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L’éternité, ça vous gratouille, ou ça vous chatouille ? pour adultes et lycéens

Psoriasis de l’éternité, de Michel Cand

Rafael de Surtis éd. ; coll. « Pour une Terre interdite », 2010/11, 3 x 96 p., 3 x 14 €

dimanche 15 janvier 2012

Dans une édition soigneusement brochée d’un éditeur soucieux de respecter auteurs et lecteurs, Michel Cand nous livre trois séries de fragments poétiques, entre aphorismes et haïkus. Les sous-titres sont évocateurs « Élévation », « Ébullition », « Évacuation ». Un « il », une « elle » vous enlèvent d’un coup de plume qui se sent pousser des ailes sur une île d’utopie. Une utopie, précisons-le, aussi contondante que la « fleur bleue » de Boby Lapointe… Trois volumes de poèmes d’aujourd’hui tout à fait accessibles à nos élèves, et qui pourraient même abonder des ateliers d’écriture.

Élévation (tome 1)

Le ton est donné dès les premières lignes : « Il venait du corps de la femme / il n’aurait jamais dû en sortir nom de dieu / aussi sans cesse / voulait-il / y rentrer / à nouveau » (fragment 9). On songe au style de Paul Éluard dans « La dernière nuit » (1942) : « Ils avaient mis à vif ses mains courbé son dos / Ils avaient crevé un trou dans sa tête / Et pour mourir il avait dû souffrir / Toute sa vie » (ça c’est de l’Éluard). Pourtant Éluard était plus candauliste que candien ! Certains fragments tiennent du haïku : « Entre ses seins / un corridor / menait à dieu » (35 ; ça c’est du Cand). L’amour n’est pas le seul thème favori. De belles réflexions nous attendent : « L’un pensait jaune et voulait qu’il pensât de même / l’autre pensait rouge […] / mais il pensait bleu cerclé de noir moucheté de blanc » […] » (36). Mais le sexe vous poursuit : « Plus de femmes pour souffrir / jamais / il s’enferma chez lui à double tour / les seins des interrupteurs / les fesses des cuillers / les sexes des boutonnières / l’acte sexuel des prises de courant / des serrures / du lavabo » (67 : cf aussi 177). Le fragment 70 est un mini-scénario qui se prêterait fort bien à un atelier théâtre ou d’écriture : « Il alla faire connaissance avec l’autre / il sortit d’abord son lance-pierre de sa ceinture / l’autre sortit sa sarbacane / il sortit sa masse d’arme de sa manche / l’autre sortit sa hallebarde […] / ça allait /l’autre était respectable / on pouvait causer ». Idem le fragment 207 : « Jadis / s’il se souvient bien / on lui glissait la nourriture dans sa bouche délicatement […] / publicité mensongère / maintenant / il doit courber le dos pour gagner sa vie […] ». Le bougre est quand même doué pour évoquer « la » femme : « Déesse des eaux / soit elle suait / soit elle salivait / soit elle mouillait / soit elle pleurait » (105). Sans prétention sur le regard du mâle en rut : « Elle voulut se situer / elle regarda son reflet / dans le regard de l’autre / lui ne voyait que son cul » (147). Deux lignes suffisent parfois à ancrer une pensée : « Ils ne sont pas six milliards d’autres / ils sont six milliards d’Autre » (154). Pensée qu’il est parfois bon de ruminer en bouche : « Elle recueillait en sa bouche / dix mille vies possibles / à âcre saveur de devenir » (233).

Ébullition (tome 2)

Le tome 2 poursuit ce portrait du poète en hétéro pathétique : « il avait été enfanté / dans un monde inespéré / pas moins de la moitié / était du sexe convoité » (fragment 2). Les sexes, puisque sexes il y a, sont complémentaires : « Il était dans un halo bleuté / l’autre était dans une aura jaune / il y eut des lueurs vertes » (20), mais parfois antagonistes d’une façon irréconciliable : « Ses fesses sous son jean / ses seins sous son échancrure / les moues de sa bouche / la pétulance de ses yeux / la danse de ses déplacements / même si elle le snobait / c’était bien du harcèlement » (37) ; « Pendant qu’il lui ouvrait le ventre / de son sexe / elle plongeait ses mains / dans son cœur » (42) ; ou encore : « Jour après jour avec ses mots / elle avait filé des fils invisibles / fixés à chacun de ses membres à lui / aussitôt parlait-elle que lui / pantin » (62). Le mâle acculé se défend comme il peut ; le machisme est une arme comme une autre : « Comme il était gentleman / il ne négligeait surtout jamais / le plus considérable de la femme / le plus conséquent / son cul » (89). Ces notations qui se multiplient évoquent l’Androgyne de Platon : « Il était pile / elle était face / ils ne virent jamais la monnaie » (56). Mais ce qui surnage, c’est le doute taraudant : « Sa vie / un brouillon / épure des attirances / ratures des tentatives […] / ah réécrire au propre » (93). Las, l’histoire passe, et notre impuissance coupable est symbolisée de main de maître : « Il avait laissé / Mozart et Verlaine / mourir dans la misère / il avait laissé / Franco et Staline / mourir dans l’opulence » (142). L’antagonisme des sexes se résout dans l’humour : « Il se méprisait / minable vu ses potentialités / elle l’aima / elle si remarquable / aimer un minable / il la méprisa » (110). Où l’on comprend que ce « il », cette « elle », sont des pronoms lambdas plutôt que ce que nous autres maîtres d’école avons tendance à qualifier de « le poète ».

Évacuation (tome 3)

Plusieurs fragments de ce tome – mon préféré – me font penser à la définition du poète par Jean-Paul Sartre : « En fait, le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme un objet. L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l’état sauvage […] ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres. » (Qu’est-ce que la littérature ?, Folio, p.18). Prenons le fragment 47 : « Elle ne vêtait pas son corps / elle parait ses désirs ». Ce « paraît » est-il « parer » ou « paraître », moyennant une coquille sur un chapeau ? Et si « parer », est-ce au sens d’orner ou de protéger ? Michel Cand reste, en poète, du côté des mots, et abandonne son « elle » et le « il » qui va avec à la crudité des choses. Si l’on rapproche le fragment 68 du précédent : « Elle / vêtait / le vide », de ces deux silex jaillit une étincelle selon laquelle corps et désir = vide. Le 35 ne nous aide guère : « Elle se parait / de ses secrets / indéchiffrables », ou plutôt nous renvoie à l’indéchiffrable objet du désir.
Le désir est cru ; on se croit sans se comprendre, et malgré l’incompréhension, on croît et multiplie : « Quand il disait baise / elle entendait amour / quand elle disait amour / il entendait baise / ils eurent beaucoup d’enfants » (63) ; « Quand il en parlait / c’était du porno / qu’elles disaient / quand elle en parlait / c’était de l’amour / qu’elles disaient » (169). Le plaisir est affirmé simplement, dans son lien indéfectible avec la procréation : « La vie devait être belle / puisqu’il la donnait avec plaisir » (76), mais le poète nous surprend parfois à suggérer la polygamie : « Mais comment leur faire comprendre / qu’il l’aimait elle bien sûr / mais aussi elle / et elle et encore elle et elles / qu’il revendique toutes / comme êtres dignes d’amour » (172). C’est que l’amour ne va pas de soi, « il » et « elle » ne croisent pas forcément sur la même longueur d’onde : « Non pas avoir un homme pour avoir un homme / plutôt le pack / enfant maison confort sécurité » (225). Le bon vieux couple éros / thanatos pointe son nez : « Un jour sa fontanelle s’ouvrira comme un vagin / il en sortira de son corps » (205).
On relève une saillie ronsardienne : « Un jour, c’est en petite vieille / qu’elle apparaîtra dans son miroir / elle regrettera les avances de ceux / que les invertébrés avaient depuis longtemps déféqués » (77). Le « il » semble démuni, comparé à « elle » : « Chacun ses possibilités / le chien avec son nez / l’oiseau avec ses ailes / l’araignée avec son fil / lui c’était avec lui-même » (97). L’humour constitue une échappatoire assumée : « Le sens de la vie / il l’avait cherché longtemps / maintenant ce qu’il cherchait / c’était le sens de l’humour » (143) ; mais renvoie à l’impasse douloureuse de la conscience de soi : « Il est là dans le métro / face à cet homme à gueule de con / mais cet homme c’est lui » (147). Et le recueil aboutit à l’impasse d’un questionnement existentiel qui se mord la queue : « Il pensa très fort […] / mais déjà de cette pensée / était née l’énergie concentrée / et de l’énergie surcompressée / était née la matière / et de la matière naquit encore la matière / […] qui engendra les hommes / d’où finalement lui-même naquit / il revint sur cette pensée / et douta » (266).

 Michel Cand est aussi l’auteur de l’essai Lapidaire, de la sculpture, vite !, paru en 2012. Avant Psoriasis de l’éternité, Michel Cand avait publié en 2008 chez le même éditeur une plaquette intitulée Cosmologie interne (36 p., 14 €). On y trouvait les mêmes questionnements, dans une forme très brève : « Les déferlantes lentes / n’en finissent pas de ronger / tes apparences rances ».

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le blog de Michel Cand


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