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Le film que les surréalistes kiffèrent

Peter Ibbetson, de Henry Hathaway

Film américain sorti en 1935.

samedi 20 septembre 2014

Peter Ibbetson est un film culte de Henry Hathaway sorti en 1935. Il s’agit de son treizième film en tant que réalisateur, en trois ans, c’est-à-dire depuis 1932 ! Œuvre atypique dans sa filmographie, car il est connu plutôt pour ses westerns, comme Nevada Smith (1966) ou Cinq cartes à abattre (1968). Une rétrospective en 2014 à la cinémathèque de Bercy m’a permis de découvrir ce chef-d’œuvre plébiscité par les surréalistes. Une note de bas de page de L’Amour fou d’André Breton aurait suffi à justifier ce succès : « Non plus la seule, mais une des deux seules depuis que m’a été révélé cet autre film prodigieux, triomphe de la pensée surréaliste, qu’est Peter Ibbetson ». Cette phrase, que des dizaines d’articles citent sans préciser la référence (il y a des coups de pied quelque part qui se perdent) se trouve à la page 756 du tome II des œuvres de Breton en Pléiade, et à la p. 113 de l’édition Folio. L’autre film évoqué par Breton est L’Âge d’or de Buñuel et Dali : « Ce film demeure, à ce jour, la seule entreprise d’exaltation de l’amour total tel que je l’envisage et les violentes réactions auxquelles ses représentations de Paris ont donné lieu n’ont pu que fortifier en moi la conscience de son incomparable valeur. L’amour, en tout ce qu’il peut avoir pour deux êtres d’absolument limité à eux, d’isolant du reste du monde, ne s’est jamais manifesté d’une manière aussi libre, avec tant de tranquille audace. […] Dans un tel amour existe bien en puissance un véritable âge d’or en rupture complète avec l’âge de boue que traverse l’Europe et d’une richesse inépuisable en possibilités futures. » Une anecdote complémentaire rapportée par Ado Kyrou veut que « Par une après-midi de 1937 (sic), Paul Éluard qui n’aimait pas particulièrement le cinéma, marchait sur les grands boulevards lorsqu’il croisa une de ces rares femmes qu’on suivrait jusqu’au bout de la vie. Il la suivit donc et après quelques détours manifestement sans but, la merveilleuse apparition entra dans un cinéma. Éluard y pénétra à son tour. On y jouait un film réalisé en 1935 par le très moyen metteur en scène hollywoodien, Henry Hathaway. C’était Peter Ibbetson. (Ado Kyrou, Amour-érotisme et cinéma, Le Terrain Vague, 1957, p. 389). Cela nous rappelle la scène de la rencontre de Nusch, le 21 mai 1930, sur les mêmes boulevards. On se doute de l’émoi du poète devant ce film qui semble fait sur mesure pour illustrer son célèbre poème en prose « La dame de carreau ». Pour l’analyse filmique, nous renverrons ci-dessous à plusieurs excellents articles. Notre contribution aura uniquement pour objet de préciser ce que les surréalistes ont pu apprécier dans ce film. Si l’on a l’occasion, une projection de ce film peut s’avérer un prolongement intéressant à l’étude du recueil Les Mains libres d’Éluard & Man Ray, même s’il ne semble y avoir aucune allusion à ce film comme celle à King Kong dans le poème-dessin « Pouvoir ».

Résumé

Enfant, Gogo, alias Peter Ibbetson, vit une amitié houleuse avec sa petite amie, Mimsey, anglaise comme lui. Ils habitent deux luxueuses villas mitoyennes dans les environs de Paris. Quand sa mère meurt, un oncle amateur de chevaux le rapatrie, malgré son désir de rester auprès de Mimsey. Nous le retrouvons devenu un homme fait dans le deuxième chapitre, travaillant dans un cabinet d’architecte. Il est dépressif, n’apprécie pas les distractions de ses collègues. Comme il donne son congé à M. Slade, son patron, aveugle de naissance, celui-ci le convainc d’aller se changer les idées à Paris. Il y retrouve la villa de son enfance, envahie par les herbes, et le souvenir de Mimsey. De retour à Londres, M. Slade lui confie la tâche de construire une écurie pour un riche duc et sa duchesse. Il s’avère que la duchesse n’est autre que Mimsey, mais si le spectateur le comprend par des échos visuels et thématiques, notamment le récit d’un rêve identique que les amants font la même nuit, les personnages ne le comprendront que par la jalousie du duc, brutalement exprimée lors d’un repas commun à la fin des travaux. Peter projette d’enlever Mimsey, mais le duc les surprend et les menace avec un pistolet. Peter détourne le coup, et tue involontairement le duc. Il est condamné à la perpétuité dans une terrible prison plus métaphorique que réelle, où des chaînes tout autant symboliques l’entravent sur son grabat. Il fait tout pour mourir, mais Mimsey parvient à le rejoindre en rêve, et le ramène à la vie. Ils se rejoindront ainsi chaque nuit, jusqu’à mourir de vieillesse.

« La dame de carreau » révélée par Hathaway

L’intrigue de ce conte n’est pas forcément originale, mais c’est la place accordée au rêve qui retiendra les surréalistes, magnifiée par le traitement brut de décoffrage de Hathaway, beaucoup moins maniéré que les films plus tardifs d’un Cocteau (réalisateur ou scénariste, je pense par exemple à L’Éternel retour, qui a mal vieilli). À ce propos, j’apprécie la qualification de « réalisateur couteau suisse » dans l’article de Justin Kwedi. Si le film date de 1935 et peut donc prendre en compte non seulement les apports de la psychanalyse, mais ceux du surréalisme naissant (il n’y a aucune raison pour que Hathaway soit moins informé des nouveautés européennes en 1935 que Man Ray, qui débarqua à Paris en 1921 après avoir travaillé avec Marcel Duchamp à New York), le roman éponyme de George Du Maurier [1] fut écrit en pleine période symboliste, et les symbolistes n’étaient pas réputés pour ignorer le rêve ! Le film semble réaliser mot pour mot le script onirique de « La dame de carreau » (écrit en 1926), de même que dans le film, les deux personnages se rendent compte qu’ils ont fait exactement le même rêve.
« Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber. »
Ce premier alinéa du poème convient parfaitement à l’amour pur des deux enfants, qui soutient Peter tout au long de sa vie, et l’empêche effectivement de tomber dans des amours triviales, par exemple avec la jeune femme qu’il rencontre à Paris.
« Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit.
J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits.
Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge. »

Ces versets évoquent les nombreuses nuits et la nuit symbolique de la prison perpétuelle, supportées grâce à la lumière éblouissante de la dame, que Hathaway exprime par des clairs-obscurs et des contrejours.
« À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou.
Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point.
Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller. »

Ces alinéas correspondent à la première période du film, les amours contrariées des enfants, qui se chamaillent et se réconcilient, cherchant les gestes de l’amitié.
« Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même.
Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour. »

Voici ce qui réunit les amants séparés par les murs de la prison, notamment avec l’épisode de la bague, qui, effectivement, est « ramenée au jour ».
« Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n’est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie,
mais sans la reconnaître.
Aimant l’amour. »
Cette fin du poème se retrouve moins dans le film, car il s’agit au contraire de l’obsession d’une femme unique, à l’exception de « je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître », qui se vérifie dans le film.

Le rêve et la réalité dans le film

Le rêve est plus que le rêve, c’est une métaphore de la création artistique, plus forte que la réalité, une sorte de manifeste surréaliste. Cela commence par une scène apparemment réaliste : les deux enfants séparés par des grilles, qui semblent parodier le « Joujou du pauvre » de Charles Baudelaire : « De l’autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux. […] À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes […] », sauf que les deux enfants sont des fils de riche, et ce que séparent ces barreaux symboliques, c’est la prison de la réalité et la liberté merveilleuse du rêve. Gogo tente de s’approprier les planches que Mimsey veut utiliser pour sa « maison de poupée » (allusion à la pièce d’Ibsen, datant de 1879), et pour cela, il passe un gros râteau à travers la grille. Mimsey s’en aperçoit, et lui renvoie son râteau. C’est alors que le gredin rejoint la fillette en passant facilement à travers les barreaux ! Moralité : le cinéma abolit toutes les frontières, outil bien plus efficace qu’un trivial râteau. Le motif de la grille, véritable leitmotiv qu’on retrouve dans de nombreux plans au château du duc, peut être considéré comme une métaphore du cinéma (analogie des barreaux avec la pellicule du film). La plus belle scène est sans doute celle de la bague. Peter Ibbetson, reçoit du médecin qui l’avait déclaré mort, une bague que Mimsey dans leur rêve commun, avait promis de lui faire remettre en vrai pour qu’il ne cède pas au désespoir et se laisse mourir. Voici ce qu’il dit en recevant l’objet qu’on pourrait qualifier de surréaliste : « Qui peut dire ce qui est réel et irréel ? Ça ressemble à une bague… Mais ce n’en est pas une. Ce sont les murs d’un univers… Il contient la magie de tous les souhaits. À l’intérieur de ce monde, elle se meut et vit… Et tout mène à elle… Chaque rue… Chaque sentier… Toutes les mers… C’est un univers… Notre univers ! ». Est-il besoin de commentaire ?

Peter Ibbetson, de Henry Hathaway


La séquence onirique de la bague est l’occasion d’un des rares effets spéciaux du film, qui prend donc une importance démesurée (et c’est la force de ce film d’user avec parcimonie des effets spéciaux). La main de Mimsey qui porte la bague est isolée, et reste seule à l’écran tandis que Mimsey est estompée. Les lecteurs du recueil Les Mains libres reconnaîtront un formidable avatar filmique du thème fédérateur du recueil. Voici à peu près le photogramme en question, ou plutôt il faudrait arriver à en isoler un autre quelques secondes plus tard, quand la femme disparaît complètement. On y reconnaîtrait une image de main qui pourrait se surimprimer à la brillante analyse par Agnès Vinas & Marie-Françoise Leudet, du dessin correspondant au poème « L’angoisse et l’inquiétude » (p. 34).
Le thème de l’existence d’une vision supérieure à la vision réaliste est développé au début de la seconde partie du film, par le personnage inattendu du patron du cabinet d’architecture, M. Slade, aveugle de naissance, qui affirme « voir » avec tous ses sens, et évoque par exemple l’écume de la mer : « — Vous êtes parfaitement heureux, alors que vous avez tout pour ne pas l’être. — Ne me plaignez pas. Je ne manque absolument de rien. J’entends, je sens et je vois ce que je veux voir. […] Je peux décrire certaines choses aussi bien que vous […] J’ai vu comment l’écume blanchit quand la marée se retire. Et les fleurs. — Comment pouvez-vous voir ? Vous êtes né… — Je suis né aveugle, mais j’ai vu. — Mais comment ? — On ne voit pas qu’avec les yeux. Ça se trouve en vous. Certains disaient que c’était des rêves, mais ça m’a permis de voir ». Visitant un musée de peinture à Paris, Peter se campe devant une marine, et songe à cette phrase, tandis que des petits-bourgeois s’esbaudissent devant un tableau qui représente à s’y tromper leur jardin…
En conclusion, le thème de l’amour fou autant que celui du rêve ne pouvaient faire autrement que d’entraîner l’adhésion des surréalistes, pour des raisons liées moins à la forme qu’au fond de l’œuvre.

Liens

 Visionner les 9 premières minutes du film sur You tube.
 Article de asketoner sur le blog Une fameuse gorgée de poison.
 Chronique de Justin Kwedi.
 Article de Gérard Courant.
 Article sur le roman et le film avec de nombreux documents sur le site Moïcani - L’Odéonie.
 Article de J.-B. Morain, sur Les Inrocks.
 Article d’Antoine Rigaud sur DevilDead.
 Article de Vincent Roussel sur Kinok.
 Article de Fred Jay Walk sur le blog du West.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article de Wikipédia


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[1Traduit en 1946 par une vieille connaissance, Raymond Queneau, et c’est la première traduction d’après mes recherches. Il semble donc que ni Breton, ni Éluard n’aient lu le roman avant de voir le film, sans quoi sans doute Breton l’aurait-il mentionné. Je l’inscris dans ma liste de lectures pour les cinquante prochaines années…