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Un bon film sur la diversité sexuelle, mais aussi pour l’éducation à la sexualité
Les Invisibles, de Sébastien Lifshitz
Film français sorti en 2012
samedi 27 avril 2013
Il m’est rarement arrivé d’organiser une sortie scolaire au cinéma sans avoir vu le film moi-même auparavant (à cause d’un contretemps de dernier moment), surtout un film aussi sulfureux. Que j’aie pu me le permettre pour Les Invisibles en 2013 permet de mesurer le chemin parcouru en quinze ans d’activisme dans le domaine de l’éducation à la sexualité. C’est un film vraiment gonflé, qui aurait été undergroud il y a quinze ans, et qui maintenant a bénéficié d’une promotion impeccable, au point que ce n’est pas moi qui ai eu l’initiative de cette sortie. On m’aurait dit ça à l’époque ! Peu d’enseignants cependant, ont osé le proposer à des lycéens, et c’est dommage, car il faut profiter de tous les progrès de la tolérance et montrer ce qui est montrable, de peur qu’à force de ne pas s’en servir, la liberté chèrement conquise par les personnages du film ne s’use aux entournures… Les témoignages fort intéressants d’élèves anonymes que vous trouverez en fin d’article me semblent aller dans ce sens.
Contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, Les Invisibles n’est pas un film s’apitoyant sur des victimes d’une société hétérocrate [1], pas plus qu’une pesante pièce à verser au dossier de la revendication du « mariage gay ». C’est un film sur le bonheur que peut apporter la liberté sexuelle à l’heure du bilan d’une vie, quand elle est vécue dans sa chair, ce qui n’empêche pas qu’elle soit revendiquée, ce que montrent les images d’archives. Donc, tant que les forces réactionnaires communautaristes de toutes obédiences ne l’empêchent pas, comme aux États-Unis par exemple, autant utiliser ce genre de documents pour une éducation à la sexualité bien ordonnée. En ce qui concerne les élèves que j’ai amenés, je n’entrerai pas dans le détail bien sûr, mais il s’agissait de deux classes de première technologiques d’un lycée public classé « sensible » de Seine-Saint-Denis. Autant dire que si l’équipe pédagogique avait souhaité organiser cette sortie, c’est que nous en ressentions la nécessité, compte tenu de nombreuses insultes ou saillies sexistes ou homophobes entendues dans cette classe. La réaction de certains élèves grandes gueules pendant la diffusion a confirmé la nécessité d’agir. Le film sera suivi d’une intervention de SOS Homophobie, dont je rendrai brièvement compte. N’ayant pas vu le film, je m’étais renseigné pour pondre un questionnaire simple, dont le but était surtout que les élèves puissent tous (pas seulement les grandes gueules) s’exprimer par écrit en attendant la rencontre avec l’association, et garder une trace de leur réaction à chaud. Et que de mon côté, je puisse savoir quel est le ressenti de ceux qui n’estiment pas nécessaire d’en faire part à voix haute pendant la projection. Je vais donc baser cet article sur les cinq questions que j’avais prévues. Vous trouverez en fin d’article un florilège des réponses d’élèves les plus intéressantes.
1. Quelle est la différence entre un film documentaire et un film de fiction ? S’agit-il cependant d’une œuvre de l’esprit, d’une œuvre d’art ?
La frontière n’est sans doute pas tant entre un documentaire et une fiction qu’entre un film de pure information et un essai filmé d’auteur. On est manifestement dans l’essai, et pas dans un documentaire sur les homosexuels du 3e âge tel qu’on aurait pu le voir à la télévision. La subjectivité de l’auteur (voir question suivante) est fortement perceptible. Il s’agit donc d’une œuvre de l’esprit (ce qu’est aussi un documentaire télé, la qualité n’étant pas un critère de discrimination, puisque sa perception est subjective). Qu’il s’agit d’une œuvre d’art, la façon dont les cadrages et le montage sont travaillés, les plans intermédiaires sur la nature permettant une sorte de méditation philosophique, suffisent à le prouver, mais aussi la prégnance d’une vision du monde, d’une thèse défendue par le film, qui englobe l’aspect documentaire. Quant à la différence avec une fiction, il s’agit du fait qu’on ne raconte pas une histoire inventée, mais des histoires qui s’entrecroisent, et qui ont un fil rouge commun, l’histoire de la libération sexuelle en France au fil du XXe siècle. Et puis les témoins sont incontestablement des personnages, soigneusement sélectionnés sinon créés de toute pièce, en fonction de l’histoire à raconter. Il est à noter qu’aucune séquence, malgré la charge émotionnelle, ne joue la carte pathétique. Il est à supposer que des témoins ont dû pleurer pendant le tournage, mais soit ces scènes ont été éliminées, soit elles ont été retournées, contrairement à certains documentaires putassiers qui exhibent les larmes. Le format de presque deux heures témoigne aussi d’une subjectivité. Sur ce point, le film souffre à mon avis de longueurs (scène de la gare à la fin, retour sur le chevrier qui se répète…) dommageables à son exploitation pédagogique. Pour qu’un film puisse se voir en une séance de cours de deux heures (ce qui est déjà beaucoup) il faut en effet qu’il ne dépasse pas 1h30. Et comme ce film suppose d’être suivi d’au moins une séance de 1h30 de débriefing, il est difficile de pouvoir dégager tout ce temps dans le cadre de l’éducation à la sexualité.
2. Le réalisateur Sébastien Lifshitz apparaît-il dans ce film ? Est-il présent physiquement et / ou par sa subjectivité ?
Le réalisateur évidemment n’apparaît pas directement, mais alors qu’il est d’une certaine façon le narrateur, il est souvent le narrataire, et renvoie aux spectateurs. Les fréquentes apostrophes « tu vois », etc., qui ont été laissées au montage, s’adressent à nous au-delà du réalisateur, et à notre rapport à nos aînés pour les uns, à des personnages étranges et totalement inouïs pour les autres (une partie de ces élèves, qui justement ont du mal à voir, certains se fermant physiquement les yeux pour précisément ne pas voir). Les nombreuses images muettes de la vie quotidienne portent un message lyrique très subjectif, une conception panthéiste de la nature. J’ai créé pour un article sur Zazie dans le métro de Louis Malle, le néologisme « camérateur », qui désigne, indépendamment de toute histoire racontée, le discours subjectif d’une instance distincte de l’auteur, qui filme et s’adresse éventuellement à un « camérataire ». Ces notions me semblent bien s’appliquer à ce film, où beaucoup de séquences muettes prennent en charge une partie poétique du discours. On est dans l’arche de Noé, avec ces chèvres, ces poussins dont on étudie avec passion la naissance, comme si à l’hiver de leur vie, nos aînés restaient émerveillés par le printemps. Le choix de plusieurs agriculteurs parmi les personnages, alors que cette catégorie de la population est minime, est une référence évidente au souvenir de périodes importantes de la libération sexuelle. Mai 1968 et les années 70, époque du retour à la terre. On est à la fois dans un message panthéiste proche d’un film comme Le roi de l’évasion, d’Alain Guiraudie, qui exalte aussi la liberté sexuelle rurale, contrairement à certaines idées reçues, et dans une allusion à la morale de Candide de Voltaire, qu’on pourrait paraphraser ainsi : « Oui, les mots d’ordres et la revendication c’est bien, mais il faut cultiver son jardin » ! Le choix délibérément méridional et rural des témoins est fortement subjectif, et s’oppose à l’absence de tout homo caricatural, fille ou garçon, tels qu’on peut les voir à satiété, justement, dans les documentaires TV. Il n’est guère besoin de solliciter les différents témoignages pour saisir une conception panthéiste de l’amour, une allusion fine mais récurrente aux pastorales antiques, par exemple à l’histoire de Daphnis et Chloé. Allusion, peut-être aussi, qui sait, à André Gide, dont on a oublié de fêter les cent ans de la première version (non publiée) de Corydon (2011), premier essai de défense et illustration de l’homosexualité passant par un long détour sur la sexualité des animaux, qui lui a beaucoup été reproché injustement par les combattants de la 24e heure. Et si le meilleur argument anti-homophobes était avant tout que non, ce n’est pas contre nature ! Regardez les chèvres ! (« de vraies putes ! » Comme dit Pierrot.)
Un autre aspect important de la subjectivité de l’auteur est le point de vue original sur les vieux. Tous les témoins montrent évidemment une grande joie de vivre et une ouverture sur l’épanouissement sexuel, mais parmi les images d’archives des années 60, on retrouve des micro-trottoirs en noir et blanc lors de manifs pour l’avortement. Couples bourgeois de passants d’âge mûr, femmes en chapeau. On s’attend à un discours accusateur, mais le réalisateur a soigneusement choisi des témoignages de soutien. En revanche, quand il s’agit de condamner la gay pride, il a sélectionné des témoignages de jeunes gens homophobes. Contre-pied sans doute de la réalité sociologique, mais pas tant que ça, à entendre les réactions échaudées des quelques « grandes gueules » parmi mes élèves (attention, quelques témoignages rappellent, ainsi que nos connaissances psychologiques, que l’homophobie affichée à l’adolescence, et même après, est souvent un signe d’homosexualité refoulée).
3. Quel est parmi les 7 portraits de ce film, celui qui vous a le plus intéressé ?
Il n’y a pas 7 portraits, mais un peu plus, et il est difficile de les compter, puisque les couples sont vus alternativement en couple et individuellement (voir dernière question). Vous me permettrez d’évoquer, parité oblige, mes deux préférés.
La plus intéressante de mon point de vue est Thérèse [2]. Débordante de vitalité malgré la première moitié de sa vie où elle s’est mariée et a eu 5 enfants (je crois), sans se poser la question de son orientation sexuelle, elle évoque sans pose aucune 60 ans de souvenirs et de luttes, et quand elle nous apprend incidemment qu’elle est tombée amoureuse comme une gamine d’une jeunette de 50 ans à l’âge de 77 ans, on est abasourdi et on comprend que la joie de vivre conserve. C’est la plus militante de tous, mais son militantisme est avant tout féministe ; c’est le féminisme qui semble l’avoir amenée au lesbianisme. L’évocation de l’avortement clandestin ajoute beaucoup à l’intérêt de ce film, qui n’est pas tant la lutte contre l’homophobie que l’éducation à une sexualité épanouissante, ouverte sur soi et sur autrui.
Mais celui qui me touche le plus, c’est Pierrot, une pure création littéraire ! Un vrai chevrier de Virgile, qui a appris la nature en regardant niquer ses chèvres. Le regard bigleux à cause de l’âge, ou peut-être à force d’avoir lorgné du côté des filles et des garçons. Un véritable bi par alternance. Aucune part de militantisme chez ce faune qui se souvient avec malice comment quand il avait douze ans, il a branlé un vieux satyre qui avait l’habitude de se masturber dans le champ où il gardait ses chèvres. Phrase la plus choquante du film, qu’il faut savoir gré au réalisateur d’avoir conservée au montage. Eh oui, l’existence d’une sexualité consentie d’ados de moins de 15 ans, cela a existé, même si aujourd’hui, cela semble inconcevable. Je me demande si les élèves vont évoquer cette phrase dans leurs réactions. Moi qui ai toujours fréquenté des aînés avec plaisir, j’ai toujours entendu ce genre de témoignage d’une époque révolue (voir la nouvelle « La Carapace », dans Le Mariage de Bertrand d’Essobal Lenoir).
4. Justifiez le titre Les Invisibles.
On peut formuler plusieurs hypothèses qui se complètent. La plus facile, c’est celle de l’antonyme de « visible », la « visibilité » étant un thème récurrent du militantisme homo actuel. Portraits d’homosexuels qui auraient vécu cachés, que personne n’aurait voulu voir avant la période de revendication homo des années 1980. Le fait d’être vu a beaucoup d’importance, par exemple avec Christian, bourgeois coincé qui se libère au sein du GLH de Marseille, et se fait prendre en photo à son insu par Paris Match, occasion d’une des rares évocations de l’homophobie, point sur lequel on ne s’attarde pas. Monique s’est rendu visible auprès de ses collègues ; Thérèse a noyé ses amantes pour ses enfants parmi une foule de marginaux qui grouillaient chez elle. Même à l’époque actuelle, le premier couple témoin s’est rencontré en 1999 par petite annonce, et évoque tout un jeu de regards (de septuagénaires !) lors du rendez-vous à la gare, où l’on a la tentation de se cacher. Le deuxième couple évoque une rencontre non datée par regards échangés dans un rétroviseur. Signe que l’homo doit avoir l’œil, être attentif à des signes peut-être plus discrets.
Mais les Invisibles, ce sont peut-être les ruraux, et surtout les personnes âgées, ceux qui ont décidé de vivre loin du stress pour vivre heureux, qui ont peut-être la chance de terminer leur vie en échappant aux téléphones portables, aux techniques de vente de la SNCF, à la pub à haute dose, et tout ce qui nous pourrit la vie. Attention, il y a aussi des citadins, notamment Marseillais, mais le réalisateur a soigneusement écarté toute intrusion d’une modernité triviale. Certes, le premier couple semble au fait des derniers progrès de l’agronomie, mais la modernité reste hors-champ. Et si les « Invisibles » c’était aussi ceux qui, au sein même du monde LGBT, sont rejetés par leurs pairs, dès l’âge de 50 ans, comme explique Pierrot (il prétend que si on arrête la sexualité pendant une période, c’est fini pour la vie) ? Espérons que la forte présence de l’homosexualité n’ait pas empêché de voir en ces personnages des personnes âgées invisibles dans l’image d’Épinal commune du troisième âge. Qu’ils soient ou non grands-parents, ils ne sont pas réduits à l’identité de papys, mais ce sont des individus qui aiment, et vivent non comme objets, mais comme sujets.
Nous qui sommes appelés à glisser insensiblement vers leur classe d’âge à mesure qu’ils s’effaceront, peut-on souhaiter plus belle vieillesse que de leur ressembler ? Alors bien sûr on peut faire un reproche au film, qui dans son optimisme voltairien a laissé de côté toute une misère sexuelle vraiment « invisible » dans notre monde homo, comme hétéro d’ailleurs. Tous ceux que la sexualité et l’amour obligatoire ont laissés sur le chemin. Ceux qui, comme Jean-Louis Bory et tant d’autres, n’ont pas supporté le virage de la soixantaine, voire de la cinquantaine, et se sont tués. Aucun chibani, blédard, ou tout simplement français non-blanc qui aurait pu témoigner d’une autre perception [3]. Combien de pensionnaires de maison de retraite sont obligés de jouer la carte de l’hétérosexualité, une autre tendance étant sans doute impossible à supposer pour leurs voisins (quoi que je n’en sache rien) ? Et les maladies du grand âge, ça doit être encore plus difficile quand on est un peu marginal… Espérons que ce film connaîtra aussi un succès dans les pensions de retraite, lors de sa sortie en DVD. L’épicurisme du film de Lifshitz renvoie en creux à une réalité moins idyllique…
5. Diriez-vous que ce film constitue du « prosélytisme » pour le projet de loi actuel d’ouverture du mariage aux personnes de même sexe ?
Les avis sont partagés, bien sûr. Ne connaissant pas le réalisateur, je craignais de voir un tract. Beaucoup d’articles ont souligné l’opportunité de la sortie du film à ce moment (même si l’impact d’un documentaire de cinéma sur un sujet si pointu est à relativiser) ; mais la quasi totalité des journaux susceptibles de causer de ce film étant favorables au mariage, ils ont tendance à voir midi à leur porte. L’une de mes collègues, lesbienne, au courant de mes idées anti-mariage, m’a dit que ce film l’a décidée à se rendre à la manif pro-mariage du 16 décembre. Cela m’a étonné, car j’ai au contraire cru remarquer non seulement une absence totale de revendication, mais même des appels du pied appuyés vers une sexualité anti-conformiste aux antipodes du « mariage gay », et une parole libre d’hommes et de femmes à qui on ne donnerait vraiment pas le bon dieu sans confession ! Il est vrai que les longues séquences consacrées pour commencer aux deux couples homos masculins pouvaient laisser laisser croire qu’on s’engageait dans cette direction. Mais heureusement, arrivent les célibataires, qui pour certains comme le fameux Pierrot, font l’apologie de la solitude, et ne se plaignent pas de ne pas être en couple. Et si on y regarde de plus près, certains de ces couples sont aux antipodes du couple gay apprécié des médias. Le deuxième couple constitue un cas intéressant. Si j’ai bien compris, il y en a un qui est homo depuis longtemps, je ne sais plus si c’est Bernard ou Jacques, et a toujours apprécié les hommes âgés même quand il était jeune. L’autre aurait compris vraiment sur le tard que s’il n’était plus attiré par sa femme, c’est qu’il l’était par les hommes. Il a donc passé une petite annonce, mais on ignore s’il y a eu divorce. Ce qui est dit, c’est que son compagnon s’entend bien avec la belle-famille. Un point contre le mariage, car on sait que les gens qui se remarient sur le tard suscitent souvent l’hostilité de leurs enfants, qui se sentent spoliés. Mais heureusement, le documentaire n’en dit pas un mot et nous laisse à notre subjectivité.
Le choix des personnages est significatif, puisque plusieurs d’entre eux ont des enfants d’un mariage, et dans leur témoignage, ne rejettent pas cette partie de leur vie, au contraire. Ils sont donc autant homos qu’hétéros, parfois manifestement bisexuels, comme Pierrot. Dans leur vie compliquée, on ne voit guère en quoi le mariage serait un avantage, sauf peut-être pour ceux qui partagent une maison ou une entreprise (agriculteurs toujours en activité à plus de 80 ans !) Je ne sais pas si un journaliste a eu l’idée de poser la question à ces acteurs sur leurs préférences entre pacs, pacs amélioré, mariage, ou célibat forcené. On trouve sur Rue 89 une entrevue de Sébastien Lifshitz, où il parle un peu de mariage, notamment à travers des photos anciennes qu’il collectionne, mais sans plus, en tout cas il n’a pas inclus ce genre de photos dans les images documentaires. Au contraire, son choix est volontairement provocateur, images de fêtes sexuelles, qui ont suscité parfois les hauts cris de certains élèves (alors qu’il n’y a rien de porno !), fêtes de l’ancien GLH de Marseille, reportages homophobes sur des dancings homosexuels… Le témoignage de Jacques Fortin, le seul militant homo connu participant comme témoin, le seul dont le nom de famille soit prononcé, est significatif. En effet, d’une part quand il intervient, tardivement dans le film, il rejoint Christian, qui était jusqu’à présent considéré comme seul. On ne précise pas s’ils sont un couple, ou de simples vieux amis, car rien ne fait référence à une vie commune. Et puis Jacques Fortin, même s’il a rejoint bon gré, mal gré, la cohorte du « mariage gay », a témoigné de ses réticences par rapport à cette revendication, et de sa préférence pour des conceptions disons plus… altersexuelles ! (voir son témoignage à la fin de cet article). J’ai enfin trouvé une interview dans Télérama, plus explicite sur ce sujet : « Nous n’avions pas prévu le télescopage de la sortie du film avec le débat sur le mariage homo et l’adoption. Quand il en a pris conscience, le distributeur a d’abord pris peur : il y avait un risque d’effacement de notre sujet. Car Les Invisibles sont des gays et des lesbiennes de 80 ans en moyenne, pour qui, a priori, la question du mariage ne se pose plus… Or, le film les montre au présent, pleinement dans la vie, et contredit beaucoup de clichés sur l’homosexualité qu’on entend encore aujourd’hui dans la bouche des politiques.[…] Dans tous les débats qui ont suivi la projection, la loi sur le mariage homo est revenue. Les témoins du film, dont plusieurs m’ont accompagné au fil de cette tournée, se sont construits jadis sur un modèle contraire à celui qui est revendiqué aujourd’hui. Ils ont affirmé une différence, se sont opposés de façon radicale au modèle “ hétéro-flic ”, comme ils l’appelaient à l’époque. Le mariage, pour eux, c’était ce qu’il fallait combattre. C’était le modèle bourgeois. C’était l’ennemi. Parmi les couples du film, un seul a dit : “ Dès que la loi passe, on sera les premiers à se marier. ” Au contraire, la doyenne des Invisibles, Thérèse, 85 ans, a rappelé qu’elle avait été, avant sa vie de lesbienne, épouse et mère de quatre enfants : “ Très vite, je me suis rendu compte que le mariage était une routine désespérante. Je n’ai eu qu’une envie : m’en dégager le plus vite possible. ” Mais comment prendre son indépendance à cette époque sans avoir de métier ? Elle a sauté dans le vide, ce n’est pas pour faire l’éloge du mariage aujourd’hui. » […]
Je ne penche donc définitivement pas pour la thèse du prosélytisme, mais pour une vraie bombe altersexuelle ! Si j’avais posé la question à ces élèves, c’est pour déblayer le terrain car cette critique serait sans doute sortie en premier. Mais le fait que moi-même je leur pose la question ne peut que faire rebondir la balle dans l’autre sens, en tout cas favoriser le débat…
Extraits de réponses d’élèves au questionnaire.
Voici maintenant un florilège des réponses d’élèves les plus intéressantes aux mêmes questions. Précisons le cadre. Il s’agissait d’un exercice sur 5 pt tel que j’en propose régulièrement de façon facultative (les élèves doivent en rendre 2 pendant le trimestre, au choix). Sur les 55 élèves présents, 23 réponses, ce qui est un des meilleurs retours depuis le début de l’année, et avec une qualité de réponse meilleure que d’habitude. Il est à noter que quasiment aucun des élèves qui ont perturbé la séance n’a rendu le questionnaire (pour la plupart ils ne rendent jamais rien !) J’ai été étonné de la pertinence et de l’intérêt de la plupart des réponses, comme vous allez pouvoir en juger. Quelques réticences se font jour, mais elles sont exprimées de façon tout à fait recevable. Rendons « visibles » les paroles des élèves les plus discrets, souvent cachés par ceux qui monopolisent la parole…
1. Quelle est la différence entre un film documentaire et un film de fiction ? S’agit-il cependant d’une œuvre de l’esprit, d’une œuvre d’art ?
« Il s’agit d’une œuvre de l’esprit car le réalisateur a voulu montrer le côté des homosexuels qu’on ne voit pas, soit très sentimental (très humain) pour montrer qu’ils sont comme tous les autres humains mais aussi le côté dont on ne se doutait pas »
« Les documentaires représentent souvent le domaine de l’histoire ou des activités humaines ou bien le monde naturel, ce n’est pas une invention au contraire de la fiction qui est un produit de l’imagination qui n’a pas de modèle complet dans la réalité. Cependant, il s’agit d’une œuvre d’art. »
2. Le réalisateur Sébastien Lifshitz apparaît-il dans ce film ? Est-il présent physiquement et / ou par sa subjectivité ?
« Le réalisateur n’apparaît pas physiquement dans ce film. Il est présent par sa subjectivité car c’est lui qui a décidé de la manière dont allait se dérouler le film, la mise en scène »
« Le réalisateur n’apparaît pas dans ce film. Il est présent par sa subjectivité car il compose une galerie de portraits. On peut aussi dire qu’il est présent physiquement car il est parti à leur rencontre, c’est lui qui réalise, donc oui aussi physiquement »
« Le réalisateur n’apparaît pas dans ce film, mais il est présent subjectivement. C’est lui qui interroge les personnes et il est présent à travers les questions »
3. Quel est parmi les portraits de ce film, celui qui vous a le plus intéressé ?
« Celui qui m’a le plus intéressé est le portrait de celui qui a dit que sa mère ne voulait pas de lui parce qu’il a souffert par rapport à sa mère, de plus la société n’a pas accepté ses choix d’amour. Une mère est censée nous épauler, nous aider quand ça ne va pas, alors qu’elle dit à son enfant « je ne voulais pas de toi, quand tu étais bébé ne te nourrissais pas parce que je ne voulais pas que tu vives ». Un enfant qui entend cela de la bouche de ses parents (mère) serait totalement anéanti. »
« Celui qui m’a le plus intéressé est celui de l’homme qui mène les chèvres. Il m’a intéressé car on peut voir qu’il n’a pas changé de cadre de vie et qu’il a appris les choses de la vie dans la fréquentation de la nature »
« Le 1er couple m’a bien intéressé car ils racontent leur orientation sexuelle avec conviction. Malgré les critiques, ils assument. Ils parlent aussi de leur rencontre. On voyait qu’ils étaient heureux en racontant cela. »
« Je n’ai pas de portraits qui m’intéressait plus que les autres car ils m’intéressaient tous, car je voulais voir comment chacune de ces personnes ont vécu leur homosexualité »
« Il n’y a aucun portrait qui m’a intéressé, mais celui des femmes est plus respectueux que celui des hommes »
« C’est celui de Pierrot qui m’a le plus intéressé. C’est un éleveur de chèvres qui a découvert son attirance sexuelle pour d’autres hommes très jeune, à l’âge de 12 ans. Ce qui m’a plu est qu’il raconte son expérience sans honte ni fierté, de façon naturelle. Il nous montre que malgré les critiques et la société dans laquelle il vivait, il a pu surmonter tout cela et vivre pleinement »
« La dame qui a les cheveux courts blancs car malgré qu’elle aime les personnes du même sexe qu’elle, elle était contente d’avoir une mère contre l’homosexualité à toujours vouloir ramener sa fille dans la normalité qui est l’hétérosexualité, contrairement à la mère de sa copine qui elle était pour l’homosexualité. Grâce à sa mère elle était entre les deux »
« Le portrait qui m’a le plus intéressé, c’est la femme qui a eu des enfants mais qui a été attirée par des femmes car elle a aidé des femmes à avorter »
4. Justifiez le titre Les Invisibles.
« Les personnages ne sont que des personnes âgées et des homosexuels, et quand on parle d’homosexuels, on pense plus à des trentenaires, alors ils sont un peu les « invisibles » de notre société ou même les oubliés de la société »
« Le titre a deux sens car il désigne à la fois le fait que ces personnages sont vieux et qu’ils deviennent invisibles pour la société mais aussi leur attirance sexuelle pour des personnes de sexe opposé (sic) qui faisait scandale et qu’il fallait cacher »
« Le titre veut dire que les personnes dans ce film documentaire, comme elles sont homosexuelles elles devraient se cacher, cacher leur homosexualité, vivre comme si elles étaient invisibles »
« Le réalisateur a choisi ce titre car à l’époque où ces homosexuels étaient jeunes, personne n’imaginait que ça pourrait exister, ou ils ne faisaient pas attention. Ils se cachaient, il y en a qui se faisaient battre. Par exemple dans un portrait, un homme disait qu’il est allé voir le médecin, qui pensait que c’était une maladie »
5. Diriez-vous que ce film constitue du « prosélytisme » pour le projet de loi actuel d’ouverture du mariage aux personnes de même sexe ?
« prosélytisme : du mot « prosélyte ». Désigne l’attitude de ceux qui cherchent à susciter l’adhésion d’un public. Non. Ce n’est qu’un film qui aide à poser [notre] réflexion sur ce sujet et à découvrir un monde inconnu et à se poser de bonnes ou de mauvaises questions à ce sujet. »
« Ce film ne m’influence pas parce que j’ai déjà mon avis sur eux et pour moi ce n’est pas normal, après chacun son avis, voici le mien »
« prosélytisme : quand des personnes font du zèle pour amener d’autres personnes à adopter ce que l’on pense. Ce film documentaire a été réalisé pour faire changer les idées reçues des gens contre l’homosexualité. Oui, ce documentaire est du prosélytisme car ces témoignages essaient de nous convaincre que ce sont des [gens] qui sont comme nous, qui ont des droits et peuvent avoir le droit au mariage »
« prosélytisme : zèle ardent pour recruter des adeptes, pour tenter d’imposer ses idées. Je pense que non car ce film, les gens qui l’ont vu n’ont pas changé d’opinion sur les homosexuels ou ils ont changé d’opinion parce que dans le film certains portraits donnaient à réfléchir, comme le monsieur avec ses chèvres. Son comportement n’était pas digne de quelqu’un qui voudrait qu’on change d’opinion sur les homosexuels, certaines choses qu’il racontait n’avaient pas besoin d’être sues par les gens »
Intervention de SOS homophobie
Elle a enfin lieu, après un report, plus d’un mois après la séance au cinéma, qui semble oubliée. J’ai déjà rendu compte jadis d’une intervention de SOS homophobie dans mon Journal de Bord de 2004-2005, donc je serai bref, car l’essentiel n’a pas varié. Entretemps, l’association s’est vu accorder, puis retirer, un agrément Éducation nationale pour des raisons procédurières. Cela n’empêche pas les interventions, bien au contraire, d’ailleurs c’est en connaissance de cause que j’ai tenu à travailler à nouveau avec SOS homophobie justement après cette déconvenue. Je regrette que les intervenants, Karim et Maritza, ne fassent pas allusion au film qui avait motivé cette intervention (c’était l’attachée de presse de la salle qui nous avait proposé une projection suivie d’une intervention ; attachée qui s’est d’ailleurs déplacée pour assister à l’intervention, c’est dire son implication !) La raison est sans doute que les intervenants ont pour éthique stricte de partir des questions des élèves, et que ceux-ci n’ont pas fait allusion au film (il y a eu deux interventions pour les deux classes, et je n’ai assisté qu’à la deuxième). SOS homophobie pratique une intervention minimaliste par rapport aux autres associations, basée sur un échange avec les élèves, très « maïeutique », qui empêche en effet toute accusation de prosélytisme. La preuve en est qu’il a fallu, dans l’intervention à laquelle j’ai assisté, attendre 10 minutes avant la fin pour qu’une élève questionne les intervenants sur la question du mariage, qu’ils n’avaient pas abordée d’eux-mêmes.
On retrouve les invariants des interventions en milieu scolaire, toutes associations confondues. Définition des mots LGBT. Karim et Maritza passent vite sur les inévitables insistances provocatrices de certains garçons sur les transgenres, hermaphrodites et autres sujets, en expliquant qu’il s’agit de problématiques concernant un nombre très réduit de personnes, mais expliquent cependant la différence entre « travesti(e) », « transgenre » et « transsexuel(le) », avec une tendance que je regrette à n’évoquer implicitement que la version MtF, trop inscrite dans l’imaginaire stéréotypé des ados. Quant à l’inévitable « zoophile », il est rembarré en répondant « en plus c’est interdit par la loi ». On passe au « mur des insultes », repris de l’association Contact, mais en version minimaliste, car on ne demande que les insultes homophobes, en constatant que les insultes lesbophobes se limitent à « sale gouine », « gouinasse », ce qui permet à Maritza d’en évoquer l’étymologie. Pour les insultes masculines, voici ce qui est sorti lors de cette intervention : « tafiole, pédale, zemel (insulte en dialecte maghrébin), pédé, enculé, suceur, sale homosexuel, tarlouze, tapette ». Précisons que la séance est extrêmement houleuse, plusieurs garçons et quelques filles se déchaînent, les insultes – « de camaraderie » bien sûr – volent pendant l’intervention, mais cela ne semble pas gêner outre mesure Karim et Maritza, qui poussent jusqu’au bout l’idée de ne pas entraver le questionnement des élèves, pour planter une graine et la laisser se développer après leur départ (et bien que le pédagogue en moi soit excédé par ce bruit que je subis pour une fois dans le fond de la salle, je crois qu’ils ont raison, c’est la vertu pédagogique du bon vieux débat, qui n’a pas perdu de sa valeur à l’époque des réseaux sociaux !). Un autre invariant est le moment où un élève sort l’argument « c’est pas naturel », Karim rebondit gentiment et habilement en expliquant qu’on est habillés, qu’on a des téléphones, et que l’être humain n’est plus tout à fait une bête ! Bien joué ! Maritza évoque l’échelle de Kinsey dans un brouhaha qui à mon sens gêne la transmission de connaissances (le pédagogue psychorigide que je suis tient comme un avare à son or à ce qu’une heure de cours ne laisse pas un élève repartir sans quelque connaissance dûment engrangée ! Ils pourront donc rechercher des précisions sur Wikipédia ou un livre sur la question emprunté au CDI. La séance se termine par le traditionnel questionnaire de satisfaction. Malgré le bruit (à peine supérieur à la moyenne des cours avec cette classe difficile) la plupart des élèves expriment leur satisfaction. Certains sont moins choqués que par le film, mais je suis content qu’il y ait eu les trois (le film, notre débat interne sur le film à partir de leurs réponses écrites, et le débat avec cette association). Merci aux intervenants bénévoles. Ah au fait, un détail qui peut paraître futile mais a son importance, vu ce que j’ai dit du film ci-dessus : sur cette intervention, une intervenante avait la peau foncée, l’autre un prénom d’origine maghrébine, et il y avait une garçon et une fille. Aucune de ces remarques du type « les homos ce ne sont que les blancs » ou « il n’y a pas d’homos chez les musulmans », souvent entendues lors d’autres interventions…
Voir en ligne : Le site de Sébastien Lifshitz
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[1] Une séquence d’archives est assez significative : une jeune femme dans le genre stalinienne crache sa haine des hétéroflics avec la phraséologie typique des années 70. Scène repoussoir qui fait ressortir des choix de vie beaucoup plus tolérants, puisque la moitié des témoins ont été hétéros et ne renient pas du tout ce passé.
[2] On apprend plus tard que Thérèse Clerc habite Montreuil et ouvre la Maison des Babayagas. Voir cet article.
[3] Manque d’autant plus regrettable qu’un des « arguments » lancés fréquemment dans nos établissements sensibles est que « de toute façon, les pédés ce n’est que les blancs, ça n’existe pas dans telle ou telle culture ».