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Né pour la gloire, pour le lycée

Les Mots, de Jean-Paul Sartre

Folio, 1964, 210 p., 5,6 €.

vendredi 25 mars 2011

L’ayant proposé à mes élèves en « lecture cursive », je relis avec curiosité ce récit brillant, truffé de pages d’anthologie. Même s’il s’agit de dénoncer une certaine aliénation petite-bourgeoise par l’abus de la littérature vue comme un écran contre le monde, le texte ressasse l’obsession de la célébrité de l’enfant Sartre jusqu’à ses 11 ans, et cache ce que notre indiscrétion aurait aimé y trouver : les menus faits triviaux qui nous auraient aussi bien dit ce qu’était Sartre enfant, et qu’il distille avec parcimonie. Indiscret, il l’est, mais sur ses ascendants. Quant à lui-même, il est absent de son livre, ou du moins s’est-il arrêté à la limite de l’adolescence, ce qui le dispense de se livrer plus personnellement. Dommage qu’il n’ait pas pu ou voulu écrire la suite…

Indiscrétions

Sans arbre généalogique, il est difficile de suivre la filiation de Sartre qui ouvre le récit. Du côté paternel, elle est fort peu développée ; le grand-père, le « docteur Sartre », n’a pas même droit à un prénom, et de son épouse, on se contentera de savoir que son père, prétendument riche, se révéla, après le mariage, sans le sou. Du coup, le docteur « resta quarante ans sans adresser la parole à sa femme ». Sartre n’est pas tendre pour l’aïeul : « Il partageait son lit, pourtant, et, de temps à autre, sans un mot, l’engrossait ». Ils ont trois enfants, dont Jean-Baptiste, qui devint officier de marine. Malade, « il fit la connaissance d’Anne-Marie Schweitzer, s’empara de cette grande fille délaissée, l’épousa, lui fit un enfant au galop, moi, et tenta de se réfugier dans la mort ». Cette façon pour le moins cavalière de s’introduire dans le récit entre deux virgules ne cache pas le manque d’intérêt pour le côté « Sartre » de la famille. Son père étant mort peu après sa naissance, Jean-Paul est donc recueilli avec sa mère chez le patriarche Schweitzer. La généalogie est plus développée de ce côté. Sa mère Anne-Marie a deux frères vivants, Émile et Georges, et une sœur morte. Leur mère, Louise Guillemin, ne semble pas avoir apprécié son mariage : « Elle ne tarda pas à se faire délivrer des certificats de complaisance qui la dispensèrent du commerce conjugal et lui donnèrent le droit de faire chambre à part ; elle parlait de ses migraines, prit l’habitude de s’aliter, se mit à détester le bruit, la passion, les enthousiasmes, toute la grosse vie fruste et théâtrale des Schweitzer » (p. 12). Charles Schweitzer, le grand-père, est un des trois fils d’un instituteur qui avait de l’ambition. Le célèbre Albert Schweitzer est le neveu de Charles, le cousin de la mère de Jean-Paul. La grand-mère « Louise avait prévenu [Anne-Marie] contre la vie conjugale », du coup celle-ci « préféra le devoir au plaisir » (p. 16). Les conséquences de la mort de son père inspirent à Sartre une des pages d’anthologie, qu’on pourrait comparer à ce qu’écrit Rousseau de la mort de sa mère au tout début des Confessions : « La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie. Elle rendit ma mère à ses chaînes, et me donna la liberté.
Il n’y a pas de bon père, c’est la règle. Qu’on n’en tienne pas grief aux hommes, mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux, en avoir, quelle iniquité ! Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas-âge. […] Fut-ce un mal ou un bien ? Je ne sais ; mais je souscris volontiers au verdict d’un éminent psychanalyste : je n’ai pas de Sur-moi.
Ce n’est pas le tout de mourir, il faut mourir à temps. »
(p. 18).

La vision que l’ouvrage donne de la sexualité adulte n’est pas très réjouissante : « Mlle Marie-Louise, une jeune fille blonde, avec un pince-nez, qui professait huit heures par jour au cours Poupon pour un salaire de famine, accepta de me donner des leçons particulières à domicile, en se cachant des directrices. Elle interrompait parfois les dictées pour soulager son cœur de gros soupirs : elle me disait qu’elle était lasse à mourir, qu’elle vivait dans une solitude affreuse, qu’elle eût tout donné pour avoir un mari, n’importe lequel. […] Quand je rapportais ses doléances, mon grand-père se mettait à rire : elle était bien trop laide pour qu’un homme voulût d’elle » (p. 69). En dehors de ces quelques aperçus, il ne sera quasiment pas question de l’éveil de la sexualité : a-t-elle été plus tardive, ou bien Sartre la passe-t-il sous silence ?

Quelques extraits remarquables

 L’apprentissage de la lecture, avec les phrases assimilées à des « mille-pattes » qui « grouillaient de syllabes et de lettres », constitue un morceau d’anthologie (p. 39-41).
 L’attrait de Sartre pour l’inceste parce qu’il est fasciné par certains textes, et que sa mère est comme une sœur pour lui : « Je ne savais rien de plus mais sous la surface lumineuse de l’idée, je pressentais une masse velue. Frère, en tout cas, j’eusse été incestueux » (p. 47).
 Éloge de la littérature jeunesse de l’époque : « Je dois à ces boîtes magiques – et non aux phrases balancées de Chateaubriand – mes premières rencontres avec la Beauté » (p. 62).
 Tout le monde connaît le passage de l’inscription ratée au Lycée Montaigne, à cause de l’orthographe déplorable du jeune Sartre : « le lapen çovache ême le ten », mais la suite est moins connue : la réaction du grand-père face au précepteur engagé en remplacement : « quand je lui dis bonjour, nous disait-il avec la répugnance apeurée d’un honnête homme en butte aux avances d’un pédéraste, il trace avec son pouce le triangle maçonnique sur la paume de ma main » (p. 66).
 Les récriminations fréquentes de Sartre sur sa malchance d’avoir eu un père sans biens sont exaspérantes : à force de regarder en haut, la part infime de la population mieux lotie qu’il ne l’était, il oublie de regarder en bas l’immense majorité : cette populace qui n’avait pas la chance d’avoir le jardin du Luxembourg pour terrain de jeu ! « Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre. M’eût-il laissé du bien, mon enfance eût été changée ; je n’écrirais pas puisque je serais un autre. Les champs et la maison renvoient au jeune héritier une image stable de lui-même ; il se touche sur son gravier, sur les vitres losangées de sa véranda et fait de leur inertie la substance immortelle de son âme. » (p. 73). Sa vocation à la célébrité plutôt qu’à l’excellence, s’exprime fréquemment sans craindre le reproche d’orgueil : « je voulus manquer comme l’eau, comme le pain, comme l’air à tous les autres hommes dans tous les autres lieux » (p. 77). Le mot est d’ailleurs utilisé : « Je devins l’Orgueilleux » (p. 92), précédant l’allégorie du passager clandestin, toujours Sartre, qui n’a pas « d’argent pour acquitter sur place le prix du voyage », le pauvre, mais qui mérite tellement ce voyage par ses immenses talents ! Sartre prétend que cet orgueil s’accommode de l’humilité : « je choisis pour avenir un passé de grand mort et j’essayai de vivre à l’envers. Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume » (p. 162).
 Première expérience avec la mort : « La mort brillait par son absence : décéder, ce n’était pas mourir, la métamorphose de cette vieillarde en dalle funéraire ne me déplaisait pas ; il y avait transsubstantiation, accession à l’être […] » (p. 80).
 Comment Sartre devient progressivement athée : « j’étais catholique et protestant, je joignais l’esprit critique à l’esprit de soumission. Dans le fond, tout cela m’assommait : je fus conduit à l’incroyance non par le conflit des dogmes mais par l’indifférence de mes grands-parents » (p. 84), jusqu’à : « Pendant plusieurs années encore, j’entretins des relations publiques avec le Tout-Puissant ; dans le privé, je cessai de le fréquenter. Une seule fois, j’eus le sentiment qu’Il existait. J’avais joué avec des allumettes et brûlé un petit tapis ; j’étais en train de maquiller mon forfait quand soudain Dieu me vit, je sentis Son regard à l’intérieur de ma tête et sur mes mains ; je tournoyai dans la salle de bains, horriblement visible, une cible vivante. L’indignation me sauva : je me mis en fureur contre une indiscrétion si grossière, je blasphémai, je murmurai comme mon grand-père : « Sacré nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu. » Il ne me regarda plus jamais » (p. 86).
 Le fameux épisode au cours duquel le grand-père fait couper les cheveux de Sartre : « Mon grand-père s’agaçait de ma longue chevelure : « C’est un garçon, disait-il à ma mère, tu vas en faire une fille ; je ne veux pas que mon petit-fils devienne une poule mouillée ! » » ; s’ensuit alors le terrible autoportrait en crapaud : « Mon grand-père semblait lui-même tout interdit ; on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud : c’était saper à la base ses futurs émerveillements » (p. 87). La première partie, « Lire », se termine sur un autre autoportrait fameux : « Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d’un maniement aisé » (p. 111).
 Superbe passage sur les débuts du cinéma : « Nous étions du même âge mental j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler. On disait qu’il était à ses débuts, qu’il avait des progrès à faire ; je pensais que nous grandirions ensemble » (p. 102).
 Les passages sur la découverte de l’écriture sont célèbres : « je tenais les mots pour la quintessence des choses » et rappellent des pages connues de Qu’est-ce que la littérature ? : « Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers, comme s’il n’appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d’abord la parole comme une barrière » (Folio essais, p. 19). L’idée est condensée en un chiasme : « Pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde » (p. 149).
 À plusieurs reprises, Sartre parle de lui au féminin. Son goût pour les romans d’aventures : « En vérité, j’étais une ribaude, une fille à soldats : mon cœur, mon lâche cœur préférait l’aventurier à l’intellectuel » (p. 143). Son inspiration un peu forcée : « Je béais, je me contorsionnais pour provoquer l’intuition qui m’eût comblé, j’étais une femme froide dont les convulsions sollicitent puis tentent de remplacer l’orgasme. La dira-t-on simulatrice ou juste un peu trop appliquée ? » (p. 169). Enfin, ce passage troublant où Sartre s’identifie à sa mère, draguée par un homme entreprenant : « D’abord, je ne fis que m’offenser : on ne me tutoyait pas si vite ; mais je surpris son regard maniaque et nous ne fîmes plus, Anne-Marie et moi, qu’une seule jeune fille effarouchée qui bondit en arrière. Déconcerté, le monsieur s’éloigna : j’ai oublié des milliers de visages, mais cette face de saindoux, je me la rappelle encore ; j’ignorais tout de la chair et je n’imaginais pas ce que cet homme nous voulait mais l’évidence du désir est telle qu’il me semblait comprendre et que, d’une certaine manière, tout m’était dévoilé. Ce désir, je l’avais ressenti à travers Anne-Marie ; à travers elle, j’appris à flairer le mâle, à le craindre, à le détester » (p. 178).
 Réflexion d’anthologie sur le thème de la mort qui transforme la vie en destin : « dans une vie terminée, c’est la fin qu’on tient pour la vérité du commencement. Le défunt reste à mi-chemin entre l’être et la valeur, entre le fait brut et la reconstruction ; son histoire devient une manière d’essence circulaire qui se résume en chacun de ses moments. Dans les salons d’Arras, un jeune avocat froid et minaudier porte sa tête sous son bras parce qu’il est feu Robespierre, cette tête dégoutte de sang mais ne tache pas le tapis ; pas un des convives ne la remarque et nous ne voyons qu’elle ; il s’en faut de cinq ans qu’elle ait roulé dans le panier et pourtant la voilà, coupée, qui dit des madrigaux malgré sa mâchoire qui pend. Reconnue, cette erreur d’optique ne gêne pas : on a les moyens de la corriger ; mais les clercs de l’époque la masquaient, ils en nourrissaient leur idéalisme. Quand une grande pensée veut naître, insinuaient-ils, elle va réquisitionner dans un ventre de femme le grand homme qui la portera ; elle lui choisit sa condition, son milieu, elle dose exactement l’intelligence et l’incompréhension de ses proches, règle son éducation, le soumet aux épreuves nécessaires, lui compose par touches successives un caractère instable dont elle gouverne les déséquilibres jusqu’à ce que l’objet de tant de soins éclate en accouchant d’elle » (p. 164).
 Quand il évoque les amitiés de l’âge tendre, à l’instar de Rousseau, Sartre utilise le verbe « aimer » sans fausse honte : « Des amitiés si précautionneuses ne vont pas sans quelque froideur. Aux vacances, nous nous séparions sans regret. Pourtant, j’aimais Bercot. Fils de veuve, c’était mon frère. Il était beau, frêle et doux ; je ne me lassais pas de regarder ses longs cheveux noirs peignés à la Jeanne d’Arc » (p. 182).
 Une jolie réflexion sur la vitesse : « La vitesse ne se marque pas tant, à mes yeux, par la distance parcourue en un laps de temps défini que par le pouvoir d’arrachement » (p. 188).
 Si Les mots ne couvre que la période de l’enfance, son vrai sujet, comme l’indique le titre, est la vocation d’écrivain de Sartre. Il ne s’interdit pas, à la fin, une anticipation à propos de l’auteur de La Nausée : « J’étais prisonnier de ces évidences mais je ne les voyais pas : je voyais le monde à travers elles. Truqué jusqu’à l’os et mystifié, j’écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition. Dogmatique je doutais de tout sauf d’être l’élu du doute ; je rétablissais d’une main ce que je détruisais de l’autre et je tenais l’inquiétude pour la garantie de ma sécurité ; j’étais heureux. » (p. 204).

 Voir un sujet de bac sur l’autobiographie contenant un extrait de ce livre.
 Dans Mémoires d’une jeune fille dérangée, de Bianca Lamblin, on aura un portrait de Sartre en séducteur de jeunes filles.
 Lire aussi L’Âge de raison, de Jean-Paul Sartre.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Séance pédagogique sur un extrait du roman


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