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Un livre-qu’il-faut-avoir-lu, pour les éducateurs

Trouble dans le genre, de Judith Butler

La découverte/Poche, 1990, 284 p., 12 €.

mercredi 4 avril 2007

Cet essai philosophique, comme nous l’apprend Éric Fassin dans sa préface, nous parvient en différé de 15 ans dans sa traduction française. Trouble dans le genre a été souvent cité par les universitaires avant d’être traduit en français. Ce décalage tient aux références philosophiques majoritairement françaises de l’auteur, qui paradoxalement ne constituent pas un ensemble théorique de référence en France, mais aussi à la complexité du texte même, qui le réserve à des intellectuels chevronnés.

Pour commencer, effectivement, le texte de Judith Butler est profus, diffus, confus. N’ayant pas été formé à la philosophe, j’avoue avoir du mal à suivre, disons que je me contente de surfer sur les phrases plutôt que de m’y baigner. Cependant, Judith Butler est professeure de littérature et de rhétorique, et cet essai est avant tout une succession de fiches de lecture hypertrophiées sur des œuvres de Michel Foucault, Monique Wittig, Luce Irigaray et Julia Kristeva, et à travers eux, sur les œuvres de Freud, Lacan, Beauvoir, Lévi-Strauss. Le publier sous forme de chapitres consacrés à chacun dans l’ordre chronologique suivis d’une conclusion aurait clarifié l’ensemble en évitant les redites. Il nous faut discerner à travers ces couches de relectures le point de vue de Judith Butler tel que le résume le préfacier : « définir un féminisme de la subversion, et non de la dénonciation » (p. 16). Un effet comique involontaire de la traduction française est que les remerciements interminables de la traductrice pour toutes les personnes qui l’ont aidée, jusqu’à lui suggérer un seul mot (pages 21 et 22) s’ajoutent à ceux de l’auteure, pages 57, 58 et en notes (p. 100, 144), comme si la moindre pensée était un phénomène si précieux qu’il fallût remercier les dix collègues de bureau qui nous l’ont suggérée. Cela renforce l’impression d’un discours élitiste pour un cercle d’amis choisis. Il serait démagogique de dénoncer le recours à un langage ardu, philosophique ; pourtant, certaines idées pourraient être exprimées plus simplement. Je ne donnerai qu’un exemple : « Ensuite, la performativité n’est pas un acte unique, mais une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps, un processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité qui se tient dans et par la culture » (p. 36). Quand Butler déclare « il y a quelqu’un derrière ce livre » (p. 39), cela fait sourire, car l’aspect autobiographique ne ressort quasiment jamais sous le jargon, comme si l’« habitus » universitaire était aussi difficile à transcender que l’« habitus » hétérosexuel.

Cela étant dit, le discours de Butler une fois élagué, il en reste des idées passionnantes, qui ont fait leur chemin depuis. « La perspective de voir s’effondrer les dichotomies de genre » (p. 27) ; « L’idée que la pratique sexuelle a le pouvoir de déstabiliser le genre » (p. 30) sont les idées forces énoncées dès l’introduction, et Dieu sait s’ils sont légion dans le milieu gay, ceux qui persistent à prétendre que « homo et trans, ça n’a rien à voir ». L’ouvrage se présente en trois parties.

« Sujets de sexe/genre/désir »

La première partie « Sujets de sexe/genre/désir » se livre à une « généalogie » au sens nietzschéen de la notion de genre, pour en conclure que « le pouvoir juridique « produit » incontestablement ce qu’il prétend simplement représenter » (p. 61). Il n’y aurait donc pas de « sujet » avant la loi en matière de genre. On confond l’effet et la cause, et c’est la loi qui a inventé le genre, ce en quoi on peut parler de valeur performative du langage (le signifiant créerait le signifié plus que le signifié engendrerait son signifiant). La grammaire nous habitue à considérer l’homme comme « la personne universelle », et la femme comme « le seul genre à être marqué » selon des théoriciennes féministes (p. 73). Le mot « phallogocentrisme », souvent utilisé, « est le nom donné au projet de faire disparaître le féminin et de prendre sa place » (p. 78), sans qu’on sache si c’est un néologisme de l’auteure. On trouve à la page 81 un éclairant éloge de la nécessité des divergences dans le processus de coalition politique, pour éviter de reproduire un processus d’appropriation du pouvoir. Ceci est à considérer comme une critique du féminisme de dénonciation : « l’« unité » de la catégorie « femme » n’est ni postulée ni désirée » (p. 82). L’idéal du genre sera donc « un assemblage ouvert […] sans […] finalité normative qui clôt les définitions » (p. 83). L’idée de subversion naît quand Butler remarque : « Le gai ou la lesbienne est donc à l’hétérosexuel.le non pas ce que la copie est à l’original, mais plutôt ce que la copie est à la copie » (p. 107). (La traductrice utilise ce procédé des points pour signaliser les accords de genre).

« Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle »

La seconde partie : « Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle » critique, à partir de nombreux textes, « le cadre de référence binaire tant pour le sexe que pour le genre », en tant que « fictions régulatrices » permettant « la domination masculine et l’hétérosexisme » (p. 110). Butler critique notamment la notion de Freud puis Lévi-Strauss, de « tabou de l’inceste hétérosexuel entre le fils et la mère » (p. 125), et entre dans des arguties interminables sur les textes de Jacques Lacan, la théorie du deuil de Freud, et autres productions de psychanalystes qui participent de l’hétérosexualité obligatoire.

« Actes corporels subversifs »

La troisième partie : « Actes corporels subversifs » donne moins qu’elle ne promet, mais lance des pistes. Il s’agit d’ailleurs d’un article encore plus pointu que les autres, publié en revue. On y trouvera une indigeste critique de textes eux-mêmes fumeux de Julia Kristeva sur le langage poétique, qu’il conviendrait plutôt d’oublier. Les développements sur le texte de Herculine Harbin dite Alexina B et la préface de Michel Foucault à l’édition anglaise, sont plus intéressants. En gros, à Foucault aurait échappé que le discours d’Herculine est lui-même largement informé par ce que Pierre Bourdieu nomme habitus romantique. Les développements consacrés à la recherche en biologie moléculaire me laissent dubitatif. Butler reproche au Dr Page de « décrire les corps en fonction de deux et seulement deux sexes » (p. 220). L’existence d’hermaphrodites qu’on appelle dorénavant « intersexe » remettrait en cause l’existence de deux sexes biologiques, si je comprends bien ce que suggère Butler. Pour ma part, j’en reste à croire que l’existence de moutons à cinq pattes et d’unijambistes ne remet pas en cause la classification des mammifères en bipèdes et quadrupèdes. Ce qui est contestable est de transformer cette classification scientifique en classes sociales enfermantes dont sont exclus de fait les « monstres » ; et à ce titre, les « intersexe » sont à considérer comme discriminés au même titre que les nains ou les utilisateurs de fauteuils roulants. Il n’y a pas à créer des ascenseurs spécifiques pour nains, mais à adapter les ascenseurs pour tous les utilisateurs ! Ce qu’il faudrait critiquer selon moi, ce n’est pas que la nature soit binaire, mais que certains humains s’empêchent et veuillent empêcher les autres d’user de la capacité que la nature nous a donnée de jouer avec elle ! Les développements consacrés aux écrits de Monique Wittig donnent envie de découvrir cette polémiste lesbienne radicale qui voulait balayer l’ordre hétérosexuel. Cela fait sourire aujourd’hui, mais à l’époque (dans les années 60 à 80), ce discours provocateur était indispensable. Quand Butler écrit : « la disjonction radicale que fait Wittig entre hétérosexuel et homosexuel reproduit le genre de binarité disjonctive qu’elle-même définit comme le geste philosophique de division caractéristique de la pensée straight »(p. 239), on pourrait lui suggérer, quinze ans après, de subvertir cette disjonction par une autre plus subversive, car mouvante, entre altersexuel et orthosexuel. C’est à ce stade qu’arrive une partie qu’on aurait aimée plus développée, consacrée à la subversion en acte, mais sans doute ce développement eût-il fait sortir ce texte de la disjonction philosophie / littérature ! La proposition est simple, subvertir la notion de femme et d’homme par la parodie : « on éclate de rire en réalisant que l’original était de tout temps une imitation » (p. 262). Terminons sur cette citation de la conclusion : « Déconstruire l’identité n’implique pas de déconstruire la politique mais plutôt d’établir la nature politique des termes mêmes dans lesquels la question de l’identité est posée » (p. 275).

  Sylvia Scarlett , un film de George Cukor avec Katharine Hepburn et Cary Grant, me semble illustrer parfaitement le propos de Butler. Dans ce film de 1935, le personnage interprété par Katharine Hepburn surjoue constamment, que ce soit en fillle, puis en femme ou en homme, et prouve que ces trois conditions sociales tiennent plus de la comédie que de la nature. Au début du film, Sylvia est la fille de son père, ce qui est déjà un « rôle », et le film joue des ficelles du mélodrame (scène rapide, larmes, fille offrant spontanément ses économies pour sauver papa…) ; mais plus tard, elle devient garçon, avec tout ce que cela implique de mise en scène de codes de virilité, puis devient une « femme », c’est-à-dire un produit susceptible de se vendre à un « homme », en l’occurrence assez riche pour l’acheter. Les scènes qui ont dû faire scandale sont celles de l’entre-deux, où, encore travestie en garçon, Sylvia prend conscience qu’elle aime cet homme, et commence à minauder ; c’est alors qu’elle se travestit en « femme » en volant une robe, et bien sûr on n’oublie pas que voler est acte de garçon… Elle s’amuse alors à multiplier les attitudes parodiques de la « femme » — son partenaire va jusqu’à lui apprendre comment une femme doit tenir ses jambes ! — et là aussi ça n’a pas dû plaire, puisque cela revient à caricaturer des postures d’actrices, à révéler leur côté factice et casser l’image des stars de cinéma féminines. Bref, un film en avance sur son temps sur ces questions de genre ! Lire l’analyse de Ronny Chester.
 Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?

Lionel Labosse


Voir en ligne : Une éthique de la sexualité, entretien avec Judith Butler, revue Vacarme


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Messages

  • Bien qu’elle ait une bonne caboche, Butler a un discours périmé et
    finalement, assez superficiel.

    Elle semble consciente (quoique... ) de l’influence déterminante de la
    distribution inégale des ressources sur le LANGAGE et les représentations,
    donc sur la sexualité, mais n’y fait vaguement allusion que pour mieux
    oublier la question ; de même qu’elle occulte un sujet corollaire : celui
    de l’impuissance politique (la dépolitisation) induite par les effets
    addictifs de la marchandisation du sexe (ex. confirmation et renforcement
    des rapports de force entre groupes sexuels, raciaux et sociaux par
    l’industrie pornographique. Le "discours" pornographique est habile
    puisqu’il parvient à la fois à renforcer les préjugés sur les rapports
    sociaux tout en infantilisant le héros mâle qui jouit et se réjouit de sa
    propre bandaison. Le chien a été mis en cage.

  • Bonsoir,
    seriez-vous d’accord, tout d’abord, pour faire apparaître un commentaire à propos d’un texte, deux ans après sa parution sur le Net ? Je débute, c’est pour ça. Pourtant, je n’ai pas résisté à faire un compliment, assorti d’un remerciement à l’auteur du résumé du livre de Judith Butler, Lionel Labosse. Voilà quelques mois déjà que ce livre, je le retrouve sous mon lit. je le ressors et le re-lit. Puis je l’oublie. Vaguement écoeurée par le style, et ne me l’avouant pas tout à fait, du genre : ’je dois être trop stupide", cette critique masquant ce que je pense en vrai : "étouffe-chrétien". Bon, mais sans parler des chrétiens, j’avais du mal à repérer les idées fortes, et c’est ainsi que sur le métier, je remettais l’ouvrage...quand il n’était d’aventure pas reparti sous mon lit !
    Bref, j’apprécie beaucoup la mesure de cette critique, qui à la fois repère l’éprouvant"tartinage" et sait dégager du texte les pépites. L’idée forte de cette critique, de mon point de vue, est qu’au nom des exclus, on ne doive pas forcément remettre en question tout un ordre, et qu’il vaut mieux critiquer ceux qui empêchent le jeu des possibles. La règle, c’est aussi la liberté. L’exclusion se prend en notre actualité pour l’exception, sans se rendre compte que du même pas, elle confirme la règle. Cela sans doute a à voir avec le règne imaginaire des victimes, dont la pensée s’inspire pour penser, fort mal.
    Merci encore.
    Laura

    • Non non, tout message est un encouragement, et c’est si rare. Un quart des messages postés sur ce site (et que je ne publie pas, bien sûr) sont des crétineries insultantes et anonymes qui peuvent se résumer à : « je passe trois minutes sur votre site, j’en lis une page, et je bave en bas de page pour dire que vous êtes un crétin de penser ça du livre préféré de moi-même ». Mais qu’ils aillent se faire foutre, donc, qu’ils aillent baver ailleurs, qu’ils passent eux-aussi la moitié de leur temps libre à travailler gratos pour la collectivité, et qu’ils subissent le crachat veule du corbeau…
      Bref pour revenir à votre critique gentille de ma critique, eh bien… je vais relire mon article pour tâcher de comprendre ! À la prochaine en tout cas.