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Gaston pépère dans sa coquille

La Poétique de l’espace, de Gaston Bachelard

Puf quadrige, 1957 (2020), 408 p., 13 €.

dimanche 12 décembre 2021, par Lionel Labosse

La Poétique de l’espace est un livre inscrit sur la liste du Bulletin officiel pour le thème de BTS « Dans ma maison » (2021-2023). Malgré sa notoriété, je ne suis pas familier des essais de Gaston Bachelard, philosophe et scientifique, raison pour laquelle je l’ai choisi, de façon à combler cette lacune. La présentation de Gilles Hieronimus pour cette édition critique récente est tout à fait dispensable pour nos étudiants, car selon le mot fameux d’Aloysius Bertrand, elle obscurcit le livre de ses éclaircissements. On peut même les dispenser de l’introduction du maître et des premières pages du premier chapitre, pour entamer la lecture dans le concret du sujet qui nous intéresse, à la fin de la partie II de ce chapitre, p. 63 dans la présente édition, et l’arrêter à la p. 259, car à partir du ch. VIII, on sort du domaine de la maison. Pour être franc, ce livre ne me laissera pas un grand souvenir, et j’ai compris en le lisant pourquoi ce grand penseur m’avait toujours échappé. Concentrons-nous sur les meilleurs passages, surtout pour le thème qui nous intéresse.

Voici quelques citations de la présentation de Gilles Hieronimus : « Le texte peut toutefois surprendre : ni pure poésie, ni pure philosophie, on peut lui reprocher de cultiver un douteux mélange des genres » (p. 10). « Suivant l’orientation scientifique de sa philosophie, Bachelard approche tout d’abord l’espace à travers une réflexion sur la physique contemporaine, dont il dégage un motif central : l’expérience perceptive, que nous tenons pour immédiate, est en réalité médiatisée par des concepts et par des images » (p. 11). « Bachelard fit d’ailleurs confidence de l’insatisfaction dans laquelle l’avait laissé l’enseignement de la philosophie des sciences, et du choc qu’il reçut en entendant un étudiant parler de son « univers pasteurisé » : « Ce fut une illumination pour moi : c’était donc cela : un homme ne saurait être heureux dans un monde stérilisé ; il me fallait au plus tôt y faire pulluler et grouiller les microbes pour y ramener la vie. Je courus aux poètes et me mis à l’école de l’imagination » (p. 12). « Cette écriture se distingue par son caractère rhapsodique : l’ouvrage se développe comme une composition à partir de fragments poétiques, qu’il s’agit de laisser retentir, non comme un exposé systématique, qui entraverait l’imagination et les élans poétiques. Cette composition possède néanmoins une cohérence philosophico-poétique, passant par l’usage d’un procédé de mise en rythme de la pensée : en jouant sur l’alternance entre des polarités opposées (hauteur-profondeur, dedans-dehors, intimité-immensité, petitesse-grandeur) qui structurent l’imagination, Bachelard intègre dans un ensemble cohérent, mais toujours animé, les images qu’il donne à méditer » (p. 22).

L’introduction de Bachelard me semble tout aussi dispensable pour nos étudiants. Je relève une étonnante idée sur le fait que tout lecteur serait un écrivain plus ou moins refoulé : « Quant à nous, adonné à la lecture heureuse, nous ne lisons, nous ne relisons que ce qui nous plaît, avec un petit orgueil de lecture mêlé à beaucoup d’enthousiasme. Alors que l’orgueil se développe d’habitude en un sentiment massif qui pèse sur tout le psychisme, la pointe d’orgueil qui naît de l’adhésion à un bonheur d’image, reste discrète, secrète. Elle est en nous, simples lecteurs, pour nous, rien que pour nous. C’est de l’orgueil en chambre. Personne ne sait qu’en lisant nous revivons nos tentations d’être poète. Tout lecteur, un peu passionné de lecture, nourrit et refoule, par la lecture, un désir d’être écrivain. Quand la page lue est trop belle, la modestie refoule ce désir. Mais le désir renaît. De toute façon, tout lecteur qui relit une œuvre qu’il aime sait que les pages aimées le concernent » (p. 38). « De toute manière, la sympathie de lecture est inséparable d’une admiration. On peut admirer plus ou moins, mais toujours un élan sincère, un petit élan d’admiration est nécessaire pour recevoir le gain phénoménologique d’une image poétique [1]. La moindre réflexion critique arrête cet élan en posant l’esprit en position seconde, ce qui détruit la primitivité de l’imagination. En cette admiration qui dépasse la passivité des attitudes contemplatives, il semble que la joie de lire soit le reflet de la joie d’écrire comme si le lecteur était le fantôme de l’écrivain » (p.39).
En évoquant un livre qu’il souhaite écrire inspiré par ses cours au Collège de France, Bachelard établit cette distinction : « La distance est grande entre les paroles qu’on confie librement à un auditoire sympathique et la discipline nécessaire pour écrire un livre. Dans l’enseignement oral, animé par la joie d’enseigner, parfois, la parole pense. En écrivant un livre, il faut tout de même réfléchir » (p 54).

Phénoménologie de la maison

Nous voici enfin dans le vif du sujet, le chapitre premier (sur dix) : « La maison. De la cave au grenier. Le sens de la hutte. » Ce chapitre commence par une définition par l’exemple de la notion de « phénoménologie » : « Pour une étude phénoménologique des valeurs d’intimité de l’espace intérieur, la maison est, de toute évidence, un être privilégié, à condition, bien entendu, de prendre la maison à la fois dans son unité et sa complexité, en essayant d’en intégrer toutes les valeurs particulières dans une valeur fondamentale. La maison nous fournira à la fois des images dispersées et un corps d’images. Dans l’un et l’autre cas, nous prouverons que l’imagination augmente les valeurs de la réalité. Une sorte d’attraction d’images concentre les images autour de la maison. À travers les souvenirs de toutes les maisons où nous avons trouvé abri, par-delà toutes les maisons que nous avons rêvé habiter, peut-on dégager une essence intime et concrète qui soit une justification de la valeur singulière de toutes nos images d’intimité protégée ? Voilà le problème central » (p. 55).
Et voici enfin le paragraphe par lequel je suggère de faire commencer la lecture à nos étudiants, pour éviter que le livre ne leur tombe des mains :
« Même lorsque ces espaces sont à jamais rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d’avenir, même lorsqu’on n’a plus de grenier, même lorsqu’on a perdu la mansarde, il restera toujours qu’on a aimé un grenier, qu’on a vécu dans une mansarde. On y retourne dans les songes de la nuit. Ces réduits ont valeur de coquille. Et quand on va au bout des labyrinthes du sommeil, quand on touche aux régions du sommeil profond, on connaît peut-être des repos anté-humains. L’anté-humain touche ici à l’immémorial. Mais, dans la rêverie du jour elle-même, le souvenir des solitudes étroites, simples, resserrées nous sont des expériences de l’espace réconfortant, d’un espace qui ne désire pas s’étendre, mais qui voudrait surtout être encore possédé. On pouvait bien jadis trouver la mansarde trop étroite, la trouver froide l’hiver, chaude l’été. Mais maintenant, dans le souvenir retrouvé par la rêverie, on ne sait par quel syncrétisme, la mansarde est petite et grande, chaude et fraîche, toujours réconfortante » (p. 63).
Et les perles, à défaut de coquilles, s’enchaînent : « À quoi servirait-il, par exemple, de donner le plan de la chambre qui fut vraiment ma chambre, de décrire la petite chambre au fond d’un grenier, de dire que de la fenêtre, à travers l’échancrure des toits, on voyait la colline. Moi seul, dans mes souvenirs d’un autre siècle, peux ouvrir le placard profond qui garde encore, pour moi seul, l’odeur unique, l’odeur des raisins qui sèchent sur la claie. L’odeur du raisin ! Odeur limite, il faut beaucoup imaginer pour la sentir. Mais j’en ai déjà trop dit. Si je disais davantage, le lecteur n’ouvrirait pas, dans sa chambre retrouvée, l’armoire unique, l’armoire à l’odeur unique, qui signe une intimité. Pour évoquer les valeurs d’intimité, il faut, paradoxalement, induire le lecteur en état de lecture suspendue. C’est au moment où les yeux du lecteur quittent le livre que l’évocation de ma chambre peut devenir un seuil d’onirisme pour autrui. […] Il y a donc un sens à dire, sur le plan d’une philosophie de la littérature et de la poésie où nous nous plaçons, qu’on « écrit une chambre », qu’on « lit une chambre », qu’on « lit une maison ». Ainsi, bien rapidement, dès les premiers mots, à la première ouverture poétique, le lecteur qui « lit une chambre » suspend sa lecture et commence à penser à quelque ancien séjour. Vous voudriez tout dire sur votre chambre. Vous voudriez intéresser le lecteur à vous-même alors que vous avez entr’ouvert une porte de la rêverie. Les valeurs d’intimité sont si absorbantes que le lecteur ne lit plus votre chambre : il revoit la sienne. Il est déjà parti écouter les souvenirs d’un père, d’une aïeule, d’une mère, d’une servante, de « la servante au grand cœur », bref de l’être dominant le coin de ses souvenirs les plus valorisés » (p. 67).
« Les maisons successives où nous avons habité plus tard ont sans doute banalisé nos gestes. Mais nous sommes très surpris si nous rentrons dans la vieille maison, après des décades d’odyssée, que les gestes les plus fins, les gestes premiers soient soudain vivants, toujours parfaits. En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes le diagramme des fonctions d’habiter cette maison-là et toutes les autres maisons ne sont que des variations d’un thème fondamental. Le mot habitude est un mot trop usé pour dire cette liaison passionnée de notre corps qui n’oublie pas à la maison inoubliable » (p. 69). « La maison natale est plus qu’un corps de logis, elle est, un corps de songes. Chacun de ses réduits fut un gîte de rêverie. Et le gîte a souvent particularisé la rêverie. Nous y avons pris des habitudes de rêverie particulière. La maison, la chambre, le grenier où l’on a été seul, donnent les cadres d’une rêverie interminable, d’une rêverie que la poésie pourrait seule, par une œuvre, achever, accomplir. Si l’on donne à toutes ces retraites leur fonction qui fut d’abriter des songes, on peut dire, comme je l’indiquais dans un livre antérieur, qu’il existe pour chacun de nous une maison onirique, une maison du souvenir-songe, perdue dans l’ombre d’un au-delà du passé vrai. Elle est, disais-je, cette maison onirique, la crypte de la maison natale » (p. 69).
« Quel privilège de profondeur il y a dans les rêveries de l’enfant ! Heureux l’enfant qui a possédé, vraiment possédé, ses solitudes ! Il est bon, il est sain qu’un enfant ait ses heures d’ennui, qu’il connaisse la dialectique du jeu exagéré et des ennuis sans cause, de l’ennui pur. Dans ses Mémoires, Alexandre Dumas dit qu’il était un enfant ennuyé, ennuyé jusqu’aux larmes. Quand sa mère le trouvait ainsi, pleurant d’ennui, elle lui disait :
— Et pourquoi Dumas pleure-t-il ?
— Dumas pleure, parce que Dumas a des larmes, répondait l’enfant de six ans. C’est là sans doute une anecdote comme on en raconte dans des Mémoires. Mais comme elle marque bien l’ennui absolu, l’ennui qui n’est pas le corrélatif d’un manque de camarades de jeux ! N’est-il pas des enfants qui quittent le jeu pour aller s’ennuyer dans un coin du grenier. Grenier de mes ennuis, que de fois je t’ai regretté quand la vie multiple me faisait perdre le germe de toute liberté » (p. 70).
Êtes-vous plutôt cave ou grenier ? « Dans la mesure même où l’image explicative employée par Jung nous convainc, nous lecteurs, nous revivons phénoménologiquement les deux peurs : la peur au grenier et la peur dans la cave. Au lieu d’affronter la cave (l’inconscient), « l’homme prudent » de Jung cherche à son courage les alibis du grenier. Au grenier, souris et rats peuvent faire leur tapage. Que le maître survienne, ils rentreront dans le silence de leur trou. À la cave remuent des êtres plus lents, moins trottinants, plus mystérieux. Au grenier, les peurs se « rationalisent » aisément. À la cave, même pour un être plus courageux que l’homme évoqué par Jung, la « rationalisation » est moins rapide et moins claire ; elle n’est jamais définitive. Au grenier, l’expérience du jour peut toujours effacer les peurs de la nuit. À la cave les ténèbres demeurent jour et nuit. Même avec le bougeoir à la main, l’homme à la cave voit danser les ombres sur la noire muraille » (p. 73).
« La tour, les souterrains d’ultra-profondeurs étirent dans les deux sens la maison que nous venons d’étudier. Cette maison est, pour nous, un agrandissement de la verticalité des maisons plus modestes qui tout de même, pour satisfaire nos rêveries, ont besoin de se différencier en hauteur. Si nous devions être architecte de la maison onirique, nous hésiterions entre la maison tierce et la maison quarte. La maison tierce, la plus simple à l’égard de l’essentielle hauteur, a une cave, un rez-de-chaussée et un grenier. La maison quarte met un étage entre le rez-de-chaussée et le grenier. Un étage de plus, un deuxième étage, et, les rêves se brouillent. Dans la maison onirique, la topo-analyse ne sait compter que jusqu’à trois ou quatre » (p. 80).
« À Paris, il n’y a pas de maisons. Dans des boites superposées vivent les habitants de la grand’ville : « Notre chambre parisienne, dit Paul Claudel, entre ses quatre murs, est une espèce de lieu géométrique, un trou conventionnel que nous meublons d’images, de bibelots et d’armoires dans une armoire. » Le numéro de la rue, le chiffre de l’étage fixent la localisation de notre « trou conventionnel », mais notre demeure n’a ni espace autour d’elle ni verticalité en elle. « Sur le sol, les maisons se fixent avec l’asphalte pour ne pas s’enfoncer dans la terre. » La maison n’a pas de racine. Chose inimaginable pour un rêveur de maison : les gratte-ciel n’ont pas de cave. Du pavé jusqu’au toit, les pièces s’amoncellent et la tente d’un ciel sans horizons enclôt la ville entière. Les édifices n’ont à la ville qu’une hauteur extérieure. Les ascenseurs détruisent les héroïsmes de l’escalier. On n’a plus guère de mérite d’habiter près du ciel. Et le chez soi n’est plus qu’une simple horizontalité. Il manque aux différentes pièces d’un logis coincé à l’étage un des principes fondamentaux pour distinguer et classer les valeurs d’intimité.
Au manque des valeurs intimes de verticalité, il faut adjoindre le manque de cosmicité de la maison des grandes villes. Les maisons n’y sont plus dans la nature. Les rapports de la demeure et de l’espace y deviennent factices. Tout y est machine et la vie intime y fuit de toute part. « Les rues sont comme des tuyaux où sont aspirés les hommes. » (Max PICARD, op. cit., p. 119).
Et la maison ne connaît plus les drames d’univers. Parfois le vent vient briser une tuile du toit pour tuer un passant dans la rue. Ce crime du toit ne vise que le passant attardé. L’éclair un instant met le feu dans les vitres de la fenêtre. Mais la maison ne tremble pas sous les coups du tonnerre. Elle ne tremble pas avec nous et par nous. Dans nos maisons serrées les unes contre les autres, nous avons moins peur. La tempête sur Paris n’a pas contre le rêveur la même offensivité personnelle que contre une maison de solitaire » (pp 82-83).
Le livre étonne parfois par le choix de ses exemples. L’habitude universitaire veut qu’on cite les grandes marques, les kadors de la poésie, or pas du tout. Premièrement, l’auteur en fait de poésie cite beaucoup de romanciers, par exemple Henri Bosco, même s’il vante sa « poésie en prose ». Et ses exemples frisent parfois le ridicule : « Dans le roman d’Henri Bosco, Hyacinthe, qui, avec un autre récit, Le Jardin d’Hyacinthe, constituent un des plus étonnants romans psychiques de notre temps, une lampe attend à la fenêtre. Par elle la maison attend. La lampe est le signe d’une grande attente. Par la lumière de la maison lointaine, la maison voit, veille, surveille, attend » (p. 90). Certains poètes cités sont inconnus au bataillon, et l’on s’attend à lire dans les marges du manuscrit : « excellent poète méconnu, oncle de ma chère blanchisseuse » !
Une idée en passant : « De toutes les saisons, l’hiver est la plus vieille. Elle met de l’âge
dans les souvenirs. Elle renvoie à un long passé. Sous la neige la maison est vieille. Il semble que la maison vive en arrière dans les siècles lointains » (p. 98).
Excellent passage pour notre thème : « En effet, la maison est de prime abord un objet à forte géométrie. On est tenté de l’analyser rationnellement. Sa réalité première est visible et tangible. Elle est faite de solides bien taillés, de charpentes bien associées. La ligne droite y est dominatrice. Le fil à plomb lui a laissé la marque de sa sagesse, de son équilibre. Un tel objet géométrique devrait résister à des métaphores qui accueillent le corps humain, l’âme humaine. Mais la transposition à l’humain se fait tout de suite, dès qu’on prend la maison comme un espace de réconfort et d’intimité, comme un espace qui doit condenser et défendre l’intimité. Alors s’ouvre, en dehors de toute rationalité, le champ de l’onirisme » (p. 106). Pour le fun, voici cet extrait d’une note censée expliquer le concept de « rythmanalyse » : « Complémentaire de la topo-analyse, la rythmanalyse permet d’identifier et d’activer de manière réglée les tendances qui animent notre être spatial, travaillé par un double besoin de concentration et d’expansion » (p. 362, note 27 ; vous comprenez pourquoi je parlais d’« obscurcir de ses éclaircissements » en intro de l’article ?)
Je relève une belle page sur les dessins de maisons faits par des enfants : « Des psychologues, en particulier Françoise Minkowska, et les travailleurs qu’elle a su entraîner, ont étudié les dessins de maison faits par les enfants. On peut en faire le motif d’un test. Le test de la maison a même l’avantage d’être ouvert à la spontanéité, car beaucoup d’enfants dessinent spontanément en rêvant, le crayon à la main, une maison. D’ailleurs, dit Mme Balif : « Demander à l’enfant de dessiner la maison, c’est lui demander de révéler le rêve le plus profond où il veut abriter son bonheur ; s’il est heureux, il saura trouver la maison close et protégée, la maison solide et, profondément enracinée. Elle est dessinée dans sa forme, mais presque toujours quelque trait désigne une force intime. Dans certains dessins, de toute évidence, dit Mme Balif « il fait chaud à l’intérieur, il y a du feu, un feu si vif qu’on le voit s’échapper de la cheminée ». Quand la maison est heureuse, la fumée s’amuse doucement au-dessus du toit.
Si l’enfant est malheureux, la maison porte la trace des angoisses du dessinateur. Françoise Minkowska a exposé une collection particulièrement émouvante de dessins d’enfants polonais ou juifs qui ont subi les sévices de l’occupation allemande pendant la dernière guerre. Telle enfant qui a vécu cachée, à la moindre alerte, dans une armoire, dessine longtemps après les heures maudites, des maisons étroites, froides et fermées. Et c’est ainsi que Françoise Minkowska parle de « maisons immobiles », de maisons immobilisées dans leur raideur : « Cette raideur et, cette immobilité se retrouvent, aussi bien à la fumée que dans les rideaux des fenêtres. Les arbres autour d’elle sont droits, ont l’air de la garder » (loc. cit., p. 55). Françoise Minkowska sait qu’une maison vivante n’est pas vraiment « immobile ». Elle intègre en particulier les mouvements par lesquels on accède à la porte. Le chemin qui conduit, à la maison est souvent une montée. Parfois il invite. Il y a toujours des éléments kinesthésiques. La maison a du K, dirait le Rorschachien.
À un détail, la grande psychologue qu’était Françoise Minkowska reconnaissait le mouvement de la maison. Dans la maison dessinée par un enfant de huit ans, Françoise Minkowska note qu’à la porte, il y a « une poignée ; on y entre, on y habite ». Ce n’est pas simplement une maison-construction, « c’est une maison-habitation ». La poignée de la porte désigne évidemment une fonctionnalité. La kinesthésie est marquée par ce signe, si souvent oublié dans les dessins des enfants « rigides » » (p. 132).
Bachelard établit un distinguo entre image et métaphore, favorable à la première : « Ces remarques rapides ne tendent qu’à montrer qu’une métaphore ne devrait être qu’un accident de l’expression et qu’il y a danger à en faire une pensée. La métaphore est une fausse image puisqu’elle n’a pas la vertu directe d’une image productrice d’expression, formée dans la rêverie parlée » (p. 138).
Belle page sur les armoires : « L’armoire et ses rayons, le secrétaire et ses tiroirs, le coffre et son double fond sont de véritables organes de la vie psychologique secrète. Sans ces « objets » et quelques autres aussi valorisés, notre vie intime manquerait de modèle d’intimité. Ce sont des objets mixtes, des objets-sujets. Ils ont, comme nous, par nous, pour nous, une intimité.
Est-il un seul rêveur de mots qui ne résonnera pas au mot armoire ? Armoire, un des grands mots de la langue française, à la fois majestueux et familier. Quel beau et grand volume de souffle ! Comme il ouvre le souffle avec l’a de sa première syllabe et comme il le ferme doucement, lentement en sa syllabe qui expire. On n’est jamais pressé quand on donne aux mots leur être poétique. Et l’e d’armoire est si muet qu’aucun poète ne voudrait le faire sonner. C’est peut-être pourquoi, en poésie, le mot est toujours employé au singulier. Au pluriel, la moindre liaison lui donnerait trois syllabes. Or, en français, les grands mots, les mots poétiquement dominateurs, n’en ont que deux.
Et à beau mot, belle chose. Au mot qui sonne gravement, l’être de la profondeur. Tout poète des meubles — fût-ce un poète en sa mansarde, un poète sans meubles — sait d’instinct que l’espace intérieur à la vieille armoire est profond. L’espace intérieur à l’armoire est un espace d’intimité, un espace qui ne s’ouvre pas à tout venant.
Et les mots obligent. Dans une armoire, seul un pauvre d’âme pourrait mettre n’importe quoi. Mettre n’importe quoi, n’importe comment, dans n’importe quel meuble, marque une faiblesse insigne de la fonction d’habiter. Dans l’armoire vit un centre d’ordre qui protège toute la maison contre un désordre sans borne. Là règne l’ordre ou plutôt, là l’ordre est un règne. L’ordre n’est pas simplement géométrique. L’ordre s’y souvient de l’histoire de la famille » (p. 141).
Ce chapitre propose de belles pages, mais basées sur peu de citations, de sorte qu’on a l’impression que l’auteur analyse plutôt ses propres obsessions. « Et achevant la valorisation du contenu par la valorisation du contenant, Jean-Pierre Richard a cette dense formule : « Nous n’arrivons jamais au fond du coffret. » Comment mieux dire l’infinité de la dimension intime ?
Parfois, un meuble amoureusement travaillé a des perspectives intérieures sans cesse modifiées par la rêverie. On ouvre le meuble et l’on découvre une demeure. Une maison est cachée dans un coffret. Ainsi, dans un poème en prose de Charles Cros, on trouve une telle merveille où le poète continue l’ébéniste. Les beaux objets réalisés d’une main heureuse sont tout naturellement « continués » par la rêverie du poète. Pour Charles Cros, des êtres imaginaires naissent du « secret » du meuble de marqueterie » (p. 150).
En tête du chapitre IV « Le nid », je relève une belle & brève citation d’un poète oublié :
« Nids blancs, vos oiseaux vont fleurir […]
Vous volerez, sentiers de plumes » (Robert Ganzo, Grasset, 1956).
Avec ce chapitre, on passe à une série de chapitres étonnants qui sortent un peu de notre thème. Voici des considérations de Michelet sur l’oiseau et son nid : « L’oiseau, dit Michelet, est un ouvrier dépourvu de tout outil. Il n’a « ni la main de l’écureuil, ni la dent du castor ». « L’outil, réellement, c’est le corps de l’oiseau lui-même, sa poitrine dont il presse et serre les matériaux jusqu’à les rendre absolument dociles, les mêler, les assujettir à l’œuvre générale. » Et Michelet nous suggère la maison construite par le corps, pour le corps, prenant sa forme par l’intérieur, comme une coquille, dans une intimité qui travaille physiquement. C’est le dedans du nid qui impose sa forme. « Au-dedans, l’instrument qui impose au nid la forme circulaire n’est autre chose que le corps de l’oiseau. C’est en se tournant constamment et refoulant le mur de tous côtés, qu’il arrive à former ce cercle. » La femelle, tour vivant, creuse sa maison. Le mâle apporte de l’extérieur des matériaux hétéroclites, des brins solides. De tout cela, par une pression active, la femelle fait un feutre.
Et Michelet continue : « La maison, c’est la personne même, sa forme et son effort le plus immédiat ; je dirai sa souffrance. Le résultat n’est obtenu que par la pression constamment répétée de la poitrine. Pas un de ces brins d’herbe qui, pour prendre et garder la courbe, n’ait été mille et mille fois poussé du sein, du cœur, certainement avec trouble de la respiration, avec palpitation peut-être » (p. 165).
Le chapitre sur la coquille est assez poétique, mais s’éloigne encore plus de notre sujet. Voici deux citations : « Quand, au cinéma, on accélère la floraison d’une fleur, on a une sublime image de l’offrande. On dirait que la fleur qui s’ouvre alors sans lenteur, sans réticence, a le sens du don, qu’elle est un don du monde. Si le cinéma nous présentait une accélération de l’escargot sortant de sa coquille, d’un escargot poussant très vite ses cornes contre le ciel, quelle agression ! Quelles cornes agressives ! La peur bloquerait toute curiosité. Le complexe peur-curiosité serait écartelé » (p. 178). « Comment le petit escargot dans sa prison de pierre peut-il grandir ? Voilà une question naturelle, une question qui se pose naturellement. Nous n’aimons pas à la faire, car elle nous renvoie à nos questions d’enfant. Celte question reste sans réponse pour l’abbé de Vallemont qui ajoute : « Dans la Nature on est rarement en pays de connaissance. Il y a à chaque pas de quoi humilier et mortifier les Esprits superbes. » Autrement dit, la coquille de l’escargot, la maison qui grandit à la mesure de son hôte est une merveille de l’Univers. Et d’une manière générale, conclut l’abbé de Vallemont (loc. cit., p. 255), les coquillages sont « de sublimes sujets de contemplation pour l’esprit » (p. 186).
Les chapitres sur l’espace en général (hors maison) nous concernent moins. J’en tire quelques rares extraits. En voici un à partir du philosophe sur son clocher :
« De ces tableaux miniatures sur l’horizon, on devrait rapprocher les spectacles pris par les rêveries du clocher. Elles sont si nombreuses qu’on les croit banales. Les écrivains les notent en passant et n’en donnent guère de variations. Et cependant quelle leçon de solitude ! L’homme dans la solitude du clocher contemple ces hommes qui « s’agitent » sur la place blanchie par le soleil d’été. Les hommes y sont « gros comme des mouches », ils se meuvent sans raison « comme des fourmis ». Ces comparaisons si usées qu’on n’ose plus les écrire apparaissent comme par inadvertance dans bien des pages où l’on dit une rêverie de clocher. Il n’en reste pas moins qu’un phénoménologue de l’image doit noter l’extrême simplicité de cette méditation qui détache si facilement le rêveur du monde agité. Le rêveur se donne à bon compte une impression de domination. Mais quand toute la banalité d’une telle rêverie a été signalée, on s’aperçoit qu’elle spécifie une solitude de la hauteur. La solitude enfermée aurait d’autres pensées. Elle nierait le monde autrement. Elle n’aurait pas, pour le dominer, une image concrète. Du haut de sa tour, le philosophe de la domination miniaturise l’univers. Tout est petit parce qu’il est haut. Il est haut, donc il est grand. La hauteur de son gîte est une preuve de sa propre grandeur » (p. 247).
Et un autre sur l’immensité : « Par le simple souvenir, loin des immensités de la mer et de la plaine, nous pouvons, dans la méditation, renouveler en nous-mêmes les résonances de cette contemplation de la grandeur. Mais s’agit-il vraiment alors d’un souvenir ? L’imagination, à elle seule, ne peut-elle pas grandir sans limite les images de l’immensité ? L’imagination n’est-elle pas déjà active dès la première contemplation ? En fait, la rêverie est un état entièrement constitué dès l’instant initial. On ne la voit guère commencer et cependant elle commence toujours de la même manière. Elle fuit l’objet proche et tout de suite elle est loin, ailleurs, dans l’espace de l’ailleurs » (p. 260).
« L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille » (p. 261). Ces considérations qui nous éloignent du thème « Dans ma maison » m’ont fait repenser à l’une des plus belles bandes dessinées dont j’aie fait la critique sur ce site, À l’ombre des coquillages de José Roosevelt. Le personnage de Juanalberto expose sa théorie de la contemplation :

À l’ombre des coquillages, de José Roosevelt, p. 80.
© José Roosevelt

Quand Bachelard se penche enfin sur quelque « granzécrivin », je me retiens parfois de rire. Ainsi a-t-on droit à plusieurs pages d’extase sur l’abus, pardon, sur l’emploi du mot « vaste » chez Baudelaire : « Ce n’est pas trop dire que le mot vaste est, chez Baudelaire, un véritable argument métaphysique par lequel sont unis le vaste monde et les vastes pensées. Mais n’est-ce point du côté de l’espace intime que la grandeur est le plus active ? Cette grandeur ne vient pas du spectacle, mais de la profondeur insondable des vastes pensées » (p. 269). J’ai plutôt tendance à croire que tonton Baudelaire, dans ce cas-là, abusait d’une cheville qui lui permettait d’ouvrir ou de fermer son alexandrin en cas de besoin…
Le chapitre IX-5 consacré à « La Porte » est décevant, car il ne fait justement qu’entrouvrir une porte, et l’on attendait mieux. Voici quand même un condensé :
« Alors que de rêveries il faudrait analyser sous cette simple mention : La Porte ! La porte, c’est tout un cosmos de l’Entr’ouvert. C’en est du moins une image princeps, l’origine même d’une rêverie où s’accumulent désirs et tentations, la tentation d’ouvrir l’être en son tréfonds, le désir de conquérir tous les êtres réticents. La porte schématise deux possibilités fortes, qui classent nettement deux types de rêveries. Parfois, la voici bien fermée, verrouillée, cadenassée. Parfois, la voici ouverte, c’est-à-dire grande ouverte.
Mais viennent les heures de plus grande sensibilité imaginante. Dans les nuits de mai, quand tant de portes sont fermées, il en est une à peine entrebâillée. Il suffira de pousser si doucement ! Les gonds ont été bien huilés. Alors un destin se dessine. Et tant de portes qui furent les portes de l’hésitation ! […]
Pourquoi ne pas sentir que dans la porte est incarné un petit dieu de seuil. Faut-il aller jusqu’à un lointain passé, un passé qui n’est pas le nôtre, pour sacraliser le seuil. Porphyre a bien dit : « Un seuil est une chose sacrée ». […]
Et toutes les portes de la simple curiosité, qui ont tenté l’être pour rien, pour le vide, pour un inconnu qui n’est pas même imaginé !
Qui n’a pas dans sa mémoire un cabinet de Barbe-Bleue qu’il n’eût pas fallu ouvrir, entrouvrir ? Ou — ce qui est tout de même pour une philosophie qui professe la primauté de l’imagination — qu’on n’aurait pas dû imaginer ouverte, susceptible de s’entr’ouvrir ?
Comme tout devient concret dans le monde d’une âme quand un objet, quand une simple porte vient donner les images de l’hésitation, de la tentation, du désir, de la sécurité, du libre accueil, du respect ! On dirait toute sa vie si l’on faisait le récit de toutes les portes qu’on a fermées, qu’on a ouvertes, de toutes les portes qu’on voudrait rouvrir.
Mais, est-ce le même être, celui qui ouvre une porte et celui qui la ferme ? A quelle profondeur de l’être ne peuvent-ils pas descendre les gestes qui donnent conscience de la sécurité ou de la liberté ? N’est-ce point en raison de cette « profondeur » qu’ils deviennent si normalement symboliques ? Ainsi, René Char prend comme motif d’un de ses poèmes cette phrase d’Albert le Grand : « Il y avait, en Allemagne, des enfants jumeaux dont l’un ouvrait les portes en les touchant avec son bras droit, l’autre les fermait en les touchant avec son bras gauche. » Une telle légende, sous la plume d’un poète, n’est naturellement pas une simple référence. Elle aide le poète à sensibiliser le monde prochain, à affiner les symboles de la vie courante. Cette vieille légende devient toute neuve. Le poète la prend pour lui. Il sait qu’il y a deux « êtres » dans la porte, que la porte réveille en nous deux directions de songe, qu’elle est deux fois symbolique.
Et puis, sur quoi, vers qui s’ouvrent les portes ? S’ouvrent-elles pour le monde des hommes ou pour le monde de la solitude ? » (p. 307).
Pour moi, si je songe à la porte, me vient toujours cette citation de Victor Hugo extraite des Misérables, par quoi je terminerai cet article : « Tout le monde a remarqué le goût qu’ont les chats de s’arrêter et de flâner entre les deux battants d’une porte entrebâillée. Qui n’a dit à un chat : Mais entre donc ! Il y a des hommes qui, dans un incident entr’ouvert devant eux, ont aussi une tendance à rester indécis entre deux résolutions, au risque de se faire écraser par le destin fermant brusquement l’aventure. Les trop prudents, tout chats qu’ils sont, et parce qu’ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que les audacieux. »

Lionel Labosse


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[1« La phénoménologie est l’étude de phénomènes, étude dont la structure se fonde sur l’analyse directe de l’expérience vécue par un sujet. On cherche le sens de l’expérience à travers les yeux d’un sujet qui rend compte de cette expérience dans un entretien ou dans un rapport écrit » (Wikipédia).