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Attaque en règle contre l’hypocrisie du mariage, pour les 3e et le lycée
Miss Harriet, de Guy de Maupassant
Folio, édition de Dominique Fernandez (1978), 277 p., 5,1 €
dimanche 9 septembre 2007
« Derrière son érotomanie de parade et son arrogance de phallocrate, on décèlera aisément sa solitude sexuelle, affective, son immense détresse de minoritaire du sexe (lui qui ne s’est jamais marié) devant les affirmations triomphantes de l’ordre monogamique bourgeois. » Voici un extrait de la belle préface de Dominique Fernandez, dont il faut absolument lire l’analyse d’Idylle, l’une des plus troublantes nouvelles du recueil. Fernandez regrette que Freud ait étayé ses thèses par les fictions de Zweig plutôt que celles de Maupassant, et j’opine allègrement après la lecture de ce revigorant recueil. Ce qui se profile derrière les 12 nouvelles qu’on dégustera comme une douzaine d’huîtres laiteuses, c’est la critique du mariage, qui rend malheureux ceux qui s’y plongent autant que ceux qui en sont privés, et l’apologie de la libre sexualité. Le recueil se prête à une lecture suivie en 3e ou en seconde, dans le cadre de l’étude de la nouvelle ou du roman, ou des courants littéraires (réalisme et naturalisme).
Miss Harriet, la nouvelle éponyme, est un récit enchâssé placé dans un récit cadre ferroviaire. Le narrateur d’occasion, un vieux peintre, commence par l’apologie des « rustiques tendresses » [1] des filles d’auberge : « Elles ont une âme et des sens aussi, ces filles, et des joues fermes et des lèvres fraîches ; et leur baiser violent est fort savoureux comme un fruit sauvage. L’amour a toujours du prix, d’où qu’il vienne. Un cœur qui bat quand vous paraissez, un œil qui pleure quand vous partez, sont des choses si rares, si douces, si précieuses, qu’il ne les faut jamais mépriser. » (extrait royal pour le commentaire !) Et le narrateur en vient à Miss Harriet, dont il dresse un portrait charge modèle du genre : « C’était, en vérité, une de ces exaltées à principes, une de ces puritaines opiniâtres comme l’Angleterre en produit tant, une de ces vieilles et bonnes filles insupportables qui hantent toutes les tables d’hôte de l’Europe, gâtent l’Italie, empoisonnent la Suisse, rendent inhabitables les villes charmantes de la Méditerranée, apportent partout leurs manies bizarres, leurs mœurs de vestales pétrifiées, leurs toilettes indescriptibles et une certaine odeur de caoutchouc qui ferait croire qu’on les glisse, la nuit, dans un étui. » « Elle aimait la nature et les bêtes, de l’amour exalté, fermenté comme une boisson trop vieille, de l’amour sensuel qu’elle n’avait point donné aux hommes. » La chute est admirable, car le suicide de Miss Harriet inspire au peintre une méditation qui n’a rien perdu de sa modernité : « Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corps disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu’une tare honteuse, durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait chassé loin d’elle toute affection et tout amour ? » On s’intéressera, chez ce narrateur peintre paysagiste, aux variations du portrait, entre éloge et blâme, selon l’évolution de sa perception du personnage.
L’héritage est une réjouissante satire de l’hypocrisie bourgeoise. Un fonctionnaire modeste et veuf, Cathelin, a une fille à marier, et il profite pour cela de la fortune de sa sœur « qui avait été galante » : « un million net, liquide, et solide, acquis par l’amour, disait-on, mais purifié par une dévotion tardive » (joli euphémisme). Lesable, un jeune ambitieux, épouse donc la jeune fille, par intérêt mais aussi par goût. Puis c’est la désillusion du mariage : « Elle n’avait plus pour lui le charme sensuel des premiers temps, et bien qu’il eût toujours un désir éveillé, car elle était fraîche et jolie, il éprouvait par moments cette désillusion si proche de l’écœurement que donne bientôt la vie en commun de deux êtres. Les mille détails triviaux ou grotesques de l’existence, les toilettes négligées du matin, la robe de chambre en laine commune, vieille, usée, le peignoir fané, car on n’était pas riche, et aussi toutes les besognes nécessaires vues de trop près dans un ménage pauvre, lui dévernissaient le mariage, fanaient cette fleur de poésie qui séduit, de loin, les fiancés » (on note au passage la préoccupation sociale). À la mort de la tante, on découvre avec horreur que la galante repentie avait mis comme condition à l’héritage que l’union ne fût pas stérile ; or, stérile, elle l’était. Et la nouvelle, qui semblait finie, repart de plus belle, avec les efforts désespérés des époux pour procréer, qui les font passer de la tendresse à la haine : « Ça n’est pas agréable d’avoir épousé un chapon ». Mais Maupassant rebondit à nouveau sur la bande et trouve un subterfuge inattendu en la personne de Maze, rude et bien bâti collègue de bureau, qui sert — sans que le récit le dise autrement que par un calembour [2] — d’étalon de secours. On croirait pressentir la fin, mais Maupassant nous feinte à nouveau, et au lieu d’aboutir à un adultère à la Zola, l’étalon est éjecté en douceur du paddock. C’est que l’ambition était le ressort principal de ce mariage, et l’avenir est au chapon, pas au coq ! Lors de la fête du baptême, l’heureuse mère, singeant inconsciemment sa défunte tante, s’indigne à propos d’un fait divers : « Sa femme s’est éprise d’une sorte de peintre qui passait les étés ici et elle est partie avec lui à l’étranger. Je ne comprends pas qu’une femme tombe jusque-là. À mon avis, il devrait y avoir un châtiment spécial pour de pareilles misérables qui apportent la honte dans une famille. »
Denis est une courte nouvelle sur un « ancien pharmacien de village, célibataire » victime d’une tentative d’assassinat de son domestique « Denis, depuis vingt ans dans la maison ». Celui-ci croyait à tort que son maître avait reçu une importante somme d’argent. Presque mort, le pharmacien sera finalement sauvé et soigné par son assassin, puis lui pardonnera, le gardera à son service et le sauvera de l’échafaud. Comment ne pas voir derrière ce sobre récit le déni d’une relation sexuelle sado-masochiste ? Maupassant ne souligne jamais ses effets, pas plus dans cette nouvelle que dans la précédente. Il faut souvent se demander, à la fin du texte, quand rien ne semble s’être passé qu’un fait divers, où il a bien voulu en venir… Alors on revient en arrière, et on tombe sur des phrases à double sens : « Il se débattait éperdument » ; « Denis ! Denis ! es-tu fou, voyons, Denis ! » ; « Mais l’autre, haletant, s’acharnait, frappait toujours, repoussé tantôt d’un coup de pied, tantôt d’un coup de poing, et revenant furieusement » ; « Il était couvert de sang. Des jets brûlants avaient éclaboussé le mur. » ; « Jamais l’ancien pharmacien n’avait été si bien soigné, si dorloté, si câliné. » Le signe le plus révélateur, quand on compare Denis aux autres nouvelles, est l’absence de toute mention d’un désir pour le sexe féminin chez ce « célibataire », mot qui peut apparaître comme un euphémisme. On retrouve le même prénom et un amour muet d’un domestique pour son maître, dans Mikaël, roman du Danois Herman Bang (1904).
Idylle, au titre ironique, est l’histoire symbolique de deux immigrants italiens, une nourrice aux seins trop gonflés et un ouvrier affamé, que le hasard a placés en vis-à-vis dans le train qui les amène en France. La nourrice se fait soulager de son trop plein de lait par son compagnon d’occasion. Un érotisme étonnant, qui ravira nos élèves. Dominique Fernandez guide notre lecture vers le mythe de Cybèle et Atys.
Des nouvelles comme L’âne ou La ficelle explorent la vie du petit peuple, avec de fréquentes citations en patois : « Mé, mé, j’ai ramassé çu portafeuille ? » qui devraient relativiser les « unes » du type « Le scandale de l’illettrisme ». Eh oui, messieurs de la presse parisienne, rappelez-vous que la France, traditionnellement, a toujours été dotée d’un peuple !
Garçon, un bock !… est la courte histoire d’un homme devenu alcoolique suite à la vision d’une scène primitive, une dispute conjugale, son père frappant sa mère suite à une histoire d’argent. « Pas de femme, pas d’enfants, pas de soucis, pas de chagrins, rien. Ça vaut mieux. »
Le Baptême est l’anecdote d’un curé ému aux larmes par l’enfant de son frère : « Et il reprit l’enfant. Alors tout disparut autour de lui, tout s’effaça ; et il restait les yeux fixés sur cette figure rose et bouffie ; et peu à peu, la chaleur du petit corps, à travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les jambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très bonne, très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait des larmes aux yeux. » Comme dans Miss Harriet, Maupassant n’a pas besoin d’appuyer ses effets pour exprimer le drame d’une vie gâchée par le renoncement à la sexualité. C’est également le thème de Regret, dans lequel un vieux garçon, de surcroît puceau, de 62 ans, en réfléchissant à sa vie ratée, comprend que sa timidité lui a fait manquer une occasion en or avec sa voisine, désormais veuve. Il va la voir, et celle-ci reconnaît que, s’il avait été « entreprenant », « J’aurais cédé, mon ami » !
Mon oncle Jules est également l’histoire d’une vie ratée. Un oncle volage et ruiné est rejeté par la famille du narrateur d’un récit enchâssé présenté succinctement comme le « camarade » du narrateur premier : « Chez les riches, un homme qui s’amuse fait des bêtises. Il est ce qu’on appelle en souriant, un noceur. Chez les nécessiteux, un garçon qui force les parents à écorner le capital devient un mauvais sujet, un gueux, un drôle ! »
En voyage est l’histoire de l’amour à sens unique d’un jeune gentilhomme russe pour la comtesse qui l’a sauvé alors qu’il tentait de s’enfuir de son pays pour une raison non dite. Elle-même, malade et condamnée par la médecine, est abandonnée de son mari, mais ne cède pas à l’amour muet du jeune homme.
La Mère Sauvage raconte l’« héroïsme atroce » d’une femme seule qui venge son fils mort à la guerre en faisant brûler sa maison, où elle héberge quatre soldats prussiens qui pourtant se comportaient bien avec elle. Pendant de Miss Harriet à la fin du recueil, voici une autre version du suicide d’une femme par amour, ici pour son fils. Est-ce une façon de dénoncer l’aliénation du peuple, privé d’amour physique par la force des choses ? « Le père, vieux braconnier, avait été tué par les gendarmes. »
Dominique Fernandez signale une autre nouvelle, « La femme de Paul », qui évoque un « saphique accouplement ». On la retrouve dans le recueil La Maison Tellier. J’avoue ne pas m’être intéressé durant mes études à Maupassant, non comme le dit Fernandez par mépris pour son « style carré et brutal », bien au contraire, mais tout simplement parce que c’est — avec Le Clézio au collège — l’auteur chéri des manuels scolaires. Or je découvre fortuitement que j’ai eu tort ! Je tâcherai un de ces jours de relire L’étoile rose, de Fernandez, qui m’avait bouleversé pendant mon adolescence, et qui date de la même année que cette préface.
– Un aspect moins réjouissant de notre Guy national est son racisme et son homophobie, mais qu’il faut peut-être éviter de juger à l’aune des avancées de notre siècle. Voir La Comédie indigène, de Lotfi Achour et le recueil Au soleil.
Voir en ligne : Site de l’association des amis de Guy de Maupassant
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[1] Pour cet article, je ne donne pas la pagination, car d’une part il s’agit de nouvelles courtes, sauf L’héritage, qui fait 100 pages, d’autre part, vous trouverez le texte numérisé sur le site de l’association des amis de Guy de Maupassant (cf. ci-dessus).
[2] « Elle a l’air d’une petite Mazette », à propos du bébé qui naîtra fortuitement de cette rencontre.