloir un chez-soi, où l’on soit bien à sa place, établi, où l’on ait été plus qu’accepté : choisi » (p. 172). Sa naissance est spectaculaire. Sa mère Sémélé a exigé de voir Zeus dans tout son éclat, ce qui l’a consumée. Zeus n’hésite pas une seconde, il enlève du corps de Sémélé, qui est en train de se consumer, le petit Dionysos, il se fait une entaille dans la cuisse, il s’ouvre la cuisse, il transforme sa cuisse en utérus féminin et y loge le petit Dionysos, qui est à ce moment-là un fœtus de six mois. Ainsi Dionysos sera doublement le fils de Zeus, il sera le « deux-fois-né ». Le moment venu, Zeus ouvre sa cuisse et le petit Dionysos en sort comme il a été extrait du ventre de Sémélè. L’enfant est bizarre, hors norme du point de vue divin, puisqu’il est à la fois le fils d’une mortelle et le fils de Zeus dans tout son éclat. Il est bizarre puisqu’il a été nourri en partie dans le ventre d’une femme et en partie dans la cuisse de Jupiter, la cuisse de Zeus » (p. 179).
La légende des Spartoi est connue. Ce sont les soldats qui naissent tout armés des dents d’un dragon que Cadmos jette par terre. « Ces guerriers, on les appelle les Spartoi, les Spartes, c’est-à-dire les semés. Ils sont nés de la terre, des autochtones. Ce ne sont pas des vagabonds, ils sont enracinés dans le sol, ils représentent le lien fondamental avec cette terre thébaine et ils sont tout entiers voués à la fonction guerrière » (p. 176). L’histoire de Penthée nous apprend la répartition des pouvoirs entre hommes et femmes : « Penthée incarne l’homme grec dans un de ses aspects majeurs, convaincu que ce qui compte, c’est une certaine forme aristocratique de tenue, de contrôle de soi, de capacité de raisonner. Et encore ce sentiment qu’on se donne à soi-même de ne jamais faire ce qui est bas, de savoir se dominer, ne pas être esclave de ses désirs ni de ses passions, attitude qui implique, en contrepartie, un certain mépris des femmes, vues, au contraire, comme s’abandonnant facilement aux émotions. Enfin, le mépris aussi de tout ce qui n’est pas grec, des Barbares d’Asie, lascifs, qui ont la peau trop blanche, parce qu’ils ne vont pas s’exercer au stade, qui ne sont pas prêts à endurer les souffrances nécessaires pour parvenir à cette maîtrise de soi. Autrement dit, Penthée nourrit l’idée que le rôle d’un monarque, c’est de maintenir un ordre hiérarchique où les hommes sont à la place qui leur revient, où les femmes restent à la maison, où les étrangers ne sont pas admis et où l’Asie, l’Orient passent pour être peuplés de gens efféminés, habitués à obéir aux ordres d’un tyran, alors que la Grèce l’est d’hommes libres. » (p. 185). Voici la scène terrible où Penthée, sur le conseil de Dionysos, se travestit pour assister au délire des femmes : « Tout d’un coup, le roi, le citoyen, le Grec, le mâle, s’habille comme le prêtre vagabond de Dionysos, il s’habille en femme, il laisse ses cheveux flotter, il se féminise, il devient semblable à cet Asiatique » (p. 187). Évidemment cet imbécile se penche un peu trop, ces dames font ployer l’arbre, il tombe et le voilà démembré. C’est ballot !
Voici maintenant l’affaire Œdipe, qui remonte à Laïos et à sa faute : « Laïos tombe amoureux de Chrysippe, un très beau jeune homme, qui est le fils de Pélops. Il lui fait une cour assidue, il l’emmène avec lui sur son char, il se comporte comme un homme plus âgé à l’égard d’un plus jeune, il lui apprend à être un homme, mais en même temps il essaie d’avoir avec lui une relation érotique à laquelle le fils du roi se refuse. Il semble même que Laïos se soit efforcé d’obtenir par la violence ce que la séduction et le mérite n’avaient pas réussi à lui donner. On raconte aussi que Chrysippe, indigné, scandalisé, se donne la mort. Toujours est-il que Pélops lance contre Laïos une imprécation solennelle en demandant que la lignée des Labdacides ne puisse pas se perpétuer, qu’elle soit vouée à l’anéantissement » (p. 195). Selon J.-P. Vernant, « Labdacos signifie « le boiteux » », et Laïos est un homme « gauche » (p. 195). « Laïos présente aussi une déviation, puisque, à l’âge où il pourrait penser à prendre une épouse, il se tourne vers ce jeune garçon. Mais, surtout, il gauchit le jeu amoureux en prétendant imposer par la violence ce que Chrysippe n’est pas prêt à lui offrir spontanément, il n’y a pas entre eux de réciprocité, de charis, d’échange amoureux. L’élan érotique, unilatéral, est bloqué. De plus, Laïos est l’hôte de Pélops, et cette relation d’hospitalité implique une réciprocité d’amitié, de dons et de contre-dons. Loin de payer en retour celui qui l’a accueilli, Laïos tente de prendre son fils contre son gré et provoque son suicide » (p. 196). Nouveau problème avec Jocaste : à cause des prédictions, Laïos est obligé de labourer à l’envers ! « Laïos épouse Jocaste. […] Le mariage de Laïos et de Jocaste est stérile. Laïos part à Delphes consulter l’oracle pour savoir ce qu’il doit faire pour avoir une progéniture, afin que le chemin de la souveraineté suive enfin une ligne droite. L’oracle lui répond : « Si tu as un fils, il te tuera et il couchera avec sa mère. » Laïos revient à Thèbes épouvanté. Il a avec sa femme des rapports tels qu’il est assuré qu’elle n’aura pas d’enfant, qu’elle ne tombera pas enceinte [1]. L’histoire raconte qu’un jour où Laïos est ivre, il se laisse pourtant aller à planter dans le champ de son épouse, pour parler comme les Grecs, une semence qui va germer. Jocaste met au monde un petit garçon. Les deux époux décident d’écarter, d’interrompre cette descendance et vouent le petit enfant à la mort » (p. 196).
On connaît la suite : « Depuis que Jocaste est veuve, elle incarne la souveraineté, mais c’est Créon qui a réellement le pouvoir en main. À ce titre il peut annoncer à Œdipe que, s’il vainc la Sphinge, la reine et la royauté du même coup lui reviendront. Œdipe affronte la Sphinge. Le monstre est sur son petit monticule, elle voit venir Œdipe et se dit qu’il est une belle proie. La Sphinge formule l’énigme suivante : « Quel est l’être, le seul parmi ceux qui vivent sur terre, dans les eaux, dans les airs, qui a une seule voix, une seule façon de parler, une seule nature, mais qui a deux pieds, trois pieds et quatre pieds, dipous, tripous, tetrapous ? » Œdipe réfléchit. Cette réflexion est peut-être facilitée pour un homme qui s’appelle Œdipe, Oi-dipous, « bipède », est inscrit dans son nom » (p. 201). La seule scène d’intérieur de la légende d’Œdipe est tragique : « À ce moment-là, il n’y a plus l’ombre d’un doute. Œdipe comprend. Comme un fou, il se précipite vers le palais pour voir Jocaste. Elle s’est pendue avec sa ceinture au plafond. Il la trouve morte. Avec les agrafes de sa robe, Œdipe se déchire les yeux, il s’ensanglante les deux globes oculaires » (p. 207). Voici l’interprétation de J.-P. Vernant :
« Dans ce récit, comment ne pas voir que l’énigme proposée par la Sphinge disait le destin des Labdacides ? Tous les animaux, qu’ils aient deux pieds ou quatre pieds, bipèdes ou quadrupèdes, sans parler des poissons qui n’ont pas de pieds, tous ont une « nature » qui reste toujours la même. De la naissance à la mort, pour eux pas de changement dans ce qui définit leur particularité d’être vivant. Chaque espèce a un statut, et un seul, une seule façon d’être, une seule nature. Tandis que l’homme connaît trois stades successifs, trois natures différentes. Il est d’abord un enfant, et la nature de l’enfant est différente de celle de l’homme fait. Aussi faut-il, pour passer de l’enfance à l’état adulte, subir des rituels d’initiation qui font franchir les frontières séparant les deux âges. On devient autre que soi, on entre dans un nouveau personnage dès lors que, d’enfant, on se retrouve adulte. De la même façon, et cela est encore plus vrai pour le roi, pour un guerrier, quand on est à deux pieds, on est quelqu’un, dont le prestige et la force s’imposent, mais, à partir du moment où l’on entre dans la vieillesse, on cesse d’être l’homme de l’exploit guerrier, on devient, au mieux, l’homme de la parole et du sage conseil, au pis, un lamentable déchet.
L’homme se transforme tout en restant le même au cours de ces trois stades. Or que représente Œdipe ? La malédiction portée contre Laïus interdisait toute naissance prolongeant la lignée des Labdacides. Quand il voit le jour, Œdipe endosse le rôle de celui qui n’aurait pas dû être là. Il vient à contretemps. L’héritier de Laïos est à la fois descendant légitime et procréation monstrueuse. Son statut est totalement boiteux. Voué à la mort, il s’en est sorti par miracle. Natif de Thèbes, éloigné de son lieu d’origine, il ignore, quand il y fait retour pour y occuper la plus haute charge, qu’il est revenu à son point de départ. Œdipe a donc un statut déséquilibré. En accomplissant ce parcours qui le ramène sur place dans le palais où il est né, Œdipe a mélangé les trois stades de l’existence humaine. Il a bouleversé le cours régulier des saisons, confondant le printemps du jeune âge avec l’été de l’adulte et l’hiver du vieillard. En même temps qu’il tuait son père, il s’identifiait à lui, en prenant sa place sur le trône et dans le lit de sa mère. Enfantant des enfants à sa propre mère, ensemençant le champ qui l’avait porté au jour, comme disaient les Grecs, il s’identifiait non seulement à son père, mais à ses propres enfants, qui sont tout à la fois ses fils et ses frères, ses filles et ses sœurs. Ce monstre dont parlait la Sphinge, qui est en même temps à deux, trois et quatre pieds, c’est Œdipe » (p. 209).
Et voici pour ce livre, très intéressant, mais dans lequel le thème « Dans ma maison » est secondaire !
Voici une analyse du tableau « Œdipe et le Sphinx » de François-Xavier Fabre. Un brave homme de peintre qui est né le 1er avril 1766, soit deux siècles jour pour jour avant votre humble serviteur. Quel grand homme !
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[1] On apprécie la périphrase et l’euphémisme pour « il la prend par derrière » !