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Épopée humaniste et chrétienne, ma non troppo !

Les Lusiades, de Luís de Camões

Robert Laffont, Bouquins, 1572, 586 p., 25,4 €

vendredi 20 juillet 2012

Dans la série « comblons nos lacunes », j’ai profité d’une randonnée à Madère pour bourrer ma valise de littérature portugaise. J’ai découvert l’excellent José Saramago, avec un roman fantastique, L’aveuglement, dans lequel une épidémie subite rend aveugle toute une population. Rien à voir, un court roman français de Jacques Chardonne, Vivre à Madère, qui ne concerne notre île que de façon anecdotique, prétexte à illustrer une conception nostalgique du bonheur pour un écrivain vieillissant. Et le poète fondateur de la littérature lusophone, Luís de Camões (1525-1580), auteur des Lusiades, épopée en dix chants et 8816 vers, typique de l’humanisme, de ses espoirs et surtout de ses travers. A la lecture de cette ode à la gloire du Portugal, on comprend que le texte soit peu valorisé en France, parce que vanter la colonisation en crachant sur les musulmans est un peu moins porteur que les réflexions contemporaines de Montaigne ou Jean de Léry. L’édition de Roger Bismut est bilingue, ce qui permet même au non lusophone de jeter un œil sur le texte original et en tout cas d’apprécier la vigueur épique. De Madère, je n’ai, sauf votre respect, rien à vous dire. Voyager, c’est aussi mettre ses pas dans les pas d’autrui, quand lesdits pas sont plus grands que les vôtres. Ah ! J’oubliais, j’ai aussi lu une biographie de Christophe Colomb, un brave gars qui passa par Madère et s’y maria. Sans plus.

Poète chrétien, ma non troppo !

La préface de l’édition Bouquins nous apprend que Luís de Camões se « retrouve en 1550 à Lisbonne, famélique et impécunieux : il hante tavernes et lupanars, s’acoquine avec vauriens et ribaudes ; toujours rimailleur mais aussi ferrailleur, il s’attire quelques méchantes querelles » (p. XXXII). C’est l’une de ces querelles qui lui vaudra l’exil pour Goa en 1553. Il compose semble-t-il sur place l’essentiel de l’épopée, qui ne paraîtra qu’à son retour. Il s’agit d’un chant fondateur, dans lequel l’auteur rivalise avec les auteurs de l’Antiquité, pour valoriser les « Lusiades », c’est-à-dire les ancêtres des Portugais, en se concentrant sur le voyage d’exploration de Vasco de Gama. Les dieux païens, notamment Bacchus, sont évoqués tout au long du texte, mais c’est paraît-il pour glorifier le christianisme. Enfin ce genre de légende par un familier des lupanars, j’y crois à moitié. Lisons par exemple, avec les yeux d’un théologien chrétien, le portrait de Vénus (appelée Diôné) qui tente de séduire Zeus au profit de Vasco de Gama : « Les fils d’or bouclés s’épandaient sur un cou qui ternissait la neige. Tandis qu’elle marchait, ses tétons laiteux frémissaient sous l’invisible caresse de l’enfant Amour. De ses flancs éclatants sortaient des flammes où Cupidon embrasait les âmes. Sur ses lisses colonnes, les désirs grimpaient et s’enroulaient comme lierre. D’une écharpe vaporeuse, elle a couvert ce dont la pudeur est le rempart naturel… » (II, 36). J’arrête là car cette évocation chaste de la païenne risquerait de donner à de non moins chastes adolescents qui pourraient tomber sur ces lignes des idées d’adoration de la Vierge pas très catholiques ! Plus loin, la déesse réussit son coup, au point que Zeus « la baise au visage, étreint sa nuque éclatante, si bien que s’il s’était trouvé seul, un autre Cupidon fût né de la rencontre. » Rappelons qu’il s’agit de papa Zeus et de fifille Vénus… Hum !
 La mer toujours recommencée qui bat le rivage à Porto Moniz, nord de Madère. Est-ce la même que virent Christophe Colomb et Vasco de Gama ?

La mer à Porto Moniz
La mer à Porto Moniz, au nord de Madère.

Le vice abominable de luxure

Pour évoquer la litanie des rois portugais, les empereurs romains fournissent des termes de comparaisons pas forcément flatteurs : « Sanche n’était point, non, aussi dépravé que Néron, qui prit pour épouse un jeune garçon, et commit ensuite un abominable inceste avec Agrippine, sa mère ; il n’était pas non plus dur et funeste au peuple jusqu’à incendier la ville où il vivait, ni si méchant qu’Héliogabale ou que l’indolent Roi Sardanapale » (III, 92). Notons que l’adjectif « abominable » ne porte pas sur le fait d’épouser un jeune garçon, mais de faire avec sa mère ce que Zeus s’apprêtait à faire avec sa fille un chant plus haut ! Au chant VII, Camões se révèle un chrétien pas des plus zélés question monogamie : « Leurs prêtres se nomment Brahmanes, nom antique et de haut prestige ; ils observent les préceptes fameux de celui qui le premier donna un nom au savoir. Ils ne tuent pas chose vivante, et s’abstiennent craintivement de goûter à la chair. C’est seulement dans les rapports amoureux qu’ils ont plus de licence et moins de règles. Les femmes sont communes, mais seulement pour ceux qui sont de même caste que l’époux. Heureuse condition ! Peuple fortuné qui ne connaît pas les tourments de la jalousie ! » (VII, 40-41). Pas à une contradiction près, ce pourfendeur des horribles mahométans invente l’allégorie de l’île des amours, où les glorieux conquérants vont recueillir auprès des « plus belles Nymphes de l’Océan » la récompense de leurs exploits, ce en quoi il ne fait qu’imiter le « jardin des délices » promis aux musulmans méritants par la sourate LVI du Coran, celle qui promet d’être « servis par des enfants doués d’une jeunesse éternelle », de boire du « vin exquis » et de côtoyer « les houris aux beaux yeux noirs » (traduction Kasimirski, GF, p. 419). Et dans son dernier chant, il lance peut-être un gage de bonne moralité pour donner bonne impression à l’Inquisition : « Regarde le royaume d’Arakan et la province de Pégou, que jadis des monstres peuplèrent, monstres nés de la laide accointance d’une femme et d’un chien qui s’étaient trouvés seuls. Dans ce pays, les hommes portent des grelots attachés aux génitoires, coutume qu’instaura une reine avisée qui par ce stratagème bannit le vice abominable de luxure » (X, 122). Voire !

Une poétique très rock

Le poème contient de beaux passages ovidiens, par exemple lorsque le géant Adamastor se métamorphose : « Ma chair se changea en pierre dure, mes os se firent rochers ; ces membres que tu vois, ce corps s’étendirent sur ces vastes eaux. Enfin, les dieux changèrent ma gigantesque stature en ce cap lointain, et, pour redoubler ma peine, Téthys m’assiège de ses ondes » (V, 59). Citons également cette strophe d’un érotisme pour le moins conchylophile (y aurait-il des amateurs de moules et d’huîtres dans la salle ?) : « Pour ne pas être gêné en nageant, [Triton] avait dénudé son corps et sa virilité (pourtant des centaines et des centaines de petits animaux marins la recouvraient, crevettes, crabes et tous autres qui croissent sous l’influx de Phébé : huîtres et moules toutes salies de mousse ; sur le dos, des limaçons de mer dans leur coquille. » Camões semble gêné aux entournures quand il évoque le lien pourtant apparemment issu de sa créativité poétique, entre Bacchus et « Lusus son favori » (I, 39) (seu tão privado). Roger Bismut s’en explique dans une note p. 519 : le lien change au fil du poème, tantôt fils ou compagnon, tantôt fils et compagnon, « enfin, en I, 39, Lusus est le bien-aimé de Bacchus, sans que Camões précise les liens qui unissent le héros et le dieu ». On voit que le traducteur lui-même s’emmêle les pédales, puisqu’il a traduit par « favori » ce qu’il comprend « bien-aimé ». Tout cela est confus car Bacchus se comporte en ennemi des descendants de ce fameux Lusus ! En VIII, 4, on relève effectivement « Lusus fut son compagnon et son fils aimé » (Que foi seu companheiro e filho amado).

« Le vil mahométan »

On en vient au vif du sujet : il s’agit quand même « que l’Africain connaisse par les armes combien la loi de Christ l’emporte sur celle de Mahomet », et le Portugais « boute hors le vil mahométan » (IV, 48 & 49). Les premières strophes du chant VII constituent un texte de choix pour traiter de l’humanisme en cours de Première L. Camões y met les points sur les i ! « Voyez les Allemands, superbe troupeau paissant de vastes plaines : révoltés contre le successeur de Pierre, ils se forgent un nouveau pasteur, une nouvelle secte ; voyez-les, non contents d’embrasser l’aveugle hérésie, s’affairer en de honteuses guerres, non pour combattre l’insolence effrénée de l’Ottoman, mais pour secouer le joug de leur souverain. […] Et que dire de toi, indigne Gaulois, qui briguas le titre de « Très-Chrétien », non pour le défendre et pour le préserver, mais pour le démentir et pour le bafouer ? […] infortunés chrétiens, seriez-vous d’aventure ces dents disséminées par Cadmus, qui s’infligent mutuellement une mort cruelle, alors qu’elles sont nées d’un même ventre ? Ne voyez-vous pas que le Saint-Sépulcre est aux mains de ces chiens qui, toujours unis, viennent vous ravir l’antique terre qui est vôtre, se faisant fameux par la guerre ? Vous voyez qu’ils se sont fait une habitude, une loi, qu’ils observent strictement, de rassembler leurs armées turbulentes contre les peuples épris de Christ ; chez vous jamais la féroce Alecto ne cesse de semer d’antagonistes zizanies. […] Si la soif de posséder de grands empires vous pousse à conquérir des terres étrangères, ne voyez-vous pas que le Pactole et l’Hermus roulent tous deux des sables aurifères ? En Lydie, en Assyrie, on tisse les fils d’or ; l’Afrique recèle des mines brillantes ; que du moins tant de richesse vous incite, si ne le peut la Sainte Demeure ! Ces inventions, barbares et nouvelles, d’instruments mortifères de l’artillerie, doivent faire leurs dures preuves sur les murs de Byzance et de Turquie. Faites que retourne aux cavernes sylvestres des monts Caspiens et de la froide Scythie l’engeance turque qui prolifère en votre Europe riche et policée. Les Grecs, les Thraces, les Arméniens, les Géorgiens, sont tous à vous crier que ce peuple féroce contraint leurs fils chéris à suivre les préceptes sacrilèges de l’Alcoran (lourd tribut !). Tirez gloire de votre vaillance et de votre adresse en châtiant ses crimes inhumains, et ne recherchez pas la gloire arrogante de n’être puissants que contre vos propres frères. Mais tandis que vous, insensés, vous demeurez aveugles, altérés de votre propre sang, les entreprises chrétiennes n’ont pas manqué en cette petite maison lusitanienne : d’Afrique elle tient les places côtières ; en Asie elle est prépondérante ; et, du quatrième continent découvert, elle défriche les plaines. Et s’il était apparu d’autres mondes, elle y serait parvenue. » (VII, 1 à 14) [1] Cela dit, notre Camões n’est pas si mauvais bougre, et a parfois des accents à la Mélenchon : « On promulgue des lois en faveur du Roi, celles qui protègent le peuple ne font que périr » (IX, 28) Mais cela ne dure guère, et de Mélenchon on repasse au populisme à la Le Pen : « Dans la paix, faites des lois justes, impartiales, qui ne donnent pas aux grands ce qui est aux petits ; ou alors, revêtez-vous de vos rutilantes armures contre la Loi des odieux Sarrasins ; vous ferez votre Royaume grand et puissant, vous aurez tous davantage, et personne n’aura moins. » (IX, 94). Tu l’as dit, bouffi !

 Voici l’une des belles sculptures qu’on peut voir sur cette île. Il s’agit d’un hommage aux marins. Un homme nu avec un cordage sur l’épaule, sur la côte occidentale de l’île, à Paul do mar.

Christophe Colomb n’a pas découvert l’Amérique

Au détour d’une note Roger Bismut, l’air de rien, nous en apprend une bien bonne : « La tradition veut en effet que l’Amérique du Nord ait été découverte en 1498 par les frères Cabot, et que Colomb ait découvert l’Amérique du Sud au cours de la même année. En fait, il est aujourd’hui établi que la découverte du continent méridional remonte au moins à 1493. Le traité de Tordesillas (1494) conclu entre l’Espagne et le Portugal et sanctionné par le pape Jules II, qui fixait la ligne de démarcation entre les zones de conquête Portugaise et Espagnole en Amérique, implique que l’existence du Brésil était connue. On ne comprendrait pas autrement pourquoi le méridien limite passant à 100 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert fut abandonné pour un nouveau méridien passant à 370 lieues à l’ouest du même point, et traversant le Brésil. Il faut admettre que Duarte Pacheco Pereira, qui représentait le Portugal à la signature de ce traité, avait déjà lui-même abordé au Brésil. A son tour, Bartolomeu Dias, qui accompagna Gama jusqu’à Santiago du Cap-Vert, et se dirigea ensuite vers la Mina (Guinée), dut obliquer vers le Brésil, déjà connu des Portugais, pour reconnaître la meilleure voie d’accès au Cap de Bonne Espérance. Duarte Pacheco y partit ensuite en 1498 ; et la flotte d’Alvares Cabral, qui comptait Bartolomeu Dias, fit en 1500 la découverte officielle d’un continent déjà connu. » (note p. 505, à propos du chant V, strophe 4). On nous dit rien, on nous cache tout ! On s’étonne, en X, 107, de lire que déjà on connaissait l’ancien et le nouveau nom de Ceylan (Taprobane).

 Voir une ténébreuse affaire Camoëns à Paris XVI…

Lionel Labosse


Voir en ligne : Luís de Camões sur Wikipédia


© altersexualite.com 2012
Photos © Lionel Labosse
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[1Je suis étonné, cherchant cet extrait en français sur Internet, de découvrir que je suis le premier à le transcrire (ainsi que quasiment tous les extraits de cet article). Peut-être est-ce cette apologie des aspects positifs de la colonisation qui l’a fait considérer comme une bluette indigne d’intérêt ! La dernière phrase me rappelle notre Don Juan : « et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »