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Le désir, cet ogre… pour les CM2/5e

L’Ogrelet, de Suzanne Lebeau

Éditions Théâtrales, 1997, 84 p., 7 €.

dimanche 10 février 2008

Suzanne Lebeau est une auteure importante au Canada. Depuis une trentaine d’années, elle a donné ses lettres de noblesses au théâtre pour enfants et adolescents, domaine où la France, sclérosée par son obsession des grandes marques d’auteurs estampillés classiques inaltérables, est en retard, retard que comblent allègrement les excellentes Éditions Théâtrales… Voici donc son magnifique L’Ogrelet, que l’on peut voir en tournée cette saison.

L’Ogrelet est une version modernisée du thème traditionnel de l’ogre, qui n’aurait a priori rien à voir avec le centre d’intérêt de la rubrique livres de notre Collectif HomoEdu. Pourtant, à y regarder de plus près, ce petit d’ogre ne nous est pas étranger. Simon, l’Ogrelet, a six ans, mais il paraît bien plus grand. Sa mère est très inquiète de l’envoyer à l’école. Elle écrit une lettre confidentielle à la maîtresse, lui demandant de « garder pour les fins de semaines [sa] robe rouge qui semble si jolie » (p. 23). C’est que le rouge a un drôle d’impact sur Simon. La maîtresse, fort coopérative, répond que son comportement l’a étonnée le jour où « Thomas s’est mis à saigner du nez ». Simon « s’est levé, comme hypnotisé, le regard fixe. Il s’est mis à quatre pattes et il a suivi les traces de sang du pupitre de Thomas aux toilettes avec un sourire étrange » (p. 29). Un autre jour, comme la petite Paméla s’était blessée et « saignait abondamment », « Simon léchait le sang. Il avait le regard d’un adulte fou dans son visage d’enfant sage » (p. 34). Sa mère le surprend avec du sang sur le pyjama. On suppose qu’il a dévoré un lièvre, mais il « ne se rappelle plus que le goût divin dans la bouche qui n’est pas celui des carottes fades et du navet insipide » (p. 37). Peut-on plus clairement suggérer ce que symbolise ce goût du sang ?

Comment perdre son « ogreté » sans renier ses instincts ?

La mère est contrainte de révéler à Simon le terrible secret : son père est un ogre qui se nourrit de « la chair tendre des enfants ». Quand elle l’a rencontrée, « Je ne voyais que le bleu de ses yeux, sa main rassurante qui prenait la mienne pour traverser la rivière et les roses qu’il m’offrait au milieu de l’hiver » (p. 40). L’une après l’autre, les dix filles du couple ont disparu, puis l’ogre s’en est allé, laissant une lettre à sa femme, où il lui apprenait que, pour perdre son « ogreté », il devait subir trois épreuves difficiles de tentation. Simon décide de passer à son tour les épreuves, car il ne veut pas devenir ogre : « je veux manger des fraises et des framboises, regarder les enfants sauter à la corde sans avoir le cœur qui se serre » (p. 69). La première épreuve consiste à passer la nuit avec un coq sans le dévorer. C’est l’occasion de se remémorer une leçon de la maîtresse sur le désir. Poème magnifique qu’il faudrait citer en entier : « Que dit la maîtresse sur le désir, / elle qui en parle tous les jours / et qui connaît si bien le désir et le plaisir ? […] Elle dit qu’il faut cultiver le désir avec patience, / comme une plante dans son jardin. / Qu’il faut le sentir naître, / le regarder s’épanouir… / et qu’il en va ainsi de tous ses désirs […] Le temps du désir / fait mûrir le vrai plaisir caché au fond des choses » (p. 52). Simon va réussir les épreuves, mais sans renier la part du désir, de l’instinct, voire de la sauvagerie. Il va réussir à dompter le loup, dont Suzanne Lebeau dit dans son poème postface : « le loup, / qui s’est inscrit dans notre mémoire comme l’ennemi ».

Chacun verra dans cette pièce fort riche en évocations ce qu’il veut bien y trouver, mais pour nous il y est bien question de certaines hantises modernes, sur lesquelles Suzanne Lebeau offre ce cadeau aux jeunes de porter un regard autre que la terreur habituelle distillée par les faits divers, le regard apaisant du conte, qui dompte la violence plutôt que de dénoncer des boucs émissaires. Sans doute est-il question de pédophilie dans les rapports entre Paméla et Simon, mais pas seulement. Il est question aussi de la fameuse « peur de l’autre en soi », pour reprendre le titre de l’ouvrage célèbre de Daniel Welzer-Lang, Pierre Dutey et Michel Dorais (VLB éditeur, 1994). Une pièce à dévorer donc, sur scène ou en livre…

La mise en scène de Christian Duchange (avec Géraldine Pichon et Pascal Delannoy) est fidèle à cet esprit (vue au théâtre de la Commune d’Aubervilliers le 15 mars 2008). Ainsi le petit ogre porte-t-il la main à sa braguette en prononçant la réplique « ce couteau n’est pas innocent », dans la scène 8 (ce qui est osé devant des petits spectateurs, d’autant plus que l’indication « à partir de 8 ans » n’est absolument pas respectée). Dans la même scène, le poème du désir mentionné ci-dessus est prononcé par l’acteur en parodiant la voix de la maîtresse, option tout à fait légitime, même si cela gâche un peu le plaisir, justement. C’est la dure loi de la transmission du savoir : il passe souvent autrement que le maître l’aurait voulu… Voir cet article sur un site consacré au théâtre pour la jeunesse.

 J’ai découvert cette œuvre lors d’un stage (que je recommande mille fois) consacré à la pratique du théâtre de jeunesse, proposé par l’académie de Créteil, sous la houlette de Nicole Wells et Jean-Claude Reygnier. On trouvera à cette adresse, sous la plume de Nicole Wells, une mine de renseignements sur le théâtre pour les jeunes.
 Voir notre bibliographie canadienne.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Biographie de Suzanne Lebeau


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