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Lengger, Gemblak & Warok
Memories of my body, de Garin Nugroho (2018)
Un ovni altersexuel à découvrir pour mieux connaître l’Indonésie.
samedi 26 janvier 2019
J’ai découvert ce film dans la petite salle de la Cinémathèque en décembre 2018. Il n’est pas encore sorti en exploitation commerciale, mais a été récompensé dans différents festivals de cinéma en Europe. Ce qui est sidérant quand vous consultez Wikipédia, c’est que si le film est déjà mentionné à l’heure où j’écris ces lignes dans la filmographie de l’article en français sur Garin Nugroho, réalisateur qui en est à son 20e long métrage, il ne l’est toujours pas sur l’article en indonésien, qui arrête sa filmographie en 2015, ni même dans la version anglaise ! C’est dire si ce dernier film aborde une question taboue en Indonésie. Puisqu’elle est taboue, j’ai décidé d’y consacrer un article, pour contribuer modestement non seulement à la visibilité de cet invisible, mais aussi à la connaissance de notions altersexuelles propres à la société indonésienne de Java, lengger, gemblak et warok, termes pour l’instant ignorés en Europe, qui ne font l’objet d’aucun article en français (du moins je n’en ai pas trouvé sur Internet).
Memories of my body raconte l’histoire de Juno, interprété par trois acteurs comme enfant, adolescent puis homme encore jeune (on aurait d’ailleurs pu faire l’économie du 3e avatar, car si le maquillage rend crédible l’acteur adolescent en fille, un autre maquillage aurait largement pu le vieillir, si peu d’ailleurs). Orphelin, Juno est élevé par sa tante et son oncle. Il aime pratiquer la couture et découvre enfant les mystères de la danse lengger, dont il apprend l’étymologie : leng, le trou, celui procréateur de la femme ; ger, la crête du coq et son principe viril. Le danseur de lengger cultive une féminité gracieuse basée sur une gestuelle qui rappelle celle des danseuses khmères par exemple. Juno enfant développe une capacité particulière pour déterminer si une poule est prête à pondre en lui enfonçant son doigt dans le cloaque, ce qui est très apprécié des amis de sa tante, mais pas d’elle-même. Rapport sans doute à ses interrogations sur son origine.
Une série de hasards malheureux dus à une simple scoumounie contraint Juno à l’errance. Par exemple, alors qu’il est tombée sur une professeure de danse qui comprend que son blocage provient du fait qu’il n’a pas eu de mère, et lui propose de toucher sa poitrine, celle-ci est surprise par des villageois qui la prennent pour une dépravatrice de la jeunesse et la chassent. Juno adolescent s’amourache (sans que cela soit explicite) d’un jeune boxeur au corps magnifique, qui doit remporter son combat à la fois pour épouser sa fiancée et pour échapper à une couple de bandits qui lui ont prêté de l’argent. À la façon des éphèbes de la Grèce antique, Juno doit faire office de substitut de femme auprès du boxeur. Malheureusement, la scoumounie s’en mêle à nouveau…
Juno fuit et intègre une troupe de lengger qui vivote de village en village. Dans le village où ils s’installent, Juno devient le gemblak (équivalent de l’éromène grec antique) d’un warok (équivalent de l’éraste). En fait la relation est très complexe, elle excède celle d’éraste / éromène, et pour l’appréhender il faut lire ce long article en anglais. Pour résumer grossièrement, le gemblak est un garçon âgé de 8 à 16 ans, qui est choisi par le warok, qui peut en entretenir plusieurs. Il le demande à ses parents, et le garde jusqu’à ce que le gemblak se marie. La question des relations amoureuses ou sexuelles semble secondaire. C’est la beauté androgyne du gemblak qui compte pour valoriser le warok. Les choses ne sont pas dites, mais montrées, et c’est au spectateur compréhensif de faire la moitié du chemin.
La beauté féminine de Juno n’est exhibée que dans une scène de danse où il apparaît comme un danseur transgenre de lengger. Il est l’objet du désir à la fois du politicien local, et donc de la jalousie de sa femme, et du désir aussi de son warok, qui affronte le politicien dans un combat ritualisé, à coups de serpe. Tout cela est inséré dans l’évolution politique de Java, avec des subtilités qui m’échappent. Il faut y ajouter l’hostilité de l’islam pour ces traditions païennes qui sentent trop l’homosexualité. Bref, Memories of my body est un film superbe esthétiquement, et fort instructif, qui je l’espère aura droit au meilleur accueil lors de sa sortie officielle. Les notions complexes de lengger, warok & gemblak auront droit alors à des explications en français qui enrichiront la connaissance de l’altersexualité.
– Dossier de presse (en anglais).
Voir en ligne : L’avis de Kate et Mapero sur WODKA
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