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Condition des noirs, ou condition féminine ?

Vénus Noire, d’Abdellatif Kechiche

Film français sorti en 2010

dimanche 10 avril 2011

Comme d’habitude, si je me fends d’un article sur un film, je n’ai pas la prétention de faire une vraie critique cinématographique, mais c’est qu’il me semble avoir vu autre chose que ce que les critiques précédemment publiées ont mentionné. Le 4e long-métrage d’Abdellatif Kechiche est en tout cas un film à voir et à faire voir (attention à quelques scènes qui pourront choquer ; il vaut mieux prévenir vos élèves). Il faut saluer la réussite d’un film historique en costumes, dont le personnage principal (mais unique malheureusement) est noir, cas rarissime dans le cinéma commercial occidental, qui compte autant de noirs que l’Assemblée nationale française ! Mais au-delà de l’aspect militant évident (le document lourdingue du générique sur la restitution par la France des reliques de Saartjie Baartman), le film me semble davantage une réflexion sur la condition féminine, spécifiquement de la femme d’origine immigrée en France, qu’un pamphlet contre les « leucodermes », terme utilisé dans cet article parfois excessif, mais au demeurant très intéressant.

L’exhibition et l’excision des parties génitales de la « Vénus hottentote » par Georges Cuvier ouvre et ferme Vénus noire, dans l’ordre inversement chronologique, c’est dire l’importance qu’on y attache. Si j’ai utilisé le terme excision, ce n’est pas fortuit. Comment ne pas voir dans ce prélèvement sauvage, une métaphore de l’amputation par la société majoritairement masculine, du sexe de la femme ? Le sexe une fois enlevé, la femme est réduite, à l’instar de Saartjie Baartman, à procréer, à allaiter, et à se faire belle pour exciter les hommes. Elle n’a pas droit à la parole, ou quand elle y a droit, ce n’est pas pour produire son propre discours, mais répondre à des questions dirigées, et souvent fermées (elle doit seulement dire oui ou non). Le parallèle établi par le réalisateur entre les trois scènes de la leçon de Cuvier sur Saartjie morte, du procès, et de l’examen de Saartjie vivante, montre que dans tous les cas elle est objet, et non sujet. Mais ce qui lui manque, ce n’est pas tant la dignité, que l’argent qui lui permettrait cette dignité. Si Abdellatif Kechiche a appuyé la version selon laquelle Saartjie n’était pas esclave, mais plus ou moins consentante, c’est peut-être dans l’optique de Virginie Despente, pour qui la femme ressortit avant tout au prolétariat, peu importe le métier humiliant qu’elle doit subir. Les scènes dans la maison close, dont certaines évoquent le film de Luis Buñuel Belle de Jour, ne sont pas les plus terribles, et mis à part la syphilis qu’elle contracte, l’héroïne subit là moins de violence que de la part de son « impresario ». Le client de cette longue scène [1] se montre respectueux ; on sent que le réalisateur a réfléchi sur le sujet sensible des « violences faites aux femmes », et ne s’engage pas sur l’autoroute de pensée contemporaine qui voudrait que la prostituée fût forcément victime, la femme forcément forcée par l’homme, etc [2]. Sur ce point, on remarque que l’impresario, Hendrick Caezar, n’abuse pas de violences à l’égard de Saartjie, et n’abuse jamais sexuellement d’elle, alors qu’il le pourrait. Certes, violent il est, mais par rapport à ce qui pourrait être attendu, s’agissant d’un rapport à la fois de domination masculine, raciale et esclavagiste, au début du XIXe siècle, Kechiche a été extrêmement mesuré. Il me semble avoir noté une réplique clé, dont je ne me rappelle pas la lettre précise : au tribunal, l’avocat reproche aux bien pensants de vouloir libérer cette femme contre son gré, sans se demander si elle ne consent pas, et donc de faire avec elle exactement ce dont ils accusent Caezar. Venant d’un réalisateur de culture maghrébine, on ne peut pas ne pas penser aux débats de naguère sur le voile islamique, au cours desquels la plupart des débatteurs se révélèrent incapables de conceptualiser qu’une jeune fille de 15 ans ou même de 25 ans puisse être autonome et libre dans sa volonté de porter un foulard. Elle était forcément victime de la violence masculine, y compris dans les cas où elle le faisait contre le désir de ses parents ! Et dans le but certes louable de la libérer, on – des hommes surtout – lui retirait une liberté ! Ce procès qui aboutit à un non-lieu n’est-il pas une allusion à l’instrumentalisation récente par un ministre particulièrement incompétent, d’une affaire de tenue islamique, visant à infliger une « déchéance de nationalité » à un homme qui aurait forcé une femme à porter un voile intégral ? Dans ces concours de bonne conscience, il est difficile de fixer les bornes de la liberté individuelle. De même, la répétition des scènes dans lesquelles l’héroïne est enchaînée, semble suggérer une réflexion sur le mécanisme d’aliénation, plutôt qu’une vision revancharde de la domination blanche. On aurait pu pousser jusqu’à montrer une autre femme, blanche, exhibée de la même manière, et proposée aux attouchements des clients, car cela s’est pratiqué, avec des femmes blanches, jusqu’aux années 1950 au moins en France… [3]

Revenons au discours savant. Nous sommes entre 1810 et 1815, Charles Darwin vient de naître, et ce n’est qu’en 1859 qu’il publiera son chef-d’œuvre, dans lequel il ironisera sur « l’illustre Cuvier ». Comme l’a montré Sylvie Chaperon dans Les origines de la sexologie 1850-1900, le discours scientifique sur la sexualité est encore dans les limbes, et il n’est donc pas étonnant que des médecins s’illusionnent sur ce qu’ils appellent « tablier hottentot », une hypertrophie des petites lèvres, ou « macronymphie », ce qui nous rappelle que La Légende du sexe surdimensionné des Noirs ne concerne pas que le pénis. À l’époque, les savants devaient se répartir en deux catégories : ceux qui, comme Joseph de Jussieu ou La Condamine, Humboldt et Darwin, parcouraient le monde pour augmenter leurs connaissances, et ceux qui, comme Cuvier ou Geoffroy Saint-Hilaire, attendaient dans leurs chaussons que le monde vienne à eux, sous la forme d’un échantillon aléatoire et unique. Il faut lire le récit d’Olivier Lebleu intitulé Zarafa pour voir ce fameux Geoffroy Saint-Hilaire cornaquer une girafe de Marseille à Paris. Saartjie Baartman fut la girafe de Cuvier. L’examen des prostituées par le médecin qui diagnostique la maladie de Saartjie, nous rappelle les internements des syphilitiques que Mâkhi Xenakis évoque dans Les folles d’enfer de la Salpêtrière. Jean-Baptiste Pussin, médecin aliéniste évoqué dans ce livre, mort en 1811, venait de préconiser d’enlever les chaînes aux aliénés [4]. Ce serait un contresens de ne voir dans les chaînes de Saartjie que le symbole de l’esclavage ou de la domination blanche, et contrairement à ce que j’ai lu ici ou là, Kechiche ne tombe pas dans ce travers, de même que sa vision des Français, certes différente de celle des Anglais, ne me semble pas si féroce que cela. Les femmes n’admirent-elles pas Saartjie ? Ne l’imitent-elles pas, dans leur désir de frénésie sexuelle ? Les scènes de bordel évoquent aussi le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, qui introduisit des femmes indigènes dans son roman, sans oublier Au Soleil, de Guy de Maupassant (1884) ou la Correspondance, de Gustave Flaubert, qui évoquent les prostituées d’Égypte ou d’Afrique du Nord, les fameuses « Ouled Naïl ». Plutôt que de tomber dans la facilité consistant à accuser les blancs d’abuser sexuellement des indigènes, comme dans l’article cité ci-dessus : « Souvent les Européens soumis à une irrésistible attirance ont toujours eu des relations sexuelles avec des femmes non occidentales depuis le XVème siècle jusqu’à nos jours. En dépit de tous les assertions fallacieuses dont ont fait l’objet les peuples non-blancs soumis aux Européens (sauvages, abrutis, bestials, simiesques etc.), cela n’a jamais empêché les leucodermes d’abuser sexuellement des femmes non-blanches. », le réalisateur montre comment la Vénus Hottentote agit plutôt comme un catalyseur des désirs enfouis – et ce n’est pas seulement à cause de sa peau noire. Le désir sexuel est autant celui des femmes que celui des hommes, et la scène où la Vénus est chevauchée par une femme âgée peut être qualifiée de saphique. L’homosexualité masculine est fugacement évoquée par l’olisbos, que le montreur d’ours propose à l’adoration des hommes autant que des femmes. Abdellatif Kechiche est donc un réalisateur qui donne une place importante au sexe, et pas dans une visée moralisatrice ; ce serait un contresens. Ces scènes d’exhibition qui se suivent en crescendo me rappellent la scène du repas de famille dans La graine et le mulet, dans laquelle les femmes notamment, n’hésitaient pas à évoquer librement la sexualité. Beau détour d’un réalisateur d’origine tunisienne pour contredire ceux qui voient un macho en tout Maghrébin.

 Lire l’article sur La comédie indigène de Lotfi Achour, qui étudiait également les fantasmes sexuels qu’inspiraient les indigènes des colonies aux Français. Lire aussi un projet pédagogique sur la culture noire.
 En 2013, Abdellatif Kechiche reçoit la palme d’or du festival de Cannes pour La Vie d’Adèle, film adapté de l’album Le bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh. Qu’est-ce que je disais, que c’est un grand ! Mais je préfère Vénus Noire !

Lionel Labosse


Voir en ligne : Sur un blog de France Culture : débaptiser la rue Cuvier ?


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Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.


[1Maints critiques ont reproché au film ses longueurs et ses répétitions ; je suis souvent d’accord, mais on pourrait s’interroger sur les menues variations de ces scènes, ce qu’elles montrent, et ce qu’elles ne montrent pas parmi les figures obligées.

[2Cela n’empêche pas les critiques de se précipiter sur ladite autoroute. Ainsi, dans la critique de Cécile Mury, relève-t-on la collocation « puis de tomber dans la prostitution » (Télérama 3172, 27/10/2010), très révélatrice, puisque le lieu envié dont elle « tombe » dans la prostitution, c’est d’être exhibée, enchaînée et encagée, comme phénomène de foire !

[3Voir à ce sujet, Histoire d’O, de Guido Crépax, d’après Pauline Réage. On pense aussi au film Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo, dans lequel le personnage, horriblement mutilé et cloîtré à l’hôpital, demande d’être exhibé comme bête de foire, pour être au contact des hommes, ou qu’on le tue.

[4On pourrait trouver politiquement correcte la proposition de Michel Alberganti de débaptiser la rue Cuvier à Paris (cf lien en-dessous de l’article) ; mais il n’existe pas à ma connaissance dans notre capitale de rue Charles Darwin ou de rue Jean-Baptiste Pussin…