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Hagiographie de vieillesse, pour les 3e ou le lycée

Thomas More ou l’homme libre, de Jean Anouilh

Éditions Gallimard Jeunesse, Scripto, 1987, 142 p., 7,5 €.

mercredi 15 octobre 2008

Après L’Alouette, Gallimard Jeunesse reprend la dernière pièce de Jean Anouih, Thomas More ou l’homme libre, dans la collection Scripto. Contrairement à L’Alouette, on ne trouvait plus ce texte en édition bon marché, c’est donc une bonne occasion de confronter nos élèves au talent du bonhomme. Il s’agit en fait plutôt d’un scénario de film, mais les deux pièces ont des points communs malgré les 34 années qui les séparent. Avec Becket ou l’Honneur de Dieu (1959), elles font partie des pièces héroïques d’Anouilh, et, à l’instar de l’incontournable Antigone, racontent des histoires de héros qui acceptent de mourir pour dire « non ». Si Jeanne et Antigone sont des adolescentes, pourquoi le dramaturge a-t-il repris, peu avant sa mort, un héros du « non » plus mûr ? L’homme libre, n’est-ce pas avant tout celui qui ne craint pas la mort ? Thomas More, rappelons-le, est exécuté par Henri VIII pour avoir refusé d’avaliser le schisme avec Rome, à l’origine de la création de l’Église Anglicane, suite au refus par le pape Clément VII d’annuler le mariage du roi avec Catherine d’Aragon.

Comme pour L’Alouette, on regrettera que cette réédition, 20 ans après en collection jeunesse, ne contienne pas de paratexte, pas de notes ni même de liste des personnages, à part une notice de deux pages sur Thomas More. Compte tenu de la difficulté de lecture des textes de la Renaissance, on comptera Thomas More ou l’homme libre parmi les « lectures complémentaires » utiles pour les élèves de première, dans le cadre d’une séquence sur l’humanisme, avec la fameuse Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière. La pièce me semble manquer de brio. L’hésitation entre pièce et scénario a laissé des traces qui, sur le papier, sentent un peu la facilité, comme les nombreux fondus enchaînés passant de la tête de Thomas More sur le billot, « un sourire mystérieux et apaisé aux lèvres » (p. 6), à une image de la même tête chérie et embrassée par sa femme ou le bon roi. Et puis certaines didascalies comme « On reste sur son visage pâle, les traits durcis, une résolution farouche dans les yeux » (p. 7), font sourire ; d’autres sont superfétatoires.

La pièce a un narrateur, William Ruppert, « son beau-fils par mariage avec sa fille aînée » (p. 7), lui-même « homme dans la force de l’âge » (p. 5), qui relate les faits avec quelque recul, mais bizarrement, sans allusion au chapelet d’actes sanglants qui suivront l’exécution de More, simple apéritif pour l’ogre sanguinaire que fut Henri VIII. Seule la dernière scène suggère le destin fatal d’Anne Boleyn, mais rien sur Catherine Howard, rien sur la fameuse décapitation poussive de Thomas Cromwell, ni sur les exécutions en masse dans l’épisode de la Dissolution des monastères, etc. À croire que pour faire le portrait d’un exalté marchant sereinement et solitairement vers son supplice, il fallait que son persécuteur fût moins noir, pour justifier que More n’ait veillé qu’à son salut personnel, sans chercher à utiliser son influence morale pour sauver l’Angleterre du fléau que représentait ce monarque aussi impotent qu’omnipotent. Une sorte de Lorenzaccio catho et suicidaire, quoi ! Ou un Nathan le Sage qui marcherait au supplice le sourire aux lèvres. Il en appelle au Christ (p. 53), tout en rejetant tout orgueil dans son entêtement. More est un saint dans tous les moments de sa vie. Ayant à choisir une épouse, il prend la moins belle et douée de deux sœurs, pour ne pas chagriner l’autre ! Une scène familiale d’eutrapélie le montre prononçant un jugement de Salomon sur une dispute de ses petits-enfants. Eutrapélie, voilà bien le mot qui caractérise le personnage selon Anouilh ; doit-on y voir le patelin dans lequel tomberait un auteur comblé de gloire ? [1]

Les courtisans égrènent les paradoxes plaisants tandis que le peuple gémit sous le joug, mais une seule scène populaire le montre (p. 59). On relève quand même une scène mémorable, où Cromwell expose sa technique de manipulation de l’opinion (p. 66). Le bon monstre Henri VIII badine avec son ami qu’il s’apprête à tuer comme il tuera ses femmes : « Le roi est seul. (Il soupire comiquement, s’étalant dans sa chaise) Même au lit. Mon cher on fornique dans la crainte, autant dire dans le désert. » (p. 36). Il se plaint : « Et si la Reine était Bréhaigne, Thomas ? » (p. 39). Quelques scènes d’intimité avec Anne Boleyn montrent à quel point Thomas obsède Henri, et formulent des variantes du fameux « non » d’Antigone : « Au fond tu adores qu’on te dise non ! » (p. 45). Thomas âgé rejoint la jeune héroïne par une allégorie où il se compare à une vierge suppliciée : « Il n’est pas en mon pouvoir de n’être pas dévoré, mais Dieu étant mon bon Seigneur, je peux faire en sorte de n’être pas défloré » (p. 63). La fin de la pièce le montre en solitaire, puisque tout le monde, même sa fille Margaret, a prêté le fameux « serment sur le statut de Suprématie et de Mariage » (p. 81). Cromwell vient le voir seul à seul, et reprend lui aussi le thème du « cuisinier » déjà utilisé dans Antigone [2] : « Et le roi de l’époque, qui doit faire sa cuisine d’homme, pour que l’ordre, dont il est chargé, subsiste sur son coin de terre, le roi a besoin une fois encore qu’on ne lui oppose pas Dieu. » (p. 117). Mais c’est un peu vite banaliser le tyran sanguinaire que fut Henri VIII…

Lionel Labosse


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[1Il me semble avoir relevé une incohérence dans ce concours de sainteté : Thomas déclare qu’il « aime […] nettoyer [lui]-même quelque objet » (p. 47), mais il va en catimini demander à sa fille de nettoyer son cilice (p. 30) car il ne veut pas qu’il se sache qu’il en porte…

[2Il cite même le nom d’Antigone dans cette même scène, avec Socrate, p. 118.