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Chef-d’œuvre sur un sujet sensible, pour lycéens et éducateurs

Les Liaisons coupables (The Chapman Report), de George Cukor (1962)

Un film naturaliste sur la sexualité

mercredi 12 avril 2017

À l’occasion d’une rétrospective intitulée Hollywood décadent, je découvre cette perle rare signée George Cukor, et qui date de plusieurs années avant 1968 ! Une occasion d’aborder les affres de la vie conjugale, mais aussi de réfléchir sur l’éducation à la sexualité. Bien que la sexualité évoquée dans ce film soit strictement hétérosexuelle (en apparence !), la vision féroce qu’il donne des névroses de l’épouse modèle étasunienne en fait une œuvre altersexuelle, en tout cas une bonne idée de projection pour un ciné-club de lycée ! À noter que d’après mes recherches, vous lisez la seule critique en français de ce film digne de ce nom disponible sur Internet ! (si vous en connaissez une autre, merci de me la signaler !)

Chapman / Kinsey : Discours de la Méthode

Le film est tiré d’un roman éponyme du romancier et scénariste Irving Wallace (mais pas adapté par lui), lui-même inspiré des travaux d’Alfred Kinsey, qui datent des années 50. L’article de Wikipédia (en anglais) nous apprend que la Ligue pour la vertu fit pression pour obtenir certaines modifications, notamment une fin « morale » prétendant que « 87 % des femmes mariées aiment leur mari », alors que tout le film démontre le contraire ! Du coup, George Cukor fait passer ces moralistes pour de beaux benêts, car l’ironie de cette fin est pour le moins perceptible. Cependant, dès le début du film, le Dr Chapman se caractérise par son esprit borné, et son étude est entachée de biais (qu’il est peut-être plus facile de remarquer avec le recul !), de sorte qu’on se demande si cette fin est du lard ou du cochon. La scène initiale (arrivée du Dr et de son équipe à Briarwood, cité balnéaire bourgeoise proche de Los Angeles) révèle l’opposition d’un médecin local, le Dr Jonas, à l’enquête de son confrère. Loin d’être ridicule, celui-ci expose des arguments de raison que la suite justifie : il craint que le questionnaire lui-même, imposé à des oies blanches, ne déclenche en elles des réactions en chaîne impossibles à contrôler. Et de fait, les séances de questionnaire, et toutes les séquences mettant en rapport les médecins à leur échantillon féminin révèlent de nombreuses failles, ou biais, si vous préférez. Tout d’abord, les questionneurs sont uniquement des hommes, médecins, en général (sauf un) plus âgés que leurs interlocutrices, ce qui crée évidemment un blocage chez ces femmes qui se sentent, malgré le paravent ridicule qui les sépare du questionneur et qu’une seule osera dépasser, scrutées par un homme de l’âge de leur père ou mari susceptible de les trier en « normales »/« anormales », ce qui est leur obsession. Ensuite, on est consterné par le manque de rigueur du questionnaire oral lors de cet entretien (qui fait suite à la remise d’un questionnaire anonyme numéroté) : questions dirigées et non progressives (par exemple, au lieu d’attaquer par « avez vous des rapports sexuels avec votre mari ? », on commence par « combien de fois ? », ce qui pour la jeune veuve, la bouleverse, car elle culpabilise d’une frigidité qui n’est due qu’à un père abusif et à un mari brutal. Quand l’enquêteur lui demande « combien de temps ? », faute de préciser le thème de la question (3e grave erreur de méthode : ne pas terminer ses phrases et ne pas nommer ce dont on parle ; surtout en matière de sexualité !), la pauvre biche comprend « combien de temps avez-vous été mariée ? », alors que son imbécile de questionneur pensait « combien de temps ça dure quand votre mari vous la fourre bien profond ? », etc. 4e erreur, la succession rapide & oppressante de questions y compris en l’absence de réponse, au lieu de laisser la personne digérer la pastille. 5e erreur enfin, ce sont les suggestions de réponses, qui permettent d’obtenir des « oui » à à peu près n’importe quoi sur des personnes impressionnables par le cadre (Dr, paravent, institut médical…) et craignant de passer pour « anormales ». À la réponse : « depuis votre veuvage, combien de fois avez-vous pratiqué le fist-fucking actif ou passif », ce type de questionnement aboutirait à des pourcentages de 15 % ! Blague à part, c’est avec ce type d’erreurs pratiquées non pas sur des femmes naïves mais sur des enfants, que les enquêteurs du type « Affaire d’Outreau » ont inventé des chapelets de faux coupables dans les affaires de pédophilie, parce qu’un enfant a souvent envie de répondre « oui » à un adulte intimidant. C’est peut-être aussi avec ce type de questionnement que le Dr Kinsey obtint des réponses stupéfiantes sur le pourcentage de personnes ayant déjà eu un désir pour une personne de leur sexe (voir Rapports Kinsey), et inventa l’échelle de Kinsey sur laquelle beaucoup se sont empressés de monter ! Pour en finir sur l’éducation à la sexualité, à la question : « Qui vous a dit que les rapports sexuels étaient quelque chose de mal : l’école, l’église ou les parents ? » (question orientée), Kathleen répond « les trois », ce qui révèle l’abyme dans lequel on vivait sa sexualité à l’époque, surtout dans les milieux bourgeois je pense. Bon allez, on fait un test. Prenez vos dix meilleurs potes les plus hétéros-bourrins que vous connaissez, et posez-leur la question : « Toi qui es un esprit évolué, es-tu sûr et certain qu’il ne te soit jamais arrivé d’avoir un début d’érection dans les vestiaires, pendant que le plus jeune de l’équipe ramassait la savonnette devant toi, ou bien serais-tu irrémédiablement obtus et indigne de rester mon ami ? » Cela ne m’étonnerait pas que vous pulvérisiez les statistiques de Kinsey !

Récit choral et cas cliniques

Le scénario accomplit l’exploit de se faufiler sur la crête entre documentaire et film naturaliste. La petite communauté friquée de Briarwood, où tout le monde se connaît, forme un fond choral dont émergent quatre personnalités servies par des actrices remarquables. Jane Fonda, en Kathleen Barclay, jeune veuve de 24 ans sous la coupe de son père, est époustouflante. Son visage épouse toutes les variations de ce qu’elle est bien pourtant incapable de formuler. Claire Bloom est parfaite dans son rôle de Naomi Shields, divorcée alcoolique et nympho, qui fantasme sur un jeune livreur canon qu’elle allume et repousse finalement (l’idiote !), raconte comment elle s’est tapé des kyrielles de mecs, est violée en gang-bang par un jazz-band, et finira tragiquement (sans que le Dr Jonas en tire un argument pour dire qu’il avait raison). Shelley Winters est parfaite dans le rôle de Sarah Garnell, une femme délaissée par son mari chef d’entreprise, qui se laisse séduire par un professeur de théâtre qui prétend ne pas pouvoir divorcer. Glynis Johns irrésistible en Teresa Harnish, artiste à la noix mariée à un artiste qui semble intéressé par les femmes comme un tigre par les potirons. Elle finit par flasher sur un bellâtre qui exhibe son anatomie sur la plage (cf. photo de vignette), et sous prétexte de le dessiner, se donne à lui mais finit par s’enfuir quand il se montre disons sportif avec elle (putain, la conne !) Les rôles masculins sont unanimement minables (je devrais plutôt dire que les acteurs sont admirables à jouer la fatuité !) à l’exception du Dr Jonas, et du Dr Paul Radford, lequel grâce au précédent, éprouve quelque scrupule lorsque la jeune veuve s’effondre en larmes derrière le paravant, et ose lui rapporter en personne le porte-feuille qu’elle a laissé tomber en sortant (bel acte manqué). Il finira par l’apprivoiser, et malgré la différence d’âge (ou plutôt à cause de la différence d’âge, quasi obligatoire dans le cinéma étasunien de l’époque), lui propose de l’épouser, ce qui permet un happy end. Citons pour finir la superbe scène dans laquelle Sarah Garnell, qui vient de quitter son mari sur un coup de tête pour s’enfuir avec son connard d’amant, apprend de la bouche de l’épouse de celui-ci que c’est un lâche qui la charge en général d’éconduire ses victimes. Elle rentre alors à la maison, et ce mari abominablement nul pose un acte à la Monseigneur Myriel, du genre qui me fait sortir – midinet que je suis – le mouchoir… Au fait, l’amant qui abuse longtemps de la mère de famille délaissée, puis s’enfuit sans laisser d’adresse, ça ne vous dit rien ? Eh bien vous ne croyez pas si bien dire : Madame Bovary est cité par Sarah, qui révèle en avoir appris des phrases par cœur. Voici l’extrait qu’elle récite à son Rodolphe (très simplifié, bien entendu) : « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage il la mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vînt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain. » Jolie mise en abyme. Avec tout cela, ce film peut être classé comme naturaliste, car on retrouve différents ingrédients de ce courant : rôle de la science et aspect « roman expérimental », rôle du milieu et de l’hérédité (en filigrane). Les critiques ont bien sûr soulevé la critique selon laquelle les quatre femmes de premier plan constituent des cas d’exception, mais qui prétendra que les protagonistes de Zola sont des gens banals ?

 Quelques extraits sont visibles sur youtube. Dans celui-ci vous apprécierez le générique rock and roll et ses images suggestives de passerelles d’avion érectiles, puis le premier quart-d’heure. Dans celui-là, c’est une des plus belles scènes du film : Naomi Shields la nymphomane alcoolique contrariée, reçoit un voisin qui lui remet une lettre distribuée par erreur chez lui, et manque la violer, à cause de l’arrivée inopinée de… Enfin, dans celui-là, vous entendrez Sarah réciter Madame Bovary à son Rodolphe, lequel, à la question de savoir s’il la connaît, répond : « pas personnellement » !

 En 1989, Sexe, Mensonges et Vidéo de Steven Soderbergh a reçu la Palme d’or du festival de Cannes, sur un thème similaire mais à l’intrigue resserrée sur un quatuor de personnages. Le questionnement pseudo-médical, dont nous avons constaté les failles, est remplacé par une thérapie par un questionnement empirique assisté d’enregistrement vidéo. Loin de se la raconter, le thérapeute, joué par le superbe James Spader, reconnaît qu’il questionne et filme les femmes pour pallier son impuissance et s’exciter, et son intrusion, loin d’être neutre, à l’instar de celui du film de Cukor, est d’une redoutable efficacité pour bouleverser la vie de mensonges et de frustrations de son ancien pote et de son épouse. La mise en abyme questionne l’utilisation massive à l’époque de la vidéo dans le cadre intime, et semble suggérer que la médiation du cinéma est seule capable de confondre le mensonge, à moins qu’elle ne révèle dans le personnage de Graham Dalton (James Spader), un réalisateur qui projette ses névroses sur ses actrices.

Lionel Labosse


Voir en ligne : George Cukor sur le site du Ciné-club de Caen


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