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Psychiatrie, justice et pouvoir

Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, édition de Michel Foucault

Gallimard / Julliard, 1973, 352 p.

vendredi 15 juin 2018

Cinq ans avant Herculine Barbin, dite Alexina B, Michel Foucault avait publié Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… (Gallimard / Julliard, 1973), avec un collectif de son séminaire du collège de France, un livre de la collection Archives, constituant un document sur les « rapports entre psychiatrie et justice pénale ». Le triple parricide de Pierre Rivière se voit expliqué dans ce kaléidoscope de documents au centre desquels la propre relation du meurtrier rédigée dans sa cellule & dans un français émaillé de mots locaux & de fautes d’orthographes dont la publication telle quelle a une valeur scientifique, à l’instar de la lettre de Manouchian. On peut lire le texte de Pierre Rivère sur cette page Internet. Les diverses analyses du dossier auquel Michel Foucault a pris une modeste part, permettent de situer ce document dans son contexte, un moment clé de l’histoire du pouvoir, de la justice et de la psychiatrie.

Le titre du livre n’est autre que l’incipit du texte du criminel, qui précise dès les premières lignes : « Tout cet ouvrage sera stilé très grossièrement, car je ne sais que lire et écrire ; mais pourvu qu’on entende ce que je veux dire, ce c’est que je demande et j’ai toute redigé du mieux que je puis » (p. 73). Phrase qu’il faudrait écrire en lettre d’or dans les salles de classe pour décomplexer nos élèves ! Au sein du patois employé par Rivière, le verbe « sosonner » est significatif du mode de vie paysan : il s’agit du partage d’un cheval pour les travaux agricoles, et le nom « soson » désigne la personne avec qui on est associé de cette manière : « La maison étant prête mon pere alla la chercher, accompagné de Quevillon notre soson et de victor domestique chez Mr Grellai, il ne trouva que peu de meubles » (p. 107).
La lecture de la Bible a encouragé le criminel, ce qui fournit autant d’arguments pour l’interdiction de ce livre dangereux que les habituels aboiements à la censure dès qu’un criminel a gardé dans ses poches un livre de Sallinger ou autre ! « – Vous venez de me dire que Dieu vous avait commandé les trois assassinats qui vous sont reprochés, vous saviez bien pourtant que Dieu ne commande jamais le crime.
– Dieu a commandé à Moïse d’égorger les adorateurs du veau d’or, sans épargner ni amis, ni père, ni fils » (entretien avec le juge, p. 39). L’accusé, qui veut prouver qu’il n’est pas fou, livre ce vibrant plaidoyer masculiniste : « autrefois on vit des Jael contre des Sisara, des Judith contre des Holophernes, des Charlotte Corday contre des Marat ; maintenant il faudra que ce soient les hommes qui emploient cette manie, ce sont les femmes qui commandent à present, ce beau siecle qui se dit siecle de lumiére, ce nation qui semble avoir tant de gout pour la liberté et pour la gloire, obéit aux femmes, les romains étaient bien mieux civilisés, les hurons et les hottentots, les alquongins, ces peuples qu’on dit idiots, le sont même beaucoup mieux, jamais ils n’ont avili la force, ce sont toujours été les plus forts de corps qui ont toujours fait la loi chez eux » (p. 132).
La sexualité de ce meurtrier est présentée par le psychiatre (enfin « médecin aliéniste ») qui l’a examiné, en ces termes : « il se figura qu’un fluide fécondant s’échappait sans cesse de sa personne et pouvait ainsi, malgré lui, le rendre coupable des crimes d’inceste et d’autres plus révoltants encore. Aussi vivait-il dans des craintes continuelles, il ne s’approchait des femmes qu’avec réserve et souvent il se reculait avec horreur du voisinage de sa mère, de son aïeule ou de sa sœur, quand il croyait s’en être un peu trop approché. Pour réparer alors le mal qu’il pensait avoir fait et empêcher un inceste, il faisait des mouvements ridicules tendant à retirer à lui le prétendu fluide fécondant cause de ses inquiétudes. Le voisinage d’un animal femelle le gênait infiniment pour les mêmes motifs et tous ceux qui l’ont connu ont été frappés de l’espèce de crainte et d’effroi que lui causait l’approche d’une poule ou d’une chatte » (p. 157). Un journal de 1835 fait une comparaison entre le régime pénitentiaire français et celui des États-Unis, enfin de « Pensylvanie » (sic, p. 221), et loue le silence presque absolu qui règne dans les ateliers et dans les dortoirs de la maison centrale de Beaulieu.
Le dossier du séminaire de Foucault comprend plusieurs articles tous intéressants. Le 1er article signé Jean-Pierre Peter et Jeanne Favret sent ses envolées lyriques post-soixante-huitardes, mais célèbre avec raison cet « humble » auquel on ose s’intéresser : « Mais quel Plutarque a jamais songé que l’exemplarité puisse croître dans les sillons où se courbent les rustres ? Aux humbles le silence » (p. 243). L’article tombe aussi dans ce type d’excès : « Nous, nous pensons que le peuple muet des campagnes vient de trouver le témoignage et la chance de quelques-uns des siens qui sacrifient leur vie comme s’ils savaient d’un savoir où la raison vacille, que pour prendre la parole et qu’on l’entende, il faut à l’indigène commencer par tuer, et en mourir » (p. 250). Je ne citerai pas toutes les exagérations de cet article, mais une note fort lucide, par contre, sur le choix de publier le mémoire du meurtrier brut de décoffrage : « Il n’est pas sans intérêt de se demander pourquoi l’on a tenu, en 1835, à publier son mémoire en y laissant paraître les formes mêmes du manuscrit, avec ses incertitudes orthographiques, sa ponctuation, ses flottements dans l’usage des majuscules. L’historien qui a vu des manuscrits de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe, particulièrement ceux des médecins, gens instruits, sait que leur orthographe était souvent très personnelle. Après tout, l’instituteur normatif et républicain n’était pas encore venu mouler toutes les écritures. Mais dès alors, le prote d’imprimerie s’employait à calibrer. Ces manuscrits, lorsqu’on les retrouve publiés, sont reproduits selon des règles uniformes : orthographe, ponctuation, usage des majuscules. Pourquoi n’en avoir pas usé de la même façon avec celui de Pierre Rivière ? Fallait-il marquer ainsi qu’il était bien d’un paysan, l’acte parodique de qui mime un discours et grifouille (sic), alors qu’il n’appartient pas aux sphères de la parole écrite ? Il est symptomatique du moins que la version que nous en avons fut à l’époque si mal transcrite qu’on ne cesse d’y prêter à Pierre Rivière des fautes et des incohérences que la comparaison avec le manuscrit dément » (p. 263).
On peut s’étonner que Michel Foucault en personne, auteur de l’article suivant, ait pu écrire que « nul ne semblait réellement surpris qu’un petit paysan normand, sachant tout juste lire et écrire, ait pu doubler son crime d’un pareil récit » (p. 266). Non, dans le contexte de l’époque, bien avant l’école obligatoire, ce « petit paysan » avait au contraire une étonnante maîtrise du français à l’écrit ! Cet article s’intéresse aux « canards » de l’époque qui abreuvèrent les lecteurs de récits de deux types d’actes apparemment opposés, les actes de bravoure militaires, et les meurtres. Foucault souligne brillamment l’ambivalence : « De là sans doute, le fait que pour la mémoire populaire – telle qu’elle se tisse dans la circulation de ces feuilles de nouvelles ou de commémoration – le meurtre est l’événement par excellence. Avec lui se pose sous une forme absolument dépouillée le rapport du pouvoir et du peuple : ordre de tuer, interdiction de tuer ; se faire tuer, être exécuté ; sacrifice volontaire, châtiment imposé ; mémoire, oubli. Le meurtre rôde aux confins de la loi, en-deçà ou au-delà de la loi, au-dessus ou au-dessous ; il tourne autour du pouvoir tantôt contre lui, tantôt avec lui. Le récit du meurtre se case dans cette région dangereuse dont il utilise la réversibilité : il fait communiquer l’interdit et la soumission, l’anonymat avec l’héroïsme ; par lui l’infamie touche à l’éternité » (p. 271). Les articles de Patricia Moulin et de Blandine Barret-Kriegel précisent le moment historique très particulier de ce fait divers : « s’introduit dans la justice un savoir en plein développement, le savoir psychiatrique » ; le « fou criminel » voit sa qualité de criminel « s’efface[r] devant celle de fou » ; « l’existence des circonstances atténuantes, en fait, autorise au-delà de la psychiatrie l’entrée de toutes les sciences sociales et humaines (psychologie, sociologie, génétique…) dans la justice ». Le juge voit donc son pouvoir diminué (p. 280). L’attentat de Giuseppe Fieschi contre Louis-Philippe Ier commis peu après le meurtre de Rivière, interfère avec son procès, pour la raison que le parricide et le régicide étaient confondus par le code pénal. « Ç’aurait donc été faire un affront au roi que d’accorder les circonstances atténuantes à un parricide dans ces circonstances » (p. 282). La loi sur les circonstances atténuantes a cependant pour but et pour conséquence de faire diminuer le pourcentage d’« acquittements prononcés par des jurys qui ne désiraient pas la condamnation à mort et n’avaient pas de choix en dehors de l’acquittement » (p. 290). De fait, « on apprend la grâce de Pierre Rivière le 15 février 1836, le lendemain de l’arrêt condamnant Fieschi à la peine de parricide (sic) et la veille de son exécution » (p. 286). Rivière se suicidera dans sa cellule le 20 octobre 1840.

Le livre a donné lieu à une adaptation cinématographique éponyme en 1976 par René Allio.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Lire le mémoire de Pierre Rivière


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