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L’être et le néant du trouple, pour lycéens et adultes
Mémoires d’une jeune fille dérangée, essai autobiographique de Bianca Lamblin
Balland, 1993, 210 p., épuisé
mardi 25 octobre 2011
Bianca Lamblin fut l’une des jeunes filles, souvent lycéennes, élèves de Simone de Beauvoir avec lesquelles Jean-Paul Sartre et Beauvoir vécurent des expériences de trio amoureux, ou « trouple ». Abandonnée par le couple en 1940, elle se sent trahie d’autant plus qu’en tant que juive elle connaît toutes les affres de l’Occupation. Enseignant à son tour la philosophie, elle redevient amie avec Beauvoir jusqu’à sa mort en 1986. S’étant mariée, et après la publication de L’Invitée, de Simone de Beauvoir et de L’Âge de raison de Sartre dans lesquels le précédent trio avec Olga Kosakiewicz était devenu matière à roman, elle avait fait promettre aux deux écrivains qu’ils ne citeraient jamais son nom. Or en 1990, paraissent Lettres à Sartre et le Journal de guerre, puis la biographie de Beauvoir par Deirdre Bair, aux États-Unis. Dans les trois livres, Bianca Lamblin est citée, soit sous un pseudonyme (Louise Védrine), soit sous son nom de jeune fille (Bienenfeld) [1] Elle publie alors ces mémoires, pour rétablir sa vérité et régler ses comptes avec Beauvoir, dont la lecture de ces livres l’a convaincue de la duplicité. Cet ouvrage est passionnant, et, même si l’on peut relativiser la part du ressentiment, nous apprend beaucoup sur la conception radicale de l’altersexualité chez Sartre et Beauvoir, mais aussi sur cette époque d’avant-guerre paradoxalement plus libre sexuellement, où les aventures socratiques (et homosexuelles) d’une prof avec des élèves eurent moins d’incidence sur sa carrière qu’en 1969 ce fut le cas pour Gabrielle Russier. [2]
De la socratisation bien tempérée
Bianca Lamblin avait 16 ans quand elle fut séduite à la rentrée 1937 au Lycée Molière de Paris par le charisme de sa prof de philo, avec qui elle entama une relation d’abord amicale puis progressivement sensuelle, et qui l’amena quelque temps après dans le lit de Sartre, selon un rouage qu’elle qualifie ainsi : « J’ai découvert que Simone de Beauvoir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refiler, ou faut-il dire plus grossièrement encore, de la rabattre sur Sartre. […] En fait, ils rejouaient avec vulgarité le modèle littéraire des Liaisons dangereuses. » (p. 11). La lecture de l’ouvrage relativise cette accusation, car il ressort de la longue histoire d’amitié avec Beauvoir, qu’il ne s’agissait pas de collectionner les jeunes filles – ni les hommes également pour Beauvoir, même si elle ne les puisait pas à la même source – mais d’entretenir des relations socratiques sur la durée avec des disciples : « Elle estimait les élèves brillantes, l’élite capable de s’intéresser aux débats philosophiques, mais marquait un mépris cinglant envers les autres. […] Pour elle, seule avait de la valeur l’intelligence. Comme elle avait jugé que j’en avais suffisamment, et que j’étais la meilleure élève de la classe, j’eus droit à son attention. (p. 28). D’autre part, Beauvoir ne draguait pas les élèves, mais ne leur refusait pas son amitié : c’est seulement à partir de mars 1938 que, Bianca lui ayant écrit une lettre, Beauvoir commença à la voir en dehors des cours. Et même là, la relation fut d’abord purement amicale, puis, après que Bianca eut passé son bac, Beauvoir lui proposa quelques jours de randonnée dans le Morvan : « C’est au cours de ce voyage que nous avons commencé, encore timidement, à avoir des relations physiques » (p. 42) [3]. Bianca fait d’ailleurs un beau portrait de Beauvoir, et montre autant sa force physique au début, avec ces randonnées, puis à l’été 1940 une ballade en vélo avec des étapes de 100 kilomètres par semaine, que sa décrépitude à la fin, presque alcoolique, ne mangeant plus rien et incapable de monter un escalier : « L’éblouissement que je ressentais provenait tout d’abord de sa présence physique, mais cette présence même révélait son caractère décidé, entier. Elle paraissait être la proue d’un navire avançant rapidement sur les flots, proue faite d’une pierre dure et brillante, inaltérable. (p. 28). Quant à Sartre, avec lui aussi la relation prit son temps au début, et fut philosophique avant de passer au lit, mais on le sent plus prédateur, car il est question de seulement quelques semaines, et pas de profiter d’une contingence de voyage, mais de planifier une défloration de la façon la plus directe et sciemment immorale possible (l’auteure parle de « muflerie »). Alors qu’il conduit Bianca dans sa chambre d’hôtel, il lui dit froidement : « La femme de chambre de l’hôtel va être bien étonnée, car hier j’ai déjà pris la virginité d’une jeune fille » (p. 55) [4]. Elle juge Sartre piètre amant, ce que semble lui confirmer Beauvoir ; elle n’éprouvera aucun plaisir avec lui, mais le prend surtout pour « un guide, un mentor » (p. 51).
Trouble dans le trouple
Même si on comprend le ressentiment rétrospectif de Bianca, l’ouvrage est un bon exemple du fait qu’il est quasiment impossible d’être sur la même longueur d’ondes dans les relations amoureuses. À la lecture du livre on ne peut pas croire que les deux séducteurs n’aient pas joué cartes sur tables vis-à-vis de la jeune fille, mais cela n’empêche pas qu’elle se soit sentie flouée. « Ma vie était donc affectivement double et unifiée en même temps : d’une part, j’étais séduite et intéressée par l’attention et la prévenance de Sartre, d’autre part, ma passion pour le Castor subsistait. Nous formions un trio. Simone de Beauvoir prétend à plusieurs reprises dans ses Lettres à Sartre que je m’étais seulement « imaginé » que nous constituions ce trio, dans le désir de prendre modèle sur celui qu’ils avaient dessiné avec Olga Kosakievicz et qu’ils décrivent dans leurs romans. Elle tente ainsi de minimiser le mal qu’elle m’a fait en m’imputant la faute d’avoir cru dans l’existence d’une relation triangulaire. » Elle ajoute plus loin : « Alors que je n’avais que dix-huit ans, ce destin immobile, déjà tout tracé, était comme une menace. J’avais l’impression d’être prisonnière du trio. » (p. 52 & p. 54). Il n’y avait d’ailleurs pas qu’un trio, mais toute une construction moléculaire, qui préfigure ce que Vincent Cespedes nomme « constellation amoureuse ». Il y eut une époque, à l’été 39, juste avant la guerre, où pendant que Sartre se partageait entre Beauvoir, Bianca, mais aussi son amante Wanda Kosakiewicz, Beauvoir avait une relation avec Jacques-Laurent Bost (totalement passée sous silence dans La force de l’âge), lequel épousera la sœur de Wanda, Olga Kosakiewicz, qui fut le modèle de L’Invitée de Beauvoir, ayant été une des premières jeunes amantes du couple… ajoutons que Sartre sera plus tard jaloux de Camus qui courtisera Wanda ! (cf. p. 61). En février 1940, Sartre rompt aussi brusquement qu’il avait engagé la relation, par une lettre (il était mobilisé, et écrivait à toutes ses femmes très régulièrement) qui semble plus ou moins préméditée avec Beauvoir. Celle-ci continuera quelque temps à fréquenter Bianca, puis rompt la relation en octobre 1940, au plus fort de sa relation avec Bost : « elle m’avait avoué, en ce jour de notre rupture, qu’elle avait découvert qu’elle préférait les relations sexuelles avec les hommes à celles avec les femmes » (p. 107). Elles ne cesseront pas pour autant de se voir, mais la tourmente les séparera.
Dans la tourmente
Bianca Lamblin insiste, d’une façon assez persuasive, sur le fait que Beauvoir comme Sartre étaient à l’époque relativement inconscients du danger dans lequel était Bianca et sa famille en tant que juifs, ce qui expliquerait qu’ils l’aient larguée aussi brutalement au moment où elle avait le plus besoin d’eux [5]. La façon dont Beauvoir envisageait sa jeune amante était inconsciemment influencée selon elle par le « remugle » (p. 85) de la tradition antisémite de sa famille ; elle cite des passages de lettres et de romans qui accréditent cette thèse, y compris chez Sartre [6]. Suivent des développements très critiques sur l’engagement du couple, puis une relation passionnante, qui sied bien au titre de « Mémoires », de la façon dont l’auteure a survécu à la tourmente. Son mariage avec Bernard Lamblin n’empêchait pas qu’elle dût se cacher en tant que juive. Sa famille proche sera relativement épargnée, mais pas celle de son cousin le futur écrivain Georges Perec, dont la mère (tante de Bianca) mourra en déportation. L’amitié avec Beauvoir, et en filigrane Sartre, reprendra régulièrement après la guerre jusqu’à la mort de Beauvoir. Lors d’une dépression de Bianca, Beauvoir écrit à Sartre : « Elle m’a remuée et pétrie de remords, parce qu’elle est dans une terrible et profonde crise de neurasthénie – et que c’est notre faute, je crois, c’est le contrecoup détourné mais profond de notre histoire avec elle. Elle est la seule personne à qui nous ayons vraiment fait du mal, mais nous lui en avons fait… » (p. 158). La fin de l’ouvrage est très négative : l’auteure relate une réponse faite à Beauvoir qui lui demandait ce qu’elle avait pensé de leur amitié : « Il est vrai que vous m’avez fait beaucoup de mal, que j’ai beaucoup souffert par vous, que mon équilibre mental a failli être détruit, que ma vie entière en a été empoisonnée, mais il est non moins vrai que sans vous je ne serais pas devenue ce que je suis. Vous m’avez donné d’abord la philosophie, et aussi une plus large ouverture sur le monde, ouverture que je n’aurais sans doute pas eue de moi-même. Dès lors, le bien et le mal s’équilibrent ». Cependant, après avoir lu les volumes posthumes signalés supra, Bianca revient sur son affirmation : « Sartre et Simone de Beauvoir ne m’ont fait, finalement, que du mal. ». Ce n’est pas l’impression que retient le lecteur, mais j’avoue n’avoir pas lu toutes les pièces du dossier…
En dehors de ces mémoires d’un trio, dont il faut faire la part du ressentiment, le livre vaut aussi par son portrait non pas au vitriol, mais sans concessions, de ce couple si altersexuel, leur « mariage morganatique » (ils s’appellent « M. et Mme m. Organatique » ou « M. et Mme Morgan Hattick »), leur liberté sexuelle réciproque (les fameuses « amours contingentes » [7]) et leur amour sans sexualité, leur dégoût de la procréation : « Elle m’exposa quel genre de relations existaient entre eux : pas de mariage, surtout pas de mariage ; pas d’enfants, c’est trop absorbant. Vivre chacun de son côté, avoir des aventures sentimentales et sexuelles : leur seule promesse était de tout se raconter, de ne jamais se mentir » (p. 32).
– Lire les articles sur Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, et sur Les Mots de Jean-Paul Sartre.
– Lire des extraits du livre sur ce site.
– On pourra compléter cette lecture par le livre plus favorable de Bernard Lefort Sartre, réveille-toi, ils sont devenus mous ! (Ramsay, 2005), qui fait le point sur l’attitude de Sartre pendant la guerre. Voir aussi cet article.
– Lire la chronique de Jean-Yves Alt.
– Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?
© altersexualite.com, 2011
Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.
[1] Son nom, Bianca Bienenfeld, est également cité en note dans l’édition Pléiade des « Œuvres romanesques » de Sartre parue en 1981 (note 1 de la p. 408 et note 2 de la p. 813, où elle inspire le personnage secondaire d’Ella Birnenshatz) ; et dans La force de l’âge, de Beauvoir, elle est souvent nommée sous le nom de Bianca Bienenfeld… (cf. éd. Folio, p. 395).
[2] Le livre ne développe pas, bizarrement, les deux affaires qui éloigneront provisoirement Beauvoir de l’enseignement : l’article de Wikipédia sur Simone de Beauvoir nous apprend que Beauvoir fut renvoyée du lycée Molière suite à sa liaison avec Bianca Bienenfeld, puis « à nouveau suspendue en juin 1943 de l’Éducation nationale à la suite d’une plainte pour « excitation de mineure à la débauche » déposée en décembre 1941 par la mère de Nathalie Sorokine, elle sera réintégrée à la Libération ». Il est vraiment étonnant que Bianca elle-même n’évoque pas cette affaire ! N’est-ce pas une erreur de l’article de Wikipédia ? Dans La force de l’âge, Beauvoir n’évoque que la 2e affaire : « La mère de Lise, furieuse que sa fille eût laissé échapper un parti avantageux et qu’elle vécût avec Bourla, m’enjoignit d’user de mon influence pour la renvoyer à son premier amoureux ; sur mon refus, elle m’accusa de détournement de mineure. Avant-guerre, l’affaire n’eût pas eu de suite ; avec la clique d’Abel Bonnard, il en alla autrement ; à la fin de l’année scolaire, la directrice au menton bleu me signifia que j’étais exclue de l’Université. » (Note : « Je m’y fis réintégrer à la Libération. Mais je ne revins pas à l’enseignement » (p. 617).
[3] Beauvoir mentionne ce voyage dans La force de l’âge, p. 404, à la Pentecôte, sans mentionner la présence de Bianca, mais sans préciser qu’elle est seule.
[4] N’est-ce pas un ouvrage que les amis de Dominique Strauss-Kahn devraient lui envoyer pour occuper ses soirées ?
[5] Pourtant, on lit dans La force de l’âge cette confession : « Déjà en 1939, quand Bianca me parlait de ses cousins viennois, j’avais pressenti, avec une espèce de honte, qu’elle ne vivait pas la même histoire que moi ; maintenant cela sautait aux yeux ; elle était en danger, alors que je n’avais rien de précis à redouter ; nos affinités, notre amitié échouaient à combler cet abîme entre nous » (p. 528, cité p. 102).
[6] Les lecteurs de L’Âge de raison et du Sursis, parus en 1945 et écrits pendant la guerre, savent pourtant à quel point Jean-Paul Sartre y rend compte avec empathie de la situation des juifs avant et pendant la guerre, ce qui n’était pas évident chez les intellectuels au sortir de la guerre.
[7] Voir La force de l’âge, éd. Folio, pp. 27 et 30.