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L’île où la sexualité n’existait pas.
Voyage littéraire à Ceylan et au Sri Lanka : Nicolas Bouvier, Francis de Croisset.
Quand on voyage mieux par les livres…
vendredi 11 janvier 2008, par
« « To kiss in a public place is a legal offense » ai-je lu à l’entrée du jardin municipal, derrière l’église, où les racines des banians et de leur compères font éclater les chemins à mesure qu’on les trace. Vous auriez pu battre tous les recoins de la ville sans y surprendre un couple d’amoureux, examiner ses murs et ses quelques pissoirs sans y trouver d’autres emblèmes que ceux, politiques, des deux partis rivaux : le Parapluie et l’Éléphant. Une seule fois, sous le slogan commercial de l’île « Every time is tea time » charbonné par un désœuvré qui attendait le bon vouloir d’une vessie paresseuse, j’ai relevé, ajoutée à la craie par une main dépitée « …and no time ever fucking time » [1]. Si j’avais eu de quoi écrire, j’aurais griffonné tout en bas « Mates ! how right you are ! » La décence est certes une chose belle mais, on aura beau dire : quand les travaux de l’amour manquent à ce point à l’existence et pour d’aussi mauvais motifs, un équilibre s’est perdu, un appétit essentiel fait défaut et les animaux que nous sommes n’ont plus si envie d’avancer. Voyez les ânes qui triment si dur et bandent tout le temps » »
Nicolas Bouvier, Le Poisson-scorpion, Folio Gallimard, 1982, p. 67.
Une situation inextricable
Le Poisson-scorpion est un court récit publié tardivement par Nicolas Bouvier en marge de son illustre L’Usage du monde. Le même humour y est mis au service de ce récit d’une escale dépressive de sept mois à Galle, au sud de Ceylan (ancien nom du Sri Lanka, nom cingalais adopté en 1970) [2], en 1955, débuts de l’indépendance de Ceylan, à une époque où l’arrogance cingalaise bouddhiste faisait le lit de l’actuelle et interminable guerre entre les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (Eelam signifie « pays ») et le gouvernement sri-lankais. Pour tenter de comprendre cette situation inextricable, en plus de l’article de Wikipédia signalé ci-dessus, voir deux articles du Monde Diplomatique : « Un État « de facto » pour les Tigres tamouls », et « Ressorts du séparatisme tamoul au Sri Lanka ». La forte présence de tamouls dans mon quartier (18e arrondissement de Paris), ainsi que parmi mes élèves, m’a incité à ce voyage, si la simple habitude de voyager n’y suffisait [3]. Il est difficile de s’y retrouver. Quand on lit dans les articles et dans les guides que 74 % des Sri Lankais sont Cingalais et 17 % Tamouls, cela ne rend pas compte d’une situation plus complexe. Parmi les cingalais, majoritairement bouddhistes, originaires du nord de l’Inde, il y a aussi des chrétiens, catholiques, protestants ou anglicans (du fait de l’occupation successive de l’île par des Portugais, des Néerlandais et des Anglais), et des musulmans, mais ces derniers sont plutôt de langue tamoule, ce qui les place en situation délicate dans les régions revendiquées par les Tigres, car bien que faisant partie des « Tamouls sri-lankais », ils ne se reconnaissent pas dans les revendications des Tigres, et sont plutôt prospères, étant souvent commerçants. Les « Tamouls sri-lankais » hindouistes sont également considérés comme une communauté prospère, car anciennement « favorisée » par les colonisateurs britanniques, et bénéficiant d’une diaspora bien plus nombreuse, que ce soit au Tamil Nadu indien ou dans le monde entier.
Sur ce panneau d’affichage de la gare de Nuwara Eliya, on constate que le tamoul (alphabet plutôt carré) est comme le cingalais (alphabet plutôt arrondi) langue officielle dans tout le Sri Lanka, depuis une loi trop tardive de 1978 [4].
Mais ces « Tamouls sri-lankais » ne constituent qu’une partie des Tamouls du Sri Lanka, auxquels il faut ajouter les « Tamouls Indiens », émigrés au XIXe siècle en masse par les Anglais pour cultiver le thé dans les régions montagneuses du centre de l’île, lorsque cette culture a été implantée en remplacement du café, dont la plante avait été décimée par un parasite. Ces Tamouls indiens, ou plutôt leurs descendants de la je ne sais combientième génération, vivent toujours, assez misérablement, dans les mêmes régions, où ils occupent les mêmes emplois. Le fait qu’il y ait des écoles où l’enseignement se fait en tamoul permet sans doute de les différencier des esclaves. Cela dit, même pour les Cingalais, à part l’armée pour les hommes ou l’émigration dans les pays du Golfe pour les femmes, les perspectives d’emploi sont peu reluisantes, et sans doute est-ce un réflexe de nanti occidental de parler d’esclavage (Est-ce à ce prix que l’on boit du thé en Europe ? pour paraphraser la phrase célèbre de Voltaire [5]). Il y a aussi des quartiers tamouls et des quartiers musulmans — donc aussi « tamouls » — un peu partout dans l’île ailleurs que dans les zones contrôlées par les tigres (Nord et Est). Ajoutons à cela la sensation d’isolement des bouddhistes cingalais dans l’océan hindouiste du sous-continent, et la pression non moins importante d’une Asie et d’un Moyen-Orient majoritairement musulmans (présence d’une petite communauté immigrée fortement voilée), et nous avons en magasin pour encore des dizaines d’années de séparatisme violent, de ventes d’armes et d’enfants soldats. [6]
Ceylan vu par Nicolas Bouvier
Bref, ayant renoncé à y comprendre rien, je me suis réfugié dans quelques livres, dont celui de Nicolas Bouvier. Pour l’anecdote d’ailleurs, le jour où j’ai visité le fort de Galle, le hasard (?) m’y a fait tomber sur un appel à la prière « Allah akbar » et un rassemblement musulman qui m’ont paru comiquement (?) incongrus dans cette architecture coloniale. Re-bref, j’ai apprécié l’humour de Nicolas Bouvier, dont voici un exemple :
« Malgré sa roue et son cri intolérable, le paon n’a aucune réalité. Plutôt qu’un animal, c’est un motif inventé par la miniature mogole et repris par les décorateurs 1900. Même à l’état sauvage — j’en avais vu des troupes entières sur les routes du Dekkan — il n’est pas crédible. Son vol lourd et rasant est un désastre. On a toujours l’impression qu’il est sur le point de s’empaler. À plein régime il s’élève à peine à hauteur de la poitrine comme s’il ne pouvait pas quitter cette nature dans laquelle il s’est fourvoyé. On sent bien que sa véritable destinée est de couronner des pâtés géants d’où s’échappent des nains joueurs de vielle, en bonnets à grelots. Je mourrai sans comprendre que Linné l’ait admis dans sa classification… » (p. 23).
Pour symboliser son état dépressif dans cette pause de son voyage, Bouvier a recours surtout à des délires portant sur les insectes, fourmis, cafards, cancrelats, culminant avec le chapitre consacré à un Bousier, jamais nommé ainsi car l’analogie avec le patronyme de l’auteur serait sans doute trop claire. Ce bousier est enfermé dans une boîte à cigares, puis s’échappe, peu avant que la même résolution ne s’empare de l’auteur et le tire de sa léthargie : « Avant-hier, jour de grande pluie, il s’est installé sur la balustrade du balcon, le temps de mûrir sa résolution puis s’est lourdement envolé vers le banian qui domine la mer, et n’est jamais revenu. […] Parfois, dans cet espace qui se resserre sans cesse et dans mon temps ralenti, il me semble entendre cette boule de crotte où des larves incubent tic-taquer comme une machine infernale. Il faut que je déguerpisse de cette chambre » (p. 154). Les « délires » portent aussi sur la sorcellerie communément pratiquée par les indigènes.
Ce cracheur de feu si sri-lankais, viril et féminin à la fois, photographié lors d’un spectacle touristique, évoque pour moi cette atmosphère magique. Il ne fait pas que cracher comme nos bonimenteurs, mais il se passe une torche sur le corps et la garde à l’intérieur de la bouche, marche sur des braises (pas en les chassant comme à Bali pour un Kecak, mais en marchant pesamment dessus), etc.
Ce que j’ai apprécié, c’est la vision réaliste du bouddhisme, si politiquement incorrecte à notre époque de fascination exercée sur nos compatriotes par le bouddhisme tibétain (lequel n’a pas grand-chose à voir avec le bouddhisme theravada pratiqué à Ceylan). Les moines du fameux temple de la Dent de Kandy y sont montrés comme des profiteurs sans scrupule (p. 55), et le bouddhisme n’est pas épargné dans l’évocation de l’orthosexie qui englue l’île. Voir le portrait de quelques trentenaires qui s’auto-intitulent « White collar people », dont les rêveries érotiques butent sur une réalité prosaïque : « la vérité, c’est qu’ayant pris femme et quoi qu’ils aient pu me dire du kamasoutra, ils lui font un enfant tout de suite et sans fioritures, car ici la paresse et la nature s’accordent très souvent pour réduire à rien nos projets. […] Une grossesse derrière l’autre, les corps s’épaississent et la beauté n’est bientôt plus qu’un souvenir ; c’est seulement chez les riches qu’elle a une chance de durer. Fin des rêveries libertines, retour au quotidien mortifiant. Cette fête lascive qu’ils s’étaient promise, je suis convaincu qu’ils n’y croyaient qu’à moitié : avec un siècle de pudibonderie anglo-saxonne greffée sur un bouddhisme aussi misogyne et sourcilleux que moribond […] la frustration et la fermentation qu’elle provoque sont nécessairement au menu » (p. 67).
– Masque de Maha-Kola du Sri-Lanka de 1890, prêté par le Völkerkundemuseum de Munich pour l’expo « La Fabrique de l’image » en 2010 au musée du quai Branly.
Il faut citer pour finir avec Bouvier ce passage célébrissime qui se trouve dans le chapitre V : « Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. On espérait tout de même un miracle alors qu’il n’en faut pas attendre d’autre que cette usure et cette érosion de la vie avec laquelle nous avons rendez-vous, devant laquelle nous nous cabrons bien à tort.
J’ai rasé ce matin la barbe que je portais depuis l’Iran : le visage qui se cachait dessous a pratiquement disparu. Il est vide, poncé comme un galet, un peu écorné sur les bords. Je n’y perçois justement que cette usure, une pointe d’étonnement, une question qu’il me pose avec une politesse hallucinée et dont je ne suis pas certain de saisir le sens. Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait les mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait « Personne ». On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot. »
Francis de Croisset : La féerie cinghalaise
Humour et « fermentation » sexuelle liée à la « pudibonderie anglo-saxonne » sont également au menu du savoureux ouvrage de Francis de Croisset, La féerie cinghalaise (Kailash, 1996, 264 p, 10 €). C’est la relation d’un court voyage par bateau sur l’île en 1925, écrit et publié en 1926. D’une courte escale à Bombay, on retiendra la description des fameuses « tours du silence » où les cadavres des parsis sont exposés pour être dévorés par les vautours selon les rites du parsisme. Le prof qui ne sommeille jamais en moi pourrait utiliser ce texte en regard de la Ballade des pendus de François Villon, ou de « Une Charogne » de Charles Baudelaire, mais on s’amusera de l’étalage des conceptions hétérosexuelles caricaturales de l’auteur : « Aimer une femme, lui survivre, savoir par cœur son visage, et supporter que des becs de corne trouent les yeux dont on pleure le regard, déchirent la bouche dont on a connu les baisers ! J’aime mieux les vers du tombeau. Eux, au moins, on ne les voit pas » (p. 37). On comprend que la pudibonderie anglaise que de Croisset côtoie à Ceylan lui interdise de concevoir un autre endroit du corps féminin à aimer que le visage. Mieux, il fréquente assidûment deux jeunes officiers anglais, lesquels flirtent avec une indigène de la haute société, mais aussi avec la même secrétaire, qu’ils ne semblent pas plus connaître bibliquement que la première. Voir un portrait-blâme de la secrétaire, dans la même veine que l’extrait précédent : « Au premier abord, à voir ses cheveux blonds, ses yeux bleus, ses joues fraîches et ses dents saines, l’on s’écrie : « La jolie fille ». Mais cette exclamation ne vous a pas échappé que déjà on la regrette. Non point que miss Underfield soit laide. Au contraire, en l’apercevant, c’est tout de suite à une jolie femme que l’on pense, mais à la condition de ne plus la regarder » (p. 128). Bref, en lisant ce genre de textes convenus, je me plais à imaginer que la réalité des fantasmes de ce personnage le poussait sans doute davantage vers ses jeunes compagnons, et cela me fait songer à la fameuse citation attribuée à Churchill sur la Marine anglaise : « Don’t talk to me about naval tradition. It’s nothing but rum, sodomy and the lash ». Les pages consacrées aux sites et aux animaux sauvages sont intéressantes pour les comparer à notre façon actuelle de voyager. Une alternative à Pierre Loti.
– Pour un roman plus récent et écrit par des Sri Lankais, voir Récifs, de Romesh Gunesekera, ainsi que Jardins de cannelle et Drôle de garçon, de Shyam Selvadurai (10:18). Pour un récit de voyage ancien, voir Robert Knox : Relation de l’île de Ceylan (1681).
– À lire aussi, un récit de voyage alléchant : Quelques notions
sur l’Isle de Ceylan, par Eudelin de Jonville ; édition de Philippe Fabry et Marie-Hélène Estève (Ginkgo, 2012).
– L’Usage du monde, de Nicolas Bouvier ; L’Inde où j’ai vécu, d’Alexandra David-Néel, qui traite aussi de Ceylan.
Voir en ligne : Histoire du Sri Lanka sur Wikipédia
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[1] Cela me rappelle furieusement les propos de Chris mon éphémère compagnon de voyage anglais sur la Route de la Soie : « They don’t even know the word exists ».
[2] L’île a d’abord été nommée Taprobane par les Romains, puis Serendip par les commerçants arabes. Ce nom est la racine du fameux nom anglais intraduisible « serendipity », signifiant « découverte heureuse faite par hasard », quand même traduit par sérendipité, et tellement évocateur de nos errements heureux sur Internet !
[3] J’ai d’ailleurs obtenu la confirmation du sens de l’insulte tamoule « poundé », connue aussi bien des tamouls que des cingalais. Voir l’article Interventions de l’association Contact sur les discriminations.
[4] La similitude des alphabets est un leurre, car si le cingalais fait partie des langues indo-européennes, le tamoul est une langue dravidienne, c’est-à-dire une langue agglutinante apparentée aux langues africaines selon certains chercheurs, de même que leur couleur de peau apparente les Indiens du Sud aux noirs africains.
[5] « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », Candide, ch. 19.
[6] Apparemment, j’ai eu tort : Le conflit s’est terminé de façon sanglante en mai 2009.