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L’imaginaire de l’inceste frère-sœur dans la littérature européenne à la fin du XIXe siècle

Mon amour, ma sœur, de Houria Bouchenafa

L’Harmattan, 2004, 240 p., 21 €

samedi 6 avril 2013

Depuis l’inauguration de ce site, si j’ai évoqué ici ou là l’inceste, je n’avais pas encore consacré un article à un livre dont ce fût l’objet principal. Le livre de Houria Bouchenafa est donc l’occasion de combler une lacune. Il s’agit du condensé d’une thèse, ouvrage érudit sur un sujet pointu, qui ne traite pas de tous les aspects sociaux de la question, mais se concentre selon le sous-titre sur, je cite : « L’imaginaire de l’inceste frère-sœur dans la littérature européenne à la fin du XIXe siècle ». Certaines réflexions d’une grande finesse exprimées avec un sens élégant de la formule, apportent d’importants éclairages sur la « sexualité humaine » (nom de la collection de l’Harmattan dirigée par Charlyne Vasseur Fauconnet, dans laquelle sont publiés les deux livres de Philippe Clauzard). Et puis c’est aussi l’occasion d’approfondir notre connaissance de la littérature fin de siècle, qui rebondit sur le romantisme du début du siècle, et le fait virer au noir.

Paradoxes de l’inceste

Les mariages adelphiques (frère-sœur) sont encensés dans les mythologies antiques, mais provoquent rejet ou tabou dans la vie quotidienne, tel est le postulat de départ. Pour les auteurs fin de siècle, c’est pain-bénit : « L’inceste adelphique devient un avatar littéraire du dandysme fin de siècle, exprimant d’une part le dégoût de se mêler par un lien exogamique à la société, se montrer autosuffisant, d’autre part de céder à la fascination morbide de soi à travers la sœur, de sombrer dans une relation monomaniaque, exclusive dont le caractère anémiant participe au solipsisme du personnage. » (p. 9). Ils s’opposent ainsi au romantisme : « Là où le Romantisme met le barrage de la réalité sociale pour renvoyer l’inceste adelphique dans le domaine d’un idéal intouchable, les Décadents enferment l’inceste dans son interdit pour en faire une arme sociale subversive » (p. 13). L’inceste pour ces artistes est la manifestation d’un « désir androgynique qui réaliserait la plénitude de l’Un réintégré, exprimé dans la gémellité et le narcissisme. » (p. 20). Le narcissisme qui s’ensuit est également paradoxal. Le moi trouve un prolongement « dans un corps différent », mais il y a « aliénation puisqu’elle confirme une identité tout en la rendant étrangère au sujet, pris dans l’immobilité angoissante de perdre l’image, fuyante puisque mon intégrée. » (p. 46). L’Égyptomanie qui accompagne cette promotion de l’inceste adelphique (avec notamment le mythe d’Isis et Osiris) n’est pas neutre : « La recherche de ce savoir, dans la spiritualité égyptienne, perse ou indienne, était motivée par un rejet des valeurs judéo-chrétiennes, des idéaux gréco-romains ainsi que ceux de la Renaissance » (p. 57).

Nommer l’inceste

Dans la 2e partie de l’ouvrage est abordé l’inceste charnel. L’auteure s’appuie sur une citation de Boris Cyrulnik (De l’inceste, p. 47), qu’on pourrait aussi bien appliquer à toute forme d’altersexualité : « À partir du moment où l’acte est nommé, il change de sens et provoque des émotions qui ne sont plus enracinées dans les échanges corporels précoces, mais déterminées par la représentation verbale de l’acte » (cité p. 70). Dans une optique de transgression, l’inceste permet aux décadents une « recherche effrénée de la profanation » (p. 75) interdépendante de l’interdit qui fonde le crime : « Les dieux comme les objets sexuels sont aussi attirants que répulsifs et génèrent tant l’interdit craint que le sacrilège jouissif » (p. 78). L’inceste homosexuel est peu abordé (dans le corpus de thèse de l’auteure), car il « ne peut illustrer le schème androgynique », même s’il permet « la même confusion des valeurs » (p. 76). Lesbia Brandon, d’Algernon Swinburne est un élément central de ce corpus, dans lequel le héros Denham « tombe amoureux d’une jeune femme exceptionnellement belle, sœur de son élève. Il s’avère rapidement que son attirance est fondamentalement érigée sur le couple fraternel Margaret/ Herbert d’une ressemblance parfaite et lui-même animé de sentiments incestueux ». Bien sûr, « La beauté androgyne d’Herbert réveille en Denham un penchant homosexuel refoulé que l’on peut déceler lors des scènes de corrections dont l’excessive violence dépasse toute proportion » (p. 123).

Le tabou de l’inceste

Dans la 3e partie, la thèse de Claude Lévi-Strauss selon laquelle « la prohibition de l’inceste marque le passage de la nature a la culture pour l’homme et fonde la communication entre divers groupes sociaux au moyen de l’échange des femmes » est contestée, en s’appuyant sur la critique de Serge Moscovici dans La Société contre nature (1876, p. 254) : « les écarts de la société à la nature censés être les jalons de la distance qui sépare celle-là de son origine dans celle-ci, se révèlent être des écarts de la société à elle-même, aux diverses étapes de son développement » (cité p. 136). L’auteure rappelait que l’inceste est ou plutôt était ignoré du code pénal français, et était seulement mentionné dans le code civil, pour refuser les mariages incestueux. Était, car selon l’article de Wikipédia inceste, nos chers parlementaires, sur ce sujet encore, ont pondu depuis la publication de ce livre, une de ces lois inutiles dont ils ont décidément le secret dans ces années 2000 (loi n° 2010-121 du 8 février 2010). C’est ce tabou qui est à la source du plaisir des décadents et de leur goût pour les « messes noires, des sabbats ou des réunions de type orgiaque » : « L’exotisme de ces anciennes croyances, des pratiques de magie, alimentait l’imaginaire des artistes et par conséquent leur œuvre mais également leur désir de fouler au pied les conventions bourgeoises de l’époque, en transgressant tous les tabous […] notamment les tabous sexuels dont la violation libérait un pouvoir magico-religieux censé apporter un stimulant à la sensualité blasée des participants en associant l’érotisme à un sentiment religieux » (p. 163). L’origine de ce sentiment se trouve chez Sade, qui prône un inceste qui « s’alimente du maintien de la religion à violer, du tabou à enfreindre. Contrairement à Diderot et Montesquieu qui tentent de rationaliser la notion de tabou sexuel pour en rejeter l’aspect occulte et transcendant » (p. 174). L’auteure note finement que l’intertextualité est une marque distinctive des textes de son corpus, en ce sens que c’est « une façon de sauvegarder l’obscurité du tabou en le gardant de toute approche directe de l’auteur qui le briserait et détruirait ainsi le moteur du désir de l’écriture et de la lecture » (p. 176). Zo’har de Catulle Mendès est fréquemment cité à cet égard. Dans sa conclusion, Houria Bouchenafa revient sur cet aspect : « D’ailleurs, nos personnages incestueux sont dominés voire manipulés par la somme de références littéraires et dramatiques sur l’inceste qui s’abat sur eux. » (p. 197). Cela confirme l’aspect cérébral de l’inceste chez les décadents : « Cette approche intellectualisée maintient l’inceste dans son aura illicite ; les Décadents ne s’y intéressent que pour son potentiel transgressif, agressif. Ils ne sont pas pour une remise en cause des valeurs sociales, pour un inceste autorisé ; la prohibition de l’inceste tout comme la solitude sont instrumentalisés » (p. 200).

 Parmi les ouvrages « en stock » évoquant l’inceste, voir Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de Inca Garcilaso de la Vega ; Sagas légendaires islandaises ; Supplément au voyage de Bougainville, de Denis Diderot ; Vers la liberté en amour, de Charles Fourier, Un Barrage contre le Pacifique et L’Amant de la Chine du Nord, de Marguerite Duras ; La Trace, de Christine Féret-Fleury ; mais aussi la revue sur le manga : « Homosexualité et manga : le yaoi », ou la BD Locas, de Jaime Hernandez.

 P.S. Pour l’anecdote, on relève p. 198 un gag de relecture unique dans les annales, puisque l’auteure – et l’éditeur – a oublié d’enlever cette phrase sans doute due à un ami relecteur : « Il y a un problème dans la phrase précédente » (p. 198).

Lionel Labosse


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