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Un des premiers films sur l’homophobie.
La Victime, de Basil Dearden
Film britannique sorti en 1961
mercredi 2 décembre 2009
Je m’apprêtais à profiter d’un repos bien mérité après une soirée pépère au cinéma, mais voilà qu’il me semble nécessaire de réagir à la critique des Inrocks sur ce film en noir et blanc de 1961. La victime (Victim, titre original) : tout un programme, dans un contexte où l’on crie haro sur la tendance des minorités à la victimisation. Il faudrait replacer l’œuvre dans son contexte avant de se permettre de proclamer que ce n’est pas un chef d’œuvre ! Bien sûr que si, c’est un chef d’œuvre, et je vous prie mille fois de profiter de cette nouvelle sortie en 2009 pour courir les salles obscures — je n’ai pas dit « darkroom » !
Oui, en 1961, peu nombreux étaient les réalisateurs et acteurs ayant les couilles de dénoncer l’hypocrisie de la société britannique — comme de toutes les sociétés européennes — qui condamnait les homosexuels. Basil Dearden ose cela ; Dirk Bogarde ose cela, et le résultat vaut le détour. Combien d’années faudra-t-il attendre avant que ce film génial soit programmé à Lycéens ou collège au cinéma, pour l’édification de nos élèves ? On ne peut pas espérer comprendre ce film sans le replacer dans son contexte. Le réalisateur et les acteurs étaient eux-mêmes sous pression. Dirk Bogarde, homosexuel honteux, accepte le rôle, et le joue à merveille. Peter McEnery, jeune beau gosse, nous époustoufle dans une composition qu’on croirait éphémère parce qu’elle ne tient que pendant la première partie du film, jusqu’à ce que le personnage se pende dans sa cellule, victime d’un chantage. Victim, le titre sonne comme un coup de clairon dans le conformisme homophobe ambiant. En Angleterre, l’homosexualité est passible de prison. À la même époque, en France, elle est déclarée « fléau social » à l’Assemblée nationale par l’Amendement Mirguet.
Plusieurs homosexuels sont rançonnés par une équipe de maîtres chanteurs, qui menacent de divulguer soit des photos prises au téléobjectif, soit des lettres compromettantes. Les riches paient rubis sur l’ongle pour préserver leur réputation, mais Jack Barrett a dû piocher dans la caisse de son entreprise. Jack est un jeune comptable amoureux éconduit de Melville Farr, avocat célèbre qui refoule son homosexualité et s’est acheté une conduite en se mariant sans rien cacher de ses doutes à son épouse. Quand la police le poursuit, Jack tente désespérément de joindre celui qu’il aime sans espoir et admire toujours, mais celui-ci croit à un chantage, et ne peut imaginer qu’au contraire, son jeune admirateur se sacrifie pour préserver sa réputation. Ce n’est que quand Barrett se pend dans sa cellule, que Farr ouvre les yeux. L’ami de Barrett lui donne une photo envoyée par les maîtres-chanteurs. Farr comprend qu’il est sans doute la prochaine proie des malfrats, et mène l’enquête de son côté. Il comprend petit à petit que cette enquête l’amènera forcément à sacrifier sa carrière, mais aussi son couple. C’est le chemin de croix qu’il assume alors, secondé par sa femme, qui constitue la force de ce film.
Ce personnage typique de l’époque a en fait sublimé sa sexualité, et ne semble jamais être passé à l’acte, par respect pour la parole donnée à sa jeune épouse. Mais celle-ci, vingt ans plus tard, comprend soudainement que même platonique, son amour des garçons [1] l’emporte sur l’amour conjugal. Blessée dans un premier temps, elle finira par comprendre son mari. Le film est truffé d’allusions à la situation inextricable dans laquelle la loi en vigueur place les homosexuels. D’une façon pédagogique et militante, le spectateur est amené à comprendre que la loi crée de toutes pièces des victimes en les empêchant de recourir à la police sous peine de se transformer en coupables. Un inspecteur compréhensif ne peut pas grand-chose face aux préjugés de ses concitoyens qui s’accommodent du sacrifice d’« anormaux ».
La photo : une allégorie de l’inverti
Le film, en noir est blanc, est l’œuvre d’un esthète. Je suis un ignare en cinéma, mais peut-on être insensible à la prestation des acteurs parfaitement dans leur rôle, que ce soit Dirk Bogarde, qui vivait dans sa vie privée le même déchirement, ou Peter McEnery, qui, acceptant de jouer un jeune homo, risquait sa carrière, laquelle fut nonobstant brillante. Le réalisateur joue habilement avec les symboles, dans la tradition du film noir. Pour l’intrigue policière, elle est sans surprise ; on nous mène sur plusieurs pistes, et on préserve l’ambiguïté des coupables qui se prennent jusqu’à leur arrestation incluse, pour des justiciers défenseurs de l’ordre. Une image d’Apollon affichée dans la chambre du maître-chanteur suffit à trahir son refoulement. La première scène, une trouvaille, montre le jeune comptable d’abord se hisser sur un immeuble en construction par un monte-charge, puis redescendre par la même voie dès qu’il aperçoit la police : jolie métaphore de la situation tragique de l’homosexuel à l’époque. Mais c’est la trajectoire de la photo sur laquelle se base le chantage, qui suscite mon admiration. On commence par la voir de dos, un carré blanc comme celui dont les offices de censure ornaient les écrans de TV français pour signaler le contenu sexuel d’un programme depuis… 1961 ! On se dit que le réalisateur veut tromper notre voyeurisme. Puis, on comprend qu’il n’y a rien à voir de bien méchant sur cette photo, uniquement le jeune Barret pleurant à côté de l’avocat qui sans doute vient de lui signifier son refus. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle le chantage n’a pas porté directement sur l’avocat. Ce n’est que quand on approche du dénouement que la photo nous est dévoilée, mais d’abord, dans une scène très travaillée, par transparence, à l’envers : l’avocat, qui a compris qu’il va aller jusqu’au bout, se résout à la montrer à son assistant. On distingue à peine par transparence ce que voit l’assistant, deux silhouettes côte à côte dans une voiture. Cela suffit à ce dernier pour confirmer sa confiance à Farr. Puis, l’avocat joue le jeu du chantage – alors que cette photo, en réalité, ne prouve strictement rien le concernant – pour faire pincer les maîtres-chanteurs. Il récupère alors le négatif, qu’on voit à l’écran. Puis, juste avant l’arrestation, on voit le maître-chanteur manipuler des négatifs suspendus à un fil comme des rushes de film. Dernière image, l’avocat, qui sait que sa carrière brillante va prendre un coup d’arrêt à cause de l’inévitable scandale du futur procès, jette la photo dans un feu de cheminée.
Comment ne pas voir dans cette chaîne d’images l’allégorie de la destinée de l’homosexuel à cette époque ? Évidemment, 50 ans après le tournage, tout a changé en Europe, surtout en Angleterre et en France, mais la terreur du chantage existe encore telle quelle dans certains pays comme le Cameroun. Le mot utilisé dans les sous-titres pour traduire « homosexuel » est souvent « inverti », qui n’a pas d’équivalent en anglais ; mais comment ne pas voir le rapport entre « inverti » et « négatif ». Quant à cette photo impossible à voir en face, puis brûlée quand on la voit enfin, et ces rushes qui sont l’objet d’un chantage, comment ne pas la prendre pour une allusion au destin d’un tel film pionnier qui fut, à l’époque, lui aussi, « victime » d’une impitoyable censure commerciale et critique ? Il fallait l’audace d’un grand cinéaste et d’acteurs courageux pour oser réaliser ce film pour l’histoire, condamné à n’être vu que par une poignée de spectateurs anticonformistes.
Deux ans après, Dirk Bogarde jouera dans un autre film majeur de l’histoire de l’homosexualité au cinéma, The Servant de Joseph Losey, avec un autre beau blond, James Fox. Film moins audacieux, car l’homosexualité, entièrement refoulée, est simplement suggérée en creux, et la réputation de l’acteur Dirk Bogarde devait participer du jeu subtil d’allusions.
– Voir aussi la fiche de DvdToile, avec des photos de tournage.
Voir en ligne : La critique de Tadah ! blog
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[1] J’emploie le mot « garçons », mais entendons-nous bien, l’avocat ne désire pas des garçonnets, mais des jeunes hommes majeurs : il faut faire gaffe à ce qu’on dit, avec le retour du pétainisme.