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Anthologie de la chanson qui trouble et qui dérange
Des Chansons pour le dire, de Baptiste Vignol
Tournon, 2005, 382 p., 20 €
lundi 20 août 2007
Baptiste Vignol est un passionné de chanson. Il a publié en 2007 Cette chanson qui emmerde le Front national, codicille au présent ouvrage. Des Chansons pour le dire est comme son sous-titre l’indique une « Anthologie de la chanson qui trouble et qui dérange », mais c’est aussi une histoire de la chanson au XXe siècle (avec de rares excursions au XIXe, et bien davantage au XXIe), et c’est encore le discours caustique d’un type exaspéré de ce que, comme l’a dit Pierre Bourdieu : « si l’on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c’est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses précieuses » [1]. Oui, la chansonnette-savonnette n’est omniprésente sur les ondes que pour empêcher la chanson de qualité d’accéder aux oreilles du grand public. Cette anthologie nous permet de découvrir des chanteurs pourtant fort actifs, mais dont nous n’avons jamais entendu parler, à force de subir ce matraquage. L’altersexualité est fort dignement représentée parmi les 50 chapitres, 50 thèmes survolés par Baptiste Vignol, avec des extraits qui donnent envie d’en connaître davantage, même s’il est vrai que l’on vérifie l’assertion de Barbara : « Sans musique, mes textes ne résisteraient pas au crible » (p. 11), surtout avec les citations très courtes que pratique l’auteur. Livre fort utile pour les enseignants qui cherchent à travailler sur tel ou tel thème.
Tout d’abord, cet article est l’occasion pour moi de rendre un hommage à un art et à des artistes à qui je dois ma vocation pour les lettres, et bien plus. Ado suicidaire, incapable de communiquer, la chanson que j’avais découverte seule avec deux ou trois disques qui traînaient à la maison, m’a permis, avant la littérature, d’avoir accès aux idées et aux émotions, et de trouver des « âmes frères » [2] à cette période où l’on se croit seul au monde. Brel, Brassens, puis Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, Édith Piaf, Claude Nougaro, Gérard Manset, Maxime Le Forestier [3], Julos Beaucarne, Henri Tachan, Yves Simon, Jacques Higelin, François Béranger, Bernard Lavilliers (ces deux derniers jamais cités) et les grands chanteurs des années de mes 15 ans, Francis Lalanne [4] surtout, mais aussi Jean Guidoni, Bill Deraime, Charlélie Couture, Hubert-Félix Thiéfaine, Font et Val [5], Sapho… Je ne sais plus qui m’avait fait découvrir Paroles et musique, une sorte de samizdat, ancêtre de Chorus, dont je guettais l’apparition dans ma boîte à lettres chaque début de mois, avant qu’il ne soit remplacé dans mon cœur par un samizdat d’un genre fort différent, Gai Pied Hebdo ! Fred Hidalgo, Jacques Vassal, Marc Legras, Marc Robine, et tant d’autres vaillants journalistes tenaient haut le flambeau de la « chanson à texte ». Grâce à eux, je découvris l’immense Jacques Bertin, Gilbert Laffaille, redécouvris Anne Sylvestre qui avait un peu bercé mon enfance, et nombre de chanteurs retrouvés avec plaisir dans ce livre. La rubrique « courrier des lecteurs » de ce magazine garde les traces de mes ferveurs adolescentes. Plus tard, la découverte du théâtre et de la littérature m’a fait je l’avoue délaisser la chanson, et je ne suis son actualité que de loin. Mais la petite étincelle adolescente est toujours en veilleuse !
Après cette séquence nostalgique, passons à l’essentiel. L’ordre des 50 rubriques n’est ni alphabétique ni thématique, mais émotionnel, et l’auteur a symboliquement placé « Le cancre » en tête, rappelant que « La scolarité de Jacques Brel fut franchement désastreuse ». Simple rappel pour les enseignants qui confondraient les performances et la valeur humaine des élèves. « La masturbation » suit bientôt, mais sera suivie du « tabac » ! Heureusement, une table des matières et un index permettent de s’y retrouver. L’éditeur aurait pu faire un effort cependant, car on a la surprise d’apprendre au détour du chapitre sur « Les laids » [6], que Véronique Rivière est également l’auteure d’une chanson sur la masturbation (Poches trouées) ; dans « De la grossesse à l’accouchement » [7] que Ute Lemper évoquait « les cabarets lesbiens » ; dans « L’avortement », qu’Anne Sylvestre avait évoqué l’homosexualité [8]. Il eût été préférable que nous le sussions au chapitre sur ces thèmes ! Dès ce chapitre essentiel, je note des oublis qui me semblent importants, à côté bien sûr de découvertes agréables [9]. Le fan tatillon que je fus relève une (rare) coquille : Yves Simon est l’auteur de Les Jours en couleurs et non en colère comme indiqué p. 51 [10] ! Dans le chapitre « La marijuana », je comprends enfin le sous-entendu de Renaud dans « le H.L.M. » que j’avais écouté niaisement dans mon adolescence, comme cela arrive souvent si l’on en croit les anecdotes rapportées par l’auteur au fil des pages (le fameux Banana split de Lio).
Si le ton est agréable, on est parfois gêné par le nombre d’allusions sibyllines et l’étalage du dégoût de l’auteur pour la télévision et la bande F.M.. Un seul paragraphe aurait suffi, ou alors un chapitre pour régler son sort à la télé, comme le conseillait Pierre Perret : la vendre aux Puces ! (Voir aussi mon cours Cours sur la presse et les médias). Le ton hétéro tendance macho est sympathique (« Petits, gros, en poire ou en pomme, compacts, élastiques, lourds, ferme ou remontés, les seins sont l’obsession des fantasmes de l’homme », p. 107), mais il nous fait sans doute rater des chansons. En effet, dans les chapitres sensibles, « Le dragueur », « Le fantasme », « Les blondes », « Le poil », « La prostitution », « Les libertines » [11] et tant d’autres, le point de vue est systématiquement hétéro, sans compter les chapitres dont on se fût passé volontiers : « Marilyn et Bardot », et la page 110 entièrement consacrée aux « seins de Sophie Marceau » ! Le chapitre significativement intitulé « L’érection » est en fait consacré au sexe masculin, quel que soit son état ! Et les pages consacrées à la prétendue laideur de Gainsbourg oublient que cette légende auto-entretenue n’était qu’un artifice publicitaire ! Baptiste Vignol se rachète en consacrant une page à Marie-France, « dont on a dit, pour dire sa transformation, qu’elle méritait son sexe plus qu’aucune autre femme » (p. 206). Pour en terminer avec les reproches, on regrettera la propension de l’auteur à s’engager sur les autoroutes de pensée (les horribles pédophiles, la chirurgie esthétique, l’impossibilité de chanter Brel sans se ridiculiser sauf Gréco (p. 347), [12]) et l’abus de citations de grands auteurs (pas des chanteurs !) imprécisément référencées, qui fleurent bon le dictionnaire de citations ! (Citation de Joyce, p. 276 ; de Claude Mauriac, p. 339, de Bourdieu, p. 342).
Les chapitres consacrés à l’altersexualité ne manquent pas, et rien n’est oublié. On trouve « Les homosexuels », puis « Les homosexuelles » et « Les bisexuels », très documenté (un chapitre entier consacré à l’homophobie n’aurait pas été de trop), sans oublier « Le travestisme », qui aurait mieux fait d’être intitulé « Les transgenres ». Quand l’auteur déclare « Il faut noter que la plupart des refrains « gays » sont interprétés par des artistes qui ne sont pas de cette paroisse », on a envie de rétorquer que justement il en oublie ! Je consacrerai un article au sujet à l’occasion. En attendant, consultez le site Homozikal, où manquent Gil Cerisay, Catherine Ribeiro (Elles), Patrick Font (Soyez pédés) et Pascal Mathieu [13]. Manque encore Catherine Lara, jamais citée. Régalez-vous également des Chansons Interlopes réunies par Martin Pénet. Pour des chansons plus récentes, de Narcys ou Fatal Bazooka, voir ici. L’album altersexuel qui m’a le plus bouleversé est celui que Léo Ferré consacra à Verlaine et Rimbaud en 1964 [14]. Un chef-d’œuvre qui peut constituer à soi seul une œuvre complète à étudier au lycée (ou au collège, mais il y aurait des réactions !). N’oublions pas la chanson phare de Charles Aznavour, « Comme ils disent », citée p. 146. Citons l’ovni récent et ambigu du Camerounais Petit-Pays : « Les Pédés », qui a fait scandale (c’était fait pour). Lire l’article « Un travelo nommé Petit-Pays » et les réactions. Parlons enfin d’un chanteur actuel pour le moins altersexuel, Nicolas Bacchus, qui reprend courageusement le susdit « Soyez pédés », ainsi que « Saint Nicolas », de Patrick Font, en plus de ses propres chansons où l’amour des garçons se fraie une place entre la politique et l’humour, avec des chefs-d’œuvre comme « Filet mignon ». Voyez son site, écoutez ses chansons et allez le voir ici ou là. Et puis tiens, en décembre 2011, je lui consacre enfin cet article.
On trouve encore des chapitres « Le sida », avec comme souvent des consignes excessives et contre-productives de prévention : « obligation impérieuse de se protéger quelle que soit la nature du rapport (fellation, coït, sodomie) » ; « Fellation » et « Cunnilingus », chapitres 100 % hétérosexuels, mais où la fellation se pratique en « avala[nt] la fumée », ce qui contredit le chapitre « Sida » ! Suivent « La sodomie » (très hétéro). On apprécie les développements sur la position altersexuelle de Georges Brassens sur le mariage, et sur « Le divorce », notamment les chansons évoquant l’aliénation parentale, de Daniel Balavoine, Axel Bauer, Gildas Thomas. Très fourni, le chapitre « Le voyeurisme » oublie Le cyclope de Jean-Roger Caussimon, tandis que « Sur le trône » passe à côté de l’inénarrable et goûteux chef-d’œuvre éternel de Claude Astier : « Délicacas ». Claude Astier (mort en 2017), était un chanteur interdit à la radio et à la télé, donc un chanteur de talent, dont il reste si peu de traces sur Internet, ici chanté par Dominique Mac’Avoy. Le chapitre « Les sommets de l’horreur », en rajoute à la truelle sur la pédophilie et sur les fameuses « tournantes », défonçant les portes ouvertes du penchant viscéral de l’humain à la recherche de boucs émissaires : « Le pédophile est un sadique sexuel qui trouve son plaisir en violant des enfants », et nombreuses assertions du même tonneau prouvant que l’auteur n’est pas du tout familier de Marcela Iacub, et abuse un peu trop des faits divers matraqués entre deux chansonnettes [15] par les médias de masse que pourtant il dénonce [16] ! Dans le même chapitre, la définition de l’anarchie donnée en note (p. 308), par des propos de Ferré et de Brassens me semble bien tronquée par rapport à ce qu’ils en ont dit ! Sur le viol, il affirme « Ce sont 48 000 femmes qui, chaque année, se font violer en France ». Pas un seul homme, bien sûr [17]…
Cette lecture m’a donné envie de découvrir de nombreux chanteurs ou groupes : Tanger, Chet (Lesbians), Albin de la Simone, ou d’aller dénicher des perles de chanteurs connus : « La route devant moi » d’Antoine, sur la marijuana ; « De jolies putes vraiment » de Barbara, « Les fœtus » d’Yvette Guilbert, « Mon frère d’Angleterre » de Bourvil, « Ce soir c’est moi qui fais la fille », de Vincent Baguian, « Bec-de-lièvre », de Julien Clerc… Il y a aussi des chanteurs que je n’ai pas du tout envie de découvrir (n’insistez pas, je ne les citerai pas !), alors qu’il manque des auteurs fort intéressants, mais c’est la loi du genre…
– Voir l’article de Jean-Yves sur Culture et Débats, qui a déniché une perle faisandée de Georges Chelon !
– Voir aussi un site de chansons classées par thèmes.
– Lire un billet d’humeur sur un « Concert-Clystère » auquel je n’ai pas assisté, ou comment le fric va finir par avoir la peau de la chanson « à textes ».
– En janvier 2015, la mort de Demis Roussos m’incite à ajouter un bref hommage à ce chanteur qu’on a négligé parce qu’il fricotait peut-être trop avec la variétoche à paillettes. Qu’on réécoute Irène Papas sur l’ovni « ∞ » (« infinity ») du groupe Aphrodite’s Child, dont il fut le bassiste. Ces immigrés fuyant la Grèce des colonels et blasphémant à tire-larigot en transformant un orgasme en dance music, c’était trop fort pour l’époque, mais toujours trop pour la nôtre. Quelques jours après le massacre de Charlie hebdo, cette mort nous rappelle que les temps ont terriblement changé.
Voir en ligne : Baptiste Vignol sur Wikipédia
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Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.
[1] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raisons d’agir, p.17.
[2] Titre d’une superbe chanson de Gil Cerisay, auteur de deux disques 100 % homo : Homoportrait (1979) et Âme frère (1981), malheureusement oublié dans cette anthologie. Qui se souvient de Gil Cerisay ? En 2014, heureusement, apparaît un site personnel de Gil Cerisay permettant de (re)découvrir toutes ses chansons.
[3] Cf. dans cet article une révélation exclusive sur sa chanson Charade.
[4] De Lalanne, je ne saurais trop vous recommander entre autres « Va t’faire avorter ma mignonne », remarquable chanson non pas « à texte », mais argumentative.
[5] Les quatre ans que Patrick Font a passés en prison semblent avoir rayé ses chansons de l’histoire, et par ricochet celles du duo qu’il formait avec Philippe Val. Cela me fait penser à Celui qui a mal tourné, de Georges Brassens.
[6] Qui oublie le fameux Tel qu’il est, de Fréhel.
[7] Dans ce chapitre, regrettons l’absence de Pousse-toi de Claire.
[8] Très timidement, il faut le dire, surtout le lesbianisme. Voir sa chanson Xavier.
[9] Le dernier des Mohicans de Gilbert Laffaille (« Tout le monde l’a fait, personne le dit »), et Petit coucher de Jacques Bertin (« Je pense à ce à quoi les gens sains vous pensez bien ne pensent pas / Je tire sur la pipe d’opium livrée par Dieu tout secrètement / À tous ceux qui en font la demande et sans aucun supplément »).
[10] Page 61, le psychiatre Serge Hefez est également victime d’une coquille !
[11] Dans ce chapitre, on note une chanson de Tryo dont les paroles sont en fait un emprunt ou un hommage à T’es marron de Francis Lalanne : « Un homme qui va de femme en femme / On appelle ça un Don Juan, /Mais quand elle change d’homme, une femme / On appelle ça, tu sais comment ».
[12] L’album de reprises Aux suivants est la démonstration cinglante du contraire.
[13] Lequel pourrait abonder les deux ouvrages de l’auteur : « Je voudrais voir crever / Ce fumier de Le P. / Qui voudrait nous priver / Des beautés marocaines ».
[14] Un fait négligé dans un article de Jacques Layani consacré à « L’homosexualité sous le regard de Ferré ». Il faudrait relire la préface de Ferré à Poèmes saturniens de Verlaine, datée de 1961, où il blâme non pas les homos, mais ceux qui se gaussent de Verlaine parce qu’il aimait les hommes !…
[15] Cf « Le bonjour d’Alfred », de Gilbert Laffaille.
[16] Au moment même où j’écris ces lignes, France Info matraque le fait divers pédophile du mois (août 2007), avec l’inévitable déclaration du président de la République, qui s’engage, comme toujours, la main sur le cœur et les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges et sa cote de popularité, à « des lois plus sévères en la matière », alors même que la dernière du genre ne date que d’une dizaine de jours !
[17] Cf Le viol de Joseph, (1981), de Gil Cerisay.