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« La femme mariée » : une fée au logis ?

« La femme mariée », in Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, tome 2,

Gallimard, Folio essais, 1949, 504 p., 11,5 €

samedi 9 octobre 2021, par Lionel Labosse

Cela fait dix ans que j’avais lu et consacré un article au tome 1 du Deuxième Sexe, et c’est à l’occasion de la mise au programme du thème « Dans ma maison » pour le BTS (2021-2023) que je passe au tome 2… ayant lu entre temps L’Invitée et « Les Mémoires d’une jeune fille dérangée » (qui n’est pas d’elle). Seul le chapitre I « La femme mariée » de la Première partie « Situation » est au programme de BTS, ce qui fait un essai bref de 125 pages tout à fait accessible pour nos étudiants, permettant d’explorer l’aspect « femme au foyer » du thème, avec un livre évidemment daté mais qui reste une référence – parfois repoussoir – pour le féminisme contemporain. Cet article se limitera à une compilation d’extraits de ce chapitre utiles en classe, dont beaucoup n’ont pas de rapport avec le thème du BTS, mais intéresseront les lecteurs jeunes adultes. Il se peut que certains de nos étudiants s’estiment « choqués » par la parole crue sur la sexualité sous la plume d’une femme libre au milieu du XXe siècle, mais ce choc est-il inutile ? Un autre article est consacré à la suite du tome 2 du Deuxième Sexe.

Première partie « Situation ». Chapitre I « La femme mariée ».

Le début du chapitre ne correspond pas vraiment au thème « Dans ma maison », mais à l’amont du mariage.
« La destinée que la société propose traditionnellement à la femme, c’est le mariage. La plupart des femmes, aujourd’hui encore, sont mariées, l’ont été, se préparent à l’être ou souffrent de ne l’être pas. C’est par rapport au mariage que se définit la célibataire, qu’elle soit frustrée, révoltée ou même indifférente à l’égard de cette institution » (p. 9).
Au passage je relève un mot rare (« pallages » [1]) dont le sens ne se trouve même pas sur wiktionnaire : « La polygamie a toujours été plus ou moins ouvertement tolérée : l’homme peut mettre dans son lit esclaves, pallages, concubines, maîtresses, prostituées ; mais il lui est enjoint de respecter certains privilèges de sa femme légitime. Si celle-ci se trouve maltraitée ou lésée, elle a le recours – plus ou moins concrètement garanti – de rentrer dans sa famille, d’obtenir de son côté séparation ou divorce. Ainsi pour les deux conjoints, le mariage est à la fois une charge et un bénéfice ; mais il n’y a pas de symétrie dans leurs situations ; pour les jeunes filles le mariage est le seul moyen d’être intégrées à la collectivité et, si elles « restent pour compte », elles sont socialement des déchets. C’est pourquoi les mères ont toujours cherché si âprement à les caser. Au siècle dernier, dans la bourgeoisie, c’est à peine si on les consultait. On les offrait aux prétendants éventuels au cours d’« entrevues » arrangées à l’avance. Zola a décrit cette coutume dans Pot-Bouille » (p. 12).
Voici un long extrait sur l’inconscient collectif du mariage au milieu du XXe siècle : « Autrefois, dans les communautés de droit maternel, la virginité n’était pas exigée de la nouvelle épouse ; et même, pour des raisons mystiques, elle devait ordinairement être déflorée avant ses noces. Dans certaines campagnes françaises, on observe encore des survivances de ces antiques licences ; on n’exige pas des jeunes filles la chasteté prénuptiale ; et même les filles qui ont « fauté », voire les filles-mères, trouvent parfois plus facilement que les autres un époux. D’autre part, dans les milieux qui acceptent l’émancipation de la femme, on reconnaît aux jeunes filles la même liberté sexuelle qu’aux garçons. Cependant l’éthique paternaliste réclame impérieusement que la fiancée soit livrée vierge à son époux ; il veut être sûr qu’elle ne porte pas dans son sein un germe étranger ; il veut l’intégrale et exclusive propriété de cette chair qu’il fait sienne ; la virginité a revêtu une valeur morale, religieuse et mystique et cette valeur est encore très généralement reconnue aujourd’hui. En France, il y a des régions où les amis du marié demeurent derrière la porte de la chambre nuptiale riant et chantant jusqu’à ce que l’époux vienne triomphalement exposer à leurs yeux le drap taché de sang ; ou bien les parents l’exhibent au matin aux gens du voisinage. Sous une forme moins brutale, la coutume de la « nuit de noces » est encore très répandue. Ce n’est pas un hasard si elle a suscité toute une littérature grivoise : la séparation du social et de l’animal engendre nécessairement l’obscénité. Une morale humaniste réclame que toute expérience vivante ait un sens humain, qu’elle soit habitée par une liberté ; dans une vie érotique authentiquement morale, il y a libre assomption du désir et du plaisir, ou du moins lutte pathétique pour reconquérir la liberté au sein de la sexualité : mais ceci n’est possible que si une reconnaissance singulière de l’autre est effectuée dans l’amour ou dans le désir. Quand la sexualité n’a plus à être sauvée par l’individu, mais que c’est Dieu ou la société qui prétendent la justifier, le rapport des deux partenaires n’est plus qu’un rapport bestial. On comprend que les matrones bien-pensantes parlent avec dégoût des aventures de la chair : elles les ont ravalées au rang de fonctions scatologiques. C’est pourquoi aussi on entend pendant le banquet nuptial tant de rires égrillards. Il y a un paradoxe obscène dans la superposition d’une cérémonie pompeuse à une fonction animale d’une brutale réalité. Le mariage expose sa signification universelle et abstraite : un homme et une femme sont unis selon des rites symboliques sous les yeux de tous ; mais dans le secret du lit ce sont des individus concrets et singuliers qui s’affrontent et tous les regards se détournent de leurs étreintes. Colette, assistant à l’âge de treize ans à un mariage paysan, fut prise d’un affreux désarroi quand une amie l’emmena voir la chambre nuptiale :
« La chambre des jeunes mariés… Sous ses rideaux d’andrinople, le lit étroit et haut, le lit bourré de plumes, bouffi d’oreillers en duvet d’oie, le lit où aboutit cette journée toute fumante de sueur, d’encens, d’haleine de bétail, de vapeur de sauce… Tout à l’heure, les jeunes mariés vont venir ici. Je n’y avais pas pensé. Ils plongeront dans cette plume profonde… Il y aura entre eux cette lutte obscure sur laquelle la candeur hardie de ma mère et la vie des bêtes m’ont appris trop et trop peu. Et puis ? J’ai peur de cette chambre et de ce lit auquel je n’avais pas pensé » (La Maison de Claudine).
Dans sa détresse enfantine, la fillette a senti le contraste entre l’apparat de la fête familiale et le mystère animal du grand lit clos. Le côté comique et graveleux du mariage ne se découvre guère dans les civilisations qui n’individualisent pas la femme : en Orient, en Grèce, à Rome ; la fonction animale y apparaît comme aussi générale que les rites sociaux ; mais de nos jours, en Occident, hommes et femmes sont saisis comme des individus et les invités de la noce ricanent parce que c’est cet homme-ci et cette femme-ci qui vont consommer dans une expérience toute singulière l’acte qu’on déguise sous les rites, les discours et les fleurs. Certes, il y a aussi un contraste macabre entre la pompe des grands enterrements et la pourriture du tombeau. Mais le mort ne se réveille pas quand on le met en terre ; tandis que la jeune mariée éprouve une terrible surprise quand elle découvre la singularité et la contingence de l’expérience réelle à laquelle la promettaient l’écharpe tricolore du maire et les orgues de l’église. Ce n’est pas seulement dans les vaudevilles qu’on voit de jeunes femmes rentrer en larmes chez leur mère la nuit de leurs noces : les livres de psychiatrie abondent en récits de cette espèce ; on m’en a raconté directement plusieurs cas : il s’agissait de jeunes filles trop bien élevées qui n’avaient reçu aucune éducation sexuelle et que la brusque découverte de l’érotisme bouleversa. Au siècle dernier, Mme Adam s’imaginait qu’il était de son devoir d’épouser un homme qui l’avait embrassée sur la bouche, car elle croyait que c’était là la forme achevée de l’union sexuelle. Plus récemment, Stekel raconte à propos d’une jeune mariée : « Lorsque, pendant le voyage de noces, son mari la déflora, elle le prit pour un fou et n’osa dire un mot de peur d’avoir affaire à un aliéné. » Il est même arrivé que la jeune fille fût assez innocente pour épouser une invertie, et pour vivre longtemps avec son pseudo-mari sans se douter qu’elle n’avait pas affaire à un homme » (p. 39).
« La « nuit de noces » transforme l’expérience érotique en une épreuve que chacun s’angoisse de ne pas savoir surmonter, trop empêtré de ses propres problèmes pour avoir le loisir de penser généreusement à l’autre ; elle lui donne une solennité qui la rend redoutable ; et il n’est pas étonnant que, souvent, elle voue à jamais la femme à la frigidité. Le difficile problème qui se pose à l’époux est celui-ci : s’il « chatouille trop lascivement sa femme », elle peut en être scandalisée et outragée ; il semble que cette crainte paralyse entre autres les maris américains, surtout dans les couples qui ont reçu une éducation universitaire, remarque le rapport Kinsey, parce que les femmes, plus conscientes d’elles-mêmes, sont plus profondément inhibées. Cependant, s’il la « respecte », il échoue à éveiller sa sensualité. Ce dilemme est créé par l’ambiguïté de l’attitude féminine : la jeune femme à la fois veut et refuse le plaisir ; elle réclame une discrétion dont elle souffre. À moins d’un bonheur exceptionnel, le mari apparaîtra nécessairement comme libertin ou comme maladroit. Il n’est donc pas étonnant que les « devoirs conjugaux » ne soient souvent pour la femme qu’une corvée répugnante » (p. 43).
Voici un extrait d’une longue citation du témoignage d’une épouse de 28 ans « recueilli par Stekel ». (Wilhelm Stekel) : « « À Prague, dans la garçonnière de mon beau-frère, j’imaginais les sensations de mon beau-frère en apprenant que j’avais couché dans son lit. C’est là que j’eus mon premier orgasme qui me rendit très heureuse. Mon mari fit l’amour avec moi tous les jours pendant les premières semaines. J’atteignis encore l’orgasme mais je n’étais pas satisfaite parce que c’était trop court et j’étais excitée au point de pleurer… Après deux accouchements… Le coït devenait de moins en moins satisfaisant. Il entraînait rarement l’orgasme, mon mari l’atteignait toujours avant moi ; anxieusement, je suivais chaque séance (Combien de temps va-t-il continuer ?). S’il était satisfait en me laissant à moitié, je le haïssais. Parfois, j’imaginais mon cousin pendant le coït ou le médecin qui m’avait accouchée. Mon mari essaya de m’exciter avec son doigt… J’en étais très excitée mais, en même temps, je trouvais ce moyen honteux et anormal et n’en avais aucune jouissance… Pendant tout le temps de notre mariage, il n’a jamais caressé un seul endroit de mon corps. Un jour, il me dit qu’il n’osait rien faire avec moi… Il ne m’a jamais vue nue car nous gardions nos chemises de nuit, il ne faisait le coït que la nuit. »
Cette femme qui était en vérité très sensuelle fut par la suite parfaitement heureuse dans les bras d’un amant » (p. 47).
« Le mariage facilite l’abandon de la femme en supprimant la notion de péché encore si souvent attachée à la chair ; une cohabitation régulière et fréquente engendre une intimité charnelle qui est favorable à la maturation sexuelle : il y a pendant les premières années du mariage des épouses comblées. Il est remarquable qu’elles en gardent à leur mari une reconnaissance qui les amène à lui pardonner plus tard tous les torts qu’il peut avoir. « Les femmes qui ne peuvent pas se dégager d’un ménage malheureux ont toujours été satisfaites par leur mari », dit Stekel. Il n’empêche que la jeune fille court un terrible risque en s’engageant à coucher toute sa vie et exclusivement avec un homme qu’elle ne connaît pas sexuellement, alors que son destin érotique dépend essentiellement de la personnalité de son partenaire » (p. 48).
« Mais quand les individus ne souhaitent plus s’atteindre parce qu’il y a entre eux hostilité, dégoût, indifférence, l’attrait érotique disparaît ; et il meurt presque aussi sûrement dans l’estime et l’amitié ; car deux êtres humains qui se rejoignent dans le mouvement même de leur transcendance, à travers le monde et leurs entreprises communes, n’ont plus besoin de s’unir charnellement ; et même, du fait que cette union a perdu sa signification, ils y répugnent » (p. 80).
« Qu’ils se considèrent l’un l’autre comme un ustensile nécessaire à l’assouvissement de leurs besoins, c’est un fait que dissimule la politesse conjugale mais qui ressort avec éclat dès que cette politesse est refusée, par exemple dans les observations rapportées par le docteur Lagache dans son ouvrage sur Nature et forme de la jalousie ; la femme regarde le membre viril comme une certaine provision de plaisir qui lui appartient, et dont elle se montre aussi avare que des conserves enfermées dans ses placards : si l’homme en donne à la voisine, il n’en restera plus pour elle ; elle examine avec soupçon ses caleçons pour voir s’il n’a pas gaspillé la précieuse semence. Jouhandeau signale dans les Chroniques maritales cette « censure quotidienne exercée par la femme légitime qui épie votre chemise et votre sommeil pour y surprendre le signe de l’ignominie ». De son côté l’homme satisfait sur elle ses désirs sans lui demander son avis » (p. 51).

La maison : idéal du bonheur ?
Voici enfin abordé le sujet de notre thème de BTS :
« L’idéal du bonheur s’est toujours matérialisé dans la maison, chaumière ou château ; elle incarne la permanence et la séparation. C’est entre ses murs que la famille se constitue en une cellule isolée et qu’elle affirme son identité par-delà le passage des générations ; le passé mis en conserve sous forme de meubles et de portraits d’ancêtres préfigure un avenir sans risque ; dans le jardin les saisons inscrivent en légumes comestibles leur cycle rassurant ; chaque année, le même printemps paré des mêmes fleurs promet le retour de l’immuable été, de l’automne avec ses fruits identiques à ceux de tous les automnes : ni le temps ni l’espace ne s’échappent vers l’infini, ils tournent sagement en rond. Dans toute civilisation fondée sur la propriété foncière il y a une abondante littérature qui chante la poésie et les vertus de la maison ; dans le roman d’Henry Bordeaux intitulé précisément la Maison, elle résume toutes les valeurs bourgeoises : fidélité au passé, patience, économie, prévoyance, amour de la famille, du sol natal, etc. ; il est fréquent que les chantres de la maison soient des femmes puisque c’est leur tâche d’assurer le bonheur du groupe familial ; leur rôle comme au temps où la « domina » siégeait dans l’atrium est d’être « maîtresse de maison ». Aujourd’hui la maison a perdu sa splendeur patriarcale ; pour la majorité des hommes elle est seulement un habitat que n’écrase plus la mémoire des générations défuntes, qui n’emprisonne plus les siècles à venir. Mais la femme s’efforce encore de donner à son « intérieur » le sens et la valeur que possédait la vraie maison. Dans Cannery Road, Steinbeck décrit une vagabonde qui s’entête à orner de tapis et de rideaux le vieux cylindre abandonné où elle loge avec son mari : en vain objecte-t-il que l’absence de fenêtres rend les rideaux inutiles » (p. 54).
« Grâce aux velours, aux soies, aux porcelaines dont elle s’entoure, la femme pourra en partie assouvir cette sensualité préhensive que ne satisfait pas d’ordinaire sa vie érotique ; elle trouvera aussi dans ce décor une expression de sa personnalité ; c’est elle qui a choisi, fabriqué, « déniché » meubles et bibelots, qui les a disposés selon une esthétique où le souci de la symétrie tient généralement une large place ; ils lui renvoient son image singulière tout en témoignant socialement de son standard de vie. Son foyer, c’est donc pour elle le lot qui lui est dévolu sur terre, l’expression de sa valeur sociale, et de sa plus intime vérité. Parce qu’elle ne fait rien, elle se recherche avidement dans ce qu’elle a.
C’est par le travail ménager que la femme réalise l’appropriation de son « nid » ; c’est pourquoi, même si elle « se fait aider », elle tient à mettre la main à la pâte ; du moins, surveillant, contrôlant, critiquant, elle s’applique à faire siens les résultats obtenus par les serviteurs. De l’administration de sa demeure, elle tire sa justification sociale ; sa tâche est aussi de veiller sur l’alimentation, sur les vêtements, d’une manière générale sur l’entretien de la société familiale. Ainsi se réalise-t-elle, elle aussi, comme une activité. Mais c’est, on va le voir, une activité qui ne l’arrache pas à son immanence et qui ne lui permet pas une affirmation singulière d’elle-même » (p. 57).
« Quantité d’écrivains féminins ont parlé avec amour du linge frais repassé, de l’éclat bleuté de l’eau savonneuse, des draps blancs, du cuivre miroitant. Quand la ménagère nettoie et polit les meubles, « des rêves d’imprégnation soutiennent la douce patience de la main qui donne au bois la beauté par la cire », dit Bachelard. La tâche achevée, la ménagère connaît la joie de la contemplation. Mais pour que les qualités précieuses se révèlent : le poli d’une table, le luisant d’un chandelier, la blancheur glacée et empesée du linge, il faut d’abord que se soit exercée une action négative ; il faut que tout principe mauvais ait été expulsé. C’est là, écrit Bachelard, la rêverie essentielle à laquelle s’abandonne la ménagère : c’est le rêve de la propreté active, c’est-à-dire de la propreté conquise contre la malpropreté. Il la décrit ainsi :
« Il semble donc que l’imagination de la lutte pour la propreté ait besoin d’une provocation. Cette imagination doit s’exciter dans une maligne colère. Avec quel mauvais sourire on couvre de la pâte à polir le cuivre du robinet. On le charge des ordures d’un tripoli empâté sur le vieux torchon sale et gras. Amertume et hostilité s’amassent dans le cœur du travailleur. Pourquoi d’aussi vulgaires travaux ? Mais vienne l’instant du torchon sec, alors apparaît la méchanceté gaie, la méchanceté vigoureuse et bavarde : robinet, tu seras miroir ; chaudron, tu seras soleil ! Enfin quand le cuivre brille et rit avec la grossièreté d’un bon garçon, la paix est faite. La ménagère contemple ses victoires rutilantes » (La Terre et les Rêveries du repos, cité p. 59).
« Ces dialectiques peuvent donner au travail ménager l’attrait d’un jeu : la fillette s’amuse volontiers à faire briller l’argenterie, à astiquer les boutons de porte. Mais pour que la femme y trouve des satisfactions positives, il faut qu’elle consacre ses soins à un intérieur dont elle soit fière ; sinon elle ne connaît jamais le plaisir de la contemplation, seul capable de récompenser son effort. Un reporter américain, qui a vécu plusieurs mois parmi les « pauvres Blancs » du sud des U. S. A., a décrit le pathétique destin d’une de ces femmes accablées de besogne qui s’acharnent en vain à rendre habitable un taudis. Elle vivait avec son mari et sept enfants dans une baraque de bois aux murs couverts de suie, grouillante de punaises ; elle avait essayé de « rendre la maison jolie » ; dans la chambre principale, la cheminée recouverte d’un crépi bleuâtre, une table et quelques tableaux pendus au mur évoquaient une sorte d’autel. Mais le taudis demeurait un taudis et Mrs. G. disait les larmes aux yeux : « Ah ! je déteste tant cette maison ! Il me semble qu’il n’y a rien au monde qu’on puisse faire pour la rendre jolie ! » Des légions de femmes n’ont ainsi en partage qu’une fatigue indéfiniment recommencée au cours d’un combat qui ne comporte jamais de victoire. Même en des cas plus privilégiés, cette victoire n’est jamais définitive. Il y a peu de tâches qui s’apparentent plus que celles de la ménagère au supplice de Sisyphe ; jour après jour, il faut laver les plats, épousseter les meubles, repriser le linge qui seront à nouveau demain salis, poussiéreux, déchirés. La ménagère s’use à piétiner sur place ; elle ne fait rien : elle perpétue seulement le présent ; elle n’a pas l’impression de conquérir un Bien positif mais de lutter indéfiniment contre le Mal. C’est une lutte qui se renouvelle chaque jour. On connaît l’histoire de ce valet de chambre qui refusait avec mélancolie de cirer les bottes de son maitre. « À quoi bon ? disait-il, il faudra recommencer demain. » Beaucoup de jeunes filles encore mal résignées partagent ce découragement. Je me rappelle la dissertation d’une élève de seize ans qui commençait à peu près par ces mots : « C’est aujourd’hui jour de grand nettoyage. J’entends le bruit de l’aspirateur que maman promène à travers le salon. Je voudrais fuir. Je me jure que quand je serai grande, il n’y aura jamais dans ma maison de jour de grand nettoyage. » L’enfant envisage l’avenir comme une ascension indéfinie vers on ne sait quel sommet. Soudain, dans la cuisine où la mère lave la vaisselle, la fillette comprend que depuis des années, chaque après-midi, à la même heure, les mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la porcelaine avec le torchon rugueux. Et jusqu’à la mort elles seront soumises à ces rites. Manger, dormir, nettoyer…, les années n’escaladent plus le ciel, elles s’étalent identiques et grises en une nappe horizontale ; chaque jour imite celui qui le précéda ; c’est un éternel présent inutile et sans espoir » (p. 60-62).
« Laver, repasser, balayer, dépister les moutons tapis sous la nuit des armoires, c’est arrêtant la mort refuser aussi la vie : car d’un seul mouvement le temps crée et détruit ; la ménagère n’en saisit que l’aspect négateur. Son attitude est celle du manichéiste. Le propre du manichéisme n’est pas seulement de reconnaître deux principes, l’un bon, l’autre mauvais : mais de poser que le bien s’atteint par l’abolition du mal et non par un mouvement positif ; en ce sens, le christianisme n’est guère manichéiste malgré l’existence du diable, car c’est en se vouant à Dieu qu’on combat le mieux le démon et non en s’occupant de celui-ci afin de le vaincre. Toute doctrine de la transcendance et de la liberté subordonne la défaite du mal au progrès vers le bien. Mais la femme n’est pas appelée à édifier un monde meilleur ; la maison, la chambre, le linge sale, le parquet sont des choses figées : elle ne peut qu’indéfiniment expulser les principes mauvais qui s’y glissent ; elle attaque la poussière, les taches, la boue, la crasse ; elle combat le péché, elle lutte avec Satan. Mais c’est un triste destin au lieu d’être tourné vers des buts positifs d’avoir à repousser sans répit un ennemi ; souvent la ménagère le subit dans la rage. Bachelard prononce à son propos le mot de « méchanceté » ; on le trouve aussi sous la plume des psychanalystes. Pour eux la manie ménagère est une forme de sadomasochisme ; le propre des manies et des vices, c’est d’engager la liberté à vouloir ce qu’elle ne veut pas ; parce qu’elle déteste avoir pour lot la négativité, la saleté, le mal, la ménagère maniaque s’acharne avec furie contre la poussière, revendiquant un sort qui la révolte. À travers les déchets que laisse derrière soi toute expansion vivante, elle s’en prend à la vie même. Dès qu’un être vivant entre dans son domaine, son œil brille d’un feu mauvais. « Essuie tes pieds ; ne chamboule pas tout, ne touche pas à ça. » Elle voudrait empêcher son entourage de respirer : le moindre souffle est menace. Tout événement implique la menace d’un travail ingrat : une culbute de l’enfant, c’est un accroc à réparer. À ne voir dans la vie que promesse de décomposition, exigence d’un effort indéfini, elle perd toute joie à vivre ; elle prend des yeux durs, un visage préoccupé, sérieux, toujours en alerte ; elle se défend par la prudence et l’avarice. Elle ferme les fenêtres car, avec le soleil, s’introduiraient aussi insectes, germes et poussières ; d’ailleurs le soleil mange la soie des tentures ; les fauteuils anciens sont cachés sous des housses et embaumés de naphtaline : la lumière les fanerait. Elle ne trouve pas même de plaisir à exhiber ces trésors aux visiteurs : l’admiration tache. Cette défiance tourne à l’aigreur et suscite de l’hostilité à l’égard de tout ce qui vit. On a souvent parlé de ces bourgeoises de province qui enfilent des gants blancs pour s’assurer qu’il ne reste pas sur les meubles une invisible poussière : c’étaient des femmes de cette espèce que les sœurs Papin exécutèrent voici quelques années ; leur haine de la saleté ne se distinguait pas de leur haine à l’égard de leurs domestiques, à l’égard du monde et d’elles-mêmes » (p. 63-65).
« La préparation des repas est un travail plus positif et souvent plus joyeux que celui du nettoyage. Il implique d’abord le moment du marché qui est pour beaucoup de ménagères le moment privilégié de la journée. La solitude du foyer pèse à la femme d’autant que les tâches routinières n’absorbent pas son esprit. Elle est heureuse quand, dans les villes du Midi, elle peut coudre, laver, éplucher les légumes, assise sur le seuil de la porte en bavardant ; aller quérir l’eau à la rivière est une grande aventure pour les musulmanes à demi cloîtrées : j’ai vu un petit village de Kabylie où les femmes ont saccagé la fontaine qu’un administrateur avait fait édifier sur la place ; descendre chaque matin toutes ensembles jusqu’à l’oued qui coulait au bas de la colline était leur unique distraction. Tout en faisant leur marché les femmes échangent dans les queues, dans les boutiques, au coin des rues, des propos par lesquels elles affirment des « valeurs ménagères » où chacune puise le sens de son importance ; elles se sentent membres d’une communauté qui – pour un instant – s’oppose à la société des hommes comme l’essentiel à l’inessentiel. Mais surtout l’achat est un profond plaisir : c’est une découverte, presque une invention. Gide remarque dans son Journal que les musulmans qui ne connaissent pas le jeu lui ont substitué la découverte des trésors cachés ; c’est là la poésie et l’aventure des civilisations mercantiles. La ménagère ignore la gratuité du jeu : mais un chou bien pommé, un camembert bien fait sont des trésors que le commerçant dissimule malignement et qu’il faut lui subtiliser ; entre vendeur et acheteuse s’établissent des rapports de lutte et de ruse : pour celle-ci, la gageure est de se procurer la meilleure marchandise au plus bas prix ; l’extrême importance accordées à la plus minime économie ne saurait s’expliquer par le seul souci d’équilibrer un budget difficile : il faut gagner une partie. Tandis qu’elle inspecte avec suspicion les éventaires, la ménagère est reine ; le monde est à ses pieds avec ses richesses et ses pièges pour qu’elle s’y taille un butin. Elle goûte un fugitif triomphe quand elle vide sur sa table le filet à provisions. Dans le placard, elle range les conserves, les denrées non périssables qui l’assurent contre l’avenir ; et elle contemple avec satisfaction la nudité des légumes et des viandes qu’elle va soumettre à son pouvoir » (p. 67-68).
« Du fait que le mariage subordonne normalement la femme au mari, c’est à elle surtout que le problème des relations conjugales se pose dans toute son acuité. Le paradoxe du mariage, c’est qu’il a à la fois une fonction érotique et une fonction sociale : cette ambivalence se reflète dans la figure que le mari revêt pour la jeune femme. Il est un demi-dieu doué de prestige viril et destiné à remplacer le père : protecteur, pourvoyeur, tuteur, guide ; c’est dans son ombre que la vie de l’épouse doit s’épanouir ; il est le détenteur des valeurs, le garant de la vérité, la justification éthique du couple. Mais il est aussi un mâle avec qui il faut partager une expérience souvent honteuse, baroque, odieuse, ou bouleversante, en tout cas contingente ; il invite la femme à se vautrer avec lui dans la bestialité cependant qu’il la dirige d’un pas ferme vers l’idéal » (p. 89).
Beauvoir cite Sophie Tolstoï, qui s’ennuie à mourir : « J’en veux à Liovotchka d’être parti. Je ne dors pas, je ne mange presque rien, j’avale mes larmes ou bien je pleure en cachette. J’ai chaque jour un peu de fièvre et des frissons le soir… Suis-je punie pour avoir tant aimé ? »
On sent à travers toutes ces pages un vain effort pour compenser par l’exaltation morale ou « poétique » l’absence d’un véritable amour ; c’est ce vide de son cœur que traduisent exigences, anxiété, jalousie. Beaucoup de jalousies morbides se développent dans de telles conditions ; la jalousie traduit d’une manière indirecte une insatisfaction que la femme objective en inventant une rivale ; n’éprouvant jamais auprès de son mari un sentiment de plénitude, elle rationalise en quelque sorte sa déception en imaginant qu’il la trompe » (p. 93).
« Le mariage encourage l’homme à un capricieux impérialisme : la tentation de dominer est la plus universelle, la plus irrésistible qui soit ; livrer l’enfant à la mère, livrer la femme au mari, c’est cultiver sur terre la tyrannie ; souvent il ne suffit pas à l’époux d’être approuvé, admiré, de conseiller, de guider ; il ordonne, il joue au souverain ; toutes ses rancunes amassées dans son enfance, au long de sa vie, amassées quotidiennement parmi les autres hommes dont l’existence le brime et le blesse, il s’en délivre à la maison en assenant à sa femme son autorité ; il mime la violence, la puissance, l’intransigeance ; il laisse tomber des ordres d’une voix sévère, ou bien il crie, frappe sur la table : cette comédie est pour la femme une quotidienne réalité. Il est si convaincu de ses droits que la moindre autonomie préservée par sa femme lui apparaît comme une rébellion ; il voudrait l’empêcher de respirer sans lui. Elle, cependant, se rebelle. Même si elle a commencé par reconnaître le prestige viril, son éblouissement se dissipe vite ; l’enfant s’aperçoit un jour que son père n’est qu’un individu contingent ; l’épouse découvre bientôt qu’elle n’a pas en face d’elle la haute figure du Suzerain, du Chef, du Maître mais un homme ; elle ne voit aucune raison de lui être asservie ; il ne représente à ses yeux qu’un ingrat et injuste devoir. Parfois, elle se soumet avec une complaisance masochiste : elle prend un rôle de victime et sa résignation n’est qu’un long reproche silencieux ; mais souvent aussi elle entre en lutte ouverte contre son maître, et elle s’efforce de le tyranniser en retour.
L’homme est naïf quand il s’imagine qu’il soumettra facilement sa femme à ses volontés et qu’il la « formera » à sa guise. « La femme est ce que son mari la fait », dit Balzac ; mais il dit le contraire quelques pages plus loin. Sur le terrain de l’abstraction et de la logique, la femme se résigne souvent à accepter l’autorité mâle ; mais quand il s’agit d’idées, d’habitudes qui lui tiennent vraiment à cœur, elle lui oppose une ténacité sournoise » (p. 97).
« Ou elle se raidit entre ses bras et lui inflige l’affront de sa frigidité ; ou elle se montre capricieuse, coquette, elle lui impose une attitude de suppliant ; elle flirte, elle le rend jaloux, elle le trompe : d’une manière ou d’une autre elle essaie de l’humilier dans sa virilité. Si la prudence lui interdit de le pousser à bout, du moins enferme-t-elle orgueilleusement dans son cœur le secret de sa froideur hautaine ; elle le livre parfois à un journal, plus volontiers à des amies : quantité de femmes mariées s’amusent à se confier les « trucs » dont elles se servent pour feindre un plaisir qu’elles prétendent ne pas éprouver ; et elles rient férocement de la vaniteuse naïveté de leurs dupes ; ces confidences sont peut-être une autre comédie : entre la frigidité et la volonté de frigidité, la frontière est incertaine. En tout cas, elles se pensent insensibles et satisfont ainsi leur ressentiment. Il y a des femmes – celles qu’on assimile à la « mante religieuse » qui veulent triompher la nuit comme le jour : elles sont froides dans les étreintes, méprisantes dans les conversations, tyranniques dans les conduites » (p. 99).
« Les hommes supposent volontiers que la femme nourrit à leur égard des rêves de castration ; en vérité, son attitude est ambiguë : elle désire plutôt humilier le sexe masculin que le supprimer. Ce qui est beaucoup plus exact, c’est qu’elle souhaite mutiler l’homme de ses projets, de son avenir. Elle triomphe quand le mari ou l’enfant sont malades, fatigués, réduits à leur présence de chair. Alors ils n’apparaissent plus, dans la maison sur laquelle elle règne, que comme un objet parmi d’autres ; elle le traite avec une compétence de ménagère ; elle le panse comme on recolle une assiette cassée, elle le nettoie comme on récure un pot ; rien ne rebute ses mains angéliques, amies des épluchures et des eaux de vaisselle. Lawrence disait à Mabel Dodge en parlant de Frieda : « Vous ne pouvez savoir ce que c’est de sentir sur vous la main de cette femme quand vous êtes malade. La main lourde, allemande de la chair. » Consciemment, la femme impose cette main dans toute sa lourdeur pour faire sentir à l’homme qu’il n’est lui aussi qu’un être de chair » (p. 102).
« La femme apprend vite que son attrait érotique n’est que la plus faible de ses armes ; il se dissipe avec l’accoutumance ; et il y a hélas ! d’autres femmes désirables par le monde ; elle s’emploie pourtant à se faire séduisante, à plaire : souvent elle est partagée entre l’orgueil qui l’incline vers la frigidité et l’idée que par son ardeur sensuelle elle flattera et attachera son mari. Elle compte aussi sur la force des habitudes, sur le charme qu’il trouve dans un logis agréable, son goût de la bonne chère, sa tendresse pour les enfants ; elle s’applique à « lui faire honneur » par sa manière de recevoir, de s’habiller et à prendre de l’ascendant sur lui par ses conseils, son influence ; autant qu’elle le peut elle se rendra indispensable, soit à sa réussite mondaine, soit à son travail. Mais, surtout, toute une tradition enseigne aux épouses l’art de « savoir prendre un homme » ; il faut découvrir et flatter ses faiblesses, doser adroitement la flatterie et le dédain, la docilité et la résistance, la vigilance et l’indulgence. Ce dernier mélange est tout spécialement délicat. Il ne faut laisser au mari ni trop ni trop peu de liberté. Trop complaisante, la femme voit son mari lui échapper : l’argent, l’ardeur amoureuse qu’il dépense avec d’autres femmes, il l’en frustre ; elle court le risque qu’une maîtresse ne prenne sur lui assez de pouvoir pour obtenir un divorce ou du moins pour prendre dans sa vie la première place. Cependant, si elle lui interdit toute aventure, si elle l’excède par sa surveillance, ses scènes, ses exigences, elle peut l’indisposer contre elle gravement. Il s’agit de savoir « faire des concessions » à bon escient ; que le mari donne quelques « coups de canif dans le contrat » on fermera les yeux ; mais, à d’autres moments, il faut les ouvrir tout grands ; en particulier la femme mariée se méfie des jeunes filles qui seraient trop heureuses, pense-t-elle, de lui voler sa « position ». Pour arracher son mari à une rivale inquiétante, elle l’emmènera en voyage, elle essaiera de le distraire ; au besoin – prenant modèle sur Mme de Pompadour – elle suscitera une autre rivale moins dangereuse ; si rien ne réussit, elle aura recours aux crises de larmes, crises de nerfs, tentatives de suicide, etc. ; mais trop de scènes et de récriminations chasseront le mari hors du foyer ; la femme se rendra insupportable au moment où elle a le plus urgent besoin de séduire ; si elle veut gagner la partie, elle dosera habilement larmes touchantes et héroïques sourires, chantage et coquetterie. Dissimuler, ruser, haïr et craindre en silence, miser sur la vanité et les faiblesses d’un homme, apprendre à le déjouer, à le jouer, à le manœuvrer, c’est une bien triste science. La grande excuse de la femme c’est qu’on lui a imposé d’engager dans le mariage tout d’elle-même : elle n’a pas de métier, pas de capacités, pas de relations personnelles, son nom même n’est plus à elle ; elle n’est rien que « la moitié » de son mari » (p. 106).
Brève citation d’Élise Jouhandeau : « On épouse un poète, dit Élise, et quand on est sa femme, ce qu’on remarque d’abord c’est qu’il oublie de tirer la chaîne des cabinets. » Il n’en demeure pas moins un poète et la femme qui ne s’intéresse pas à ses œuvres le connaît moins qu’un lointain lecteur » (p. 116).
« La vie conjugale prend selon les cas des figures différentes. Mais pour une quantité de femmes la journée se déroule à peu près de la même manière. Le matin, le mari quitte son épouse hâtivement : c’est avec plaisir qu’elle entend la porte se refermer derrière lui ; elle aime se retrouver libre, sans consigne, souveraine dans sa maison. Les enfants à leur tour partent pour l’école : elle restera seule tout le jour ; le bébé qui s’agite dans le berceau ou qui joue dans son parc n’est pas une compagnie. Elle passe un temps plus ou moins long à sa toilette, au ménage ; si elle a une bonne, elle lui donne ses ordres, traîne un peu dans la cuisine en bavardant ; sinon elle va flâner au marché, échange quelques mots sur le prix de la vie avec ses voisines ou avec les fournisseurs. Si mari et enfants reviennent à la maison pour déjeuner, elle ne profite pas beaucoup de leur présence ; elle a trop à faire à préparer le repas, servir, desservir ; le plus souvent ils ne rentrent pas. De toute façon, elle a devant elle une longue après-midi vide. Elle conduit ses plus jeunes enfants au jardin public et tricote ou coud tout en les surveillant ; ou, assise chez elle près de la fenêtre, elle raccommode ; ses mains travaillent, son esprit n’est pas occupé ; elle ressasse des soucis ; elle esquisse des projets ; elle rêvasse, elle s’ennuie ; aucune de ses occupations ne se suffit à elle-même ; sa pensée est tendue vers le mari, les enfants qui porteront ces chemises, qui mangeront le plat qu’elle prépare ; elle ne vit que pour eux ; et lui en sont-ils seulement reconnaissants ? Son ennui se change peu à peu en impatience, elle commence à attendre anxieusement leur retour. Les enfants rentrent de l’école, elle les embrasse, les interroge ; mais ils ont des devoirs à faire, ils ont envie de s’amuser entre eux, ils s’échappent, ils ne sont pas une distraction. Et puis, ils ont eu de mauvaises notes, ils ont perdu un foulard, ils font du bruit, du désordre, ils se battent : il faut toujours plus ou moins les gronder. Leur présence fatigue la mère plutôt qu’elle ne l’apaise. Elle attend de plus en plus impérieusement son mari. Que fait-il ? Pourquoi n’est-il pas déjà rentré ? Il a travaillé, vu le monde, causé avec des gens, il n’a pas pensé à elle ; elle se met à ruminer avec nervosité qu’elle est bien sotte de lui sacrifier sa jeunesse ; il ne lui en sait pas gré. Le mari s’acheminant vers la maison où sa femme est enfermée sent bien qu’il est vaguement coupable ; les premiers temps du mariage, il apportait en offrande un bouquet de fleurs, un menu cadeau ; mais ce rite perd bientôt tout sens ; maintenant il arrive les mains vides, et il s’empresse d’autant moins qu’il appréhende l’accueil quotidien. En effet, souvent la femme se venge par une scène de l’ennui, de l’attente de la journée ; par là, elle prévient aussi la déception d’une présence qui ne comblera pas les espoirs de l’attente. Même si elle tait ses griefs, le mari de son côté est déçu. Il ne s’est pas amusé à son bureau, il est fatigué ; il a un désir contradictoire d’excitation et de repos. Le visage trop familier de sa femme ne l’arrache pas à soi-même ; il sent qu’elle voudrait lui faire partager ses soucis, qu’elle attend aussi de lui distraction et détente : sa présence lui pèse sans le combler, il ne trouve pas auprès d’elle un vrai délassement. Les enfants, non plus, n’apportent ni divertissement ni paix ; repas et soirée se passent dans une vague mauvaise humeur ; lisant, écoutant la T.S.F., causant mollement, chacun sous le couvert de l’intimité demeurera seul. Cependant, la femme se demande avec un espoir anxieux – ou une appréhension non moins anxieuse – si cette nuit – enfin ! encore ! – il se passera quelque chose. Elle s’endort déçue, irritée ou soulagée ; c’est avec plaisir qu’elle entendra claquer la porte demain matin. Le sort des femmes est d’autant plus dur qu’elles sont plus pauvres et plus surchargées de besogne ; il s’éclaire quand elles ont à la fois des loisirs et des distractions. Mais ce schéma : ennui, attente, déception, se retrouve dans bien des cas » (p. 117-119).
« La forme traditionnelle du mariage est en train de se modifier : mais il constitue encore une oppression que les deux époux ressentent de manière diverse. À ne considérer que les droits abstraits dont ils jouissent, ils sont aujourd’hui presque des égaux ; ils se choisissent plus librement qu’autrefois, ils peuvent beaucoup plus aisément se séparer, surtout en Amérique où le divorce est chose courante ; il y a entre les époux moins de différence d’âge et de culture que naguère ; le mari reconnaît plus volontiers à sa femme l’autonomie qu’elle revendique ; il arrive qu’ils partagent à égalité les soins du ménage ; leurs distractions sont communes : camping, bicyclette, natation, etc. Elle ne passe pas ses journées à attendre le retour de l’époux : elle fait du sport, elle appartient à des associations, à des clubs, elle s’occupe au-dehors, elle a même parfois un petit métier qui lui rapporte un peu d’argent » (p. 129).

Et voici la fin de notre sélection d’extraits relevés dans ce chapitre au programme du thème de BTS 2021-2023 : « Dans ma maison » .

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Lionel Labosse


Voir en ligne : « Le Deuxième Sexe » en héritage, par Sylvie Chaperon


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[1Le sens, expliqué sur ce site, est : « servantes appartenant au gynécée ».