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Un documentaire atypique, pour les lycées

L’Anthropologie n’est pas un sport dangereux, de Nigel Barley

Voyageurs Payot, 1988

dimanche 8 juillet 2007

Quelques semaines en Indonésie, avec des noms qui font rêver : Java, Célèbes, Bali. De quoi oublier l’année scolaire, le stress de la vie dans une grande ville, l’activité tant soit peu militante, les critiques de livres et tutti quanti. Difficile de partir sans avoir lu en préventif quelques lignes de littérature de voyage. Mon choix s’est porté sur ce livre atypique, entre anthropologie et notes d’un écrivain voyageur. Avec un humour tout britannique, Nigel Barley raconte son séjour à Célèbes (Sulawesi) sans s’embarrasser de scientisme ethnologique. Tout est prétexte à observations : depuis son départ de Londres, en passant par l’escale à Moscou, il reste ethnologue et note avec un humour irrésistible ses découvertes. Rendez-vous dans quelques semaines pour mes notes de voyage.

 L’anthropologue est acide sur les motivations des touristes ou de certains confrères :
« Le tourisme transforme les autres en accessoires de théâtre que l’on peut photographier et collectionner. Et je ne suis pas sûr que l’ethnographie n’en fasse pas autant dans une certaine mesure. J’ai connu des anthropologues qui n’avaient guère plus de considération pour « leur » population que pour des animaux de laboratoire, des objets importants pour leurs propres objectifs arrogants, qu’ils pouvaient éliminer ou remettre dans leurs cages quand ils se révélaient ennuyeux ou trop gênants » (p. 77).

 L’escale à Moscou (avant la chute du rideau de fer) me rappelle mon récent voyage en Russie :
« Des femmes plus jeunes, dans des uniformes vert-olive, saluèrent des soldats en armes qui traînaient dans les environs. Elles semblaient chargées d’une importante mission d’État. Les Occidentaux parurent soudain coupables et mal à l’aise. Nous nous sentions tous d’une frivolité et d’une bonne humeur déplacées, comme les gens qui rient nerveusement à un enterrement. Un jour, peut-être, nous grandirions et nous deviendrions des citoyens sérieux comme eux » (p. 23).

 Lors de son escale à Singapour, accueilli par une famille malaise, Nigel Barley entraîne les jeunes fils de la famille à Bugis Street : « Cette rue était célèbre tout simplement pour les travestis qui s’y prostituaient ». Le travestissement, thème souvent sérieux en Asie, n’est ici que pour « la détente et la distraction », au point que le gouvernement « avait décidé de nettoyer la rue » (p. 29).
« Un travesti solitaire, moulé dans une jupe en cuir, se fraya un passage entre les tables en minaudant. […] Tous les étuis des appareils photos s’ouvrirent en même temps dans un cliquetis général, et les calculs pour l’utilisation des flashes s’accompagnèrent de jurons en plusieurs langues européennes. Le travesti tint superbement son rôle ; il tira la langue et agita les fesses avant de s’éloigner en se dandinant sur ses hauts talons » (p. 31). « Le serveur chinois leur propose des « photos cochonnes » : « Les Orientaux ne sont pas velus, mais on avait déniché quelque part des hommes à la pilosité presque caucasienne. Leurs jambes, qui faisaient penser à des balais de W.C., étaient généreusement exposées — vu qu’ils portaient des maillots de bain pour femmes. Beaucoup tenaient des plumes et minaudaient. C’était triste et drôle à la fois, comme les pin-up de nos grands-parents. Un peu comme s’ils cherchaient désespérément à être pervers mais sans savoir vraiment ce qu’il fallait faire pour ça.

 Nigel Barley a une façon originale de rendre compte de la facilité avec laquelle les Indonésiens (il est arrivé à Jakarta) entremêlent leurs corps. On pense au film récent de Tsai Ming-liang : I don’t want to sleep alone, tourné en Malaisie.
« Dessus [son lit], il y avait un mélange de cousins constamment renouvelé, comme des pull-overs en solde de chez Harrods. Ils arrivaient d’un pas nonchalant. Ils dormaient. Ils repartaient d’un pas tout aussi nonchalant. Ils en émergeaient à toute heure en se grattant. »
L’anthropologue explique cette faculté par l’habitude donnée aux enfants de dormir « avec un gros polochon surnommé « la femme du Hollandais » ». Du coup, « Ils sont marqués par ce besoin impératif d’étreinte ». Et voilà ce qui arrive dans un autocar de nuit, côte à côte avec un Français, puis quelques jours plus tard, sans Français :
« Dès que l’autocar eut démarré, des passagers commencèrent à se serrer les uns les autres et à s’endormir. Comme les cousins empilés de mon hôtel — ou un panier de chiots —, ils entrelacèrent leurs jambes et appuyèrent mutuellement leurs têtes sur leurs poitrines. Des étrangers négociaient des droits d’étreinte pour trouver le sommeil. Le Français et moi, nous restions soigneusement éloignés l’un de l’autre, évitant même les frôlements de genoux » (p. 50).
« Il [mon voisin] se cala dans son siège d’angle, me prit dans ses bras sans chercher à faire plus ample connaissance et s’installa pour dormir, en respirant avec contentement contre mon cou. C’était un autre monde. Je l’enlaçai à mon tour, et m’endormis bientôt moi aussi » (p. 88).
Joseph Conrad avait noté le même phénomène dès son premier roman, La Folie Almayer, en 1895 : « Dans l’ombre, près du mur, la garde personnelle de Lakamba — entièrement composée d’amis et de parents — dormait en un entassement confus de bras et de jambes à la peau brune, et de vêtements multicolores d’où émanait de temps à autre un ronflement ou le grognement étouffé d’un dormeur au sommeil troublé. […] Les ronflements cessèrent ; les jambes étendues se replièrent ; tout le tas remua et lentement se scinda en individus séparés qui bâillaient à qui mieux mieux et frottaient leurs yeux ensommeillés (…) » (Folio, p. 112).
 Un spectacle de théâtre traditionnel, le wayang orang, basé sur des anciens textes hindous, est l’occasion d’un savoureux quiproquo :
« Piet m’avait vivement conseillé d’y aller. « C’est fascinant. Les femmes sont particulièrement bonnes, mais elles sont toutes jouées par des hommes. On ne voit pas la différence. » […] L’un des acteurs, très aimable, m’invita à venir assister en coulisse au maquillage de ses collègues. […] Dans un coin, l’un des hommes tenant un rôle féminin se peignait le visage avec soin. […] Désireux de me montrer poli, j’ai complimenté le travesti pour la qualité de son imitation. Dans la sécurité de ce vestiaire strictement masculin, j’ai fait remarquer que ses seins étaient particulièrement convaincants. Il y eut un silence. Mon acteur rougit, l’air furieux. « Là, c’est à ma femme que vous parlez », dit un homme calmement » (p. 48).

 Un film de production locale relate l’histoire d’un « travesti à la fois boxeur et dame de compagnie […] qui était supposé attendre un enfant » (p. 50).

 Le portrait cocasse d’un résident prof homo qui présente ainsi ses serviteurs indigènes :
« Ça (il indiqua Markus), c’est l’épouse numéro un. Ça (autre geste en direction du jeune homme qui venait de sortir de la cuisine), c’est l’épouse numéro deux. C’est ainsi. »

 Comment se sortir de l’épineuse question du mariage :
« Le caractère inéluctable du mariage en Indonésie rend le célibat et même le divorce incompréhensibles. Quand les enfants paraissent peu disposés à régler cette question, les parents interviennent. J’ai connu en Europe des Indonésiens terrifiés à l’idée de rentrer chez eux, même pour une courte visite, parce qu’ils craignaient d’être kidnappés et de se retrouver mariés du jour au lendemain. L’un des accessoires les plus utiles à la pratique de l’anthropologie, c’est la photo que l’on conserve dans son portefeuille. Elle montre une femme blonde aux seins lourds, vêtue d’une robe correcte suggérant néanmoins d’innombrables charmes. Ce témoignage inestimable vous tire de toutes sortes de difficultés ou vous permet d’amorcer des discussions sur les pratiques matrimoniales. Vous pouvez raconter que c’est votre épouse, votre sœur, ou même — étant donné la remarquable incapacité des membres d’autres cultures à apprécier précisément l’âge des Occidentaux — votre fille. Le seul problème d’un tel subterfuge est que vous perdez rapidement le fil des endroits où vous êtes marié et de ceux ou vous ne l’êtes pas » (p. 100).

 Comparaison avec l’Afrique
« Jadis, j’avais vécu pendant quelque dix-huit mois dans un village africain sans y rencontrer une seule personne que j’aurais pu appeler ainsi [mon ami]. Ici, en revanche, se faire des amis semblait presque inévitable. Avais-je un préjugé inconscient contre l’Afrique ? Peu probable. Était-ce simplement que dans cette région de l’Afrique il n’existait aucun concept d’amitié correspondant au nôtre ? Les amis d’un homme faisaient inévitablement partie de ceux avec lesquels il avait été circoncis. Leur culture ne prévoyait pas que vous puissiez rencontrer des gens sans parenté avec vous et éprouver une affinité et une sympathie mutuelles » (p. 139).

 To burake tambolang
« un prêtre particulier appelé to burake tambolang associé à l’est et à la fertilité, possède un curieux statut sexuel : il est hermaphrodite, bisexuel ou travesti — les Torajas ne semblent pas faire clairement la distinction. À Baruppu’, de tels personnages étaient considérés comme exotiques, même si le titre exact de Nenek lui-même était indo’aluk, « mère de la tradition ». S’il était incapable d’expliquer cette appellation féminine, Nenek était précis au sujet des tambolang. « Ce sont des hommes, mais ils ne peuvent pas avoir d’enfants, car leur membre est très petit. Ils ont des voix aiguës. Le tambolang est le seul homme autorisé à entrer dans un grenier à riz » (p. 188).

 Autres extraits : « Le pays tout entier est construit sur le principe que personne ne dépasse un mètre soixante-cinq » (p. 159) ; description d’une « barre de pénis », « arme secrète des Torajas contre les mâles bugis » : « fixée sur le membre masculin, elle rendait les femmes torajas folles de plaisir » (p. 215). Les derniers chapitres, consacrés à la réception de sculpteurs torajas à Londres, montrent la relativité des coutumes, voire des comportements les plus triviaux liés inconsciemment à un mode de vie, comme l’incapacité où sont les Torajas de vivre sans bruit (p. 225). « Quant au papier toilette, ils n’avaient purement et simplement jamais entendu parler d’une chose plus infecte. Le manque d’hygiène européen les choquait profondément. « Les Anglaises sont très jolies, me dit Tanduk, mais quand je pense au papier toilette et à quel point elles sont sales, ça me dégoûte. » »

 À noter : ce livre a été repris dans la collection Magnard pour les lycées, au prix de 5 €. Voici la présentation de l’éditeur : « Seul l’humour britannique pouvait nous entraîner dans cette folle équipée depuis le cœur du pays Toraja jusqu’aux bords de la Tamise. Chemin faisant, dans des paysages à couper le souffle, Barley croise Hitler, Bismarck, Darius, ou encore « Merde Alors », tous personnages bel et bien indonésiens ! Les portraits savoureux succèdent aux situations tendres ou cocasses, qui rappellent sans relâche « notre humanité commune ». Ce récit de voyage fort peu conventionnel interroge aussi bien la notion d’altérité que les fondements éthiques et théoriques des sciences humaines. Sur le plan littéraire, il permet l’étude des effets et des moyens de l’argumentation indirecte, du registre comique, de l’écriture de soi et de la richesse de la narration non romanesque, s’inscrivant ainsi pleinement dans les programmes du lycée. À la fin du riche appareil pédagogique, les lecteurs trouveront une interview exclusive du traducteur français de Nigel Barley. Recommandé pour les classes de seconde (enseignement général) et première (toutes séries). »

Bref, des découvertes altersexuelles en perspective… Moi qui voulais échapper au lycée et à mon site, le hasard m’y replonge aussitôt ! Voir aussi Voyage en Indonésie.

 La Science est un sport de combat, de Didier Raoult (2020) vous intéressera peut-être.

Lionel Labosse


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