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Itinéraire de Découverte 4e / diversité sexuelle

Journal de bord d’une action pédagogique en collège contre l’homophobie (7)

Développement durable ; genre et discriminations sexuelles

lundi 6 novembre 2006

Du lundi 21 mars 2005 au Jeudi 24 mars 2005
Retour à la séance précédente.

Intervention d’Amnesty International (Commission LGBT)

Est-il utile de réitérer la précision que ces remarques se veulent constructives et personnelles ?
Je présente nos deux bénévoles, Bernard Scholl, que les élèves ont déjà rencontré, et Khadija, prof d’E.P.S. dans le civil. Le prénom est changé. En effet, elle me raconte en privé ses déboires dans le lycée où elle travaille. Elle n’y donne aucun signe de son homosexualité. Victime de harcèlement il y a quelques années de la part d’une élève qui était tombée amoureuse d’elle et avait volé son numéro de téléphone en fouillant dans les affaires d’un prof, elle n’avait pas été soutenue. Petit laïus sur l’importance du bénévolat et du militantisme (ça ne mange pas de pain !) La séance s’ouvre sur une magistrale mappemonde manuscrite, œuvre minute de Bernard. Deux États ressortent sur cette carte : Équateur et Jamaïque. Judicieusement, on a choisi deux pays qui ne mettront pas à nouveau en cause l’islam, et dont les langues sont l’espagnol et l’anglais, apprises par les élèves. Non pas que l’islam ne soit ici et là invoqué pour justifier des propos, actes ou crimes homophobes, mais la première intervention du groupe femmes a déjà abordé l’islam, et il est l’objet d’un exposé en cours.

Je tique sur la phrase de présentation de l’Équateur : « Un pays où pourtant l’homosexualité est autorisée ». L’intérêt par rapport à l’intervention de SOS homophobie est qu’on est davantage dans le « Développement durable », et qu’on se penche sur des cas de discrimination plus criants que certaines jérémiades hexagonales. Cela ne peut que nous renforcer dans notre détermination à lutter. Certains se reposent sur notre liberté relative, alors que justement cette liberté devrait nous pousser à agir pour les autres qui en sont privés. Le document vidéo propose des entrevues en espagnol et des images de la gay pride, avec un grand drapeau arc-en-ciel. Je me souviens avoir entendu au Machu Picchu un guide touristique se plaindre que les gais (qui, c’est bien connu, n’existent pas au Pérou) aient récupéré l’« arco iris », symbole de l’empire Inca. Je n’avais pas eu le courage de lui dire à qui il parlait. Cela me fait plaisir que grâce à cette intervention, dans MA classe, tous les élèves connaissent l’existence de ce drapeau (on va encore crier au prosélytisme !)

Khadija reprend les propos homophobes entendus dans la vidéo pour faire réfléchir sur la différence entre tolérance et respect. On parle de la gay pride, de son utilité (en France, elle aurait servi à obtenir une loi contre les propos homophobes). Personnellement j’aurais préféré que les militants altersexuels poussent l’Éducation nationale à s’engager dans des actions comme celle que nous menons, mais les gens préfèrent interdire, punir, se venger, plutôt qu’éduquer… retourner le fouet contre le fouettard plutôt que détruire le fouet. [1]
Nous passons au Zimbabwe, avec des images choquantes du président Mugabe fustigeant les homosexuels, selon lui « pires que chiens et cochons », lesquels savent comment s’accoupler. Un manifestant anti-gai déclare sans rire (il a l’air méchant) que « Nous autres Africains, on est homophobes », et que « L’homosexualité, c’est les Européens » [2]. Images marquantes je l’espère pour nos élèves. Le travail sur les sexualités LGBT a un grand intérêt, il retourne comme un gant la problématique des bourreaux et des victimes, alors que parfois la thématique du racisme a tendance à simplifier les choses. Du coup, chacun peut se sentir concerné à la fois comme victime et bourreau. Une femme noire se plaint non pas du racisme des méchants blancs, mais de lesbophobie. Qui sont les coupables ? On est de plain-pied dans le développement durable. En effet, avec de tels pitoyables pitres aux commandes de l’État, comment des pays comme le Zimbabwe peuvent espérer un développement quelconque ? On pense à un pays voisin, mis au ban des nations au nom de la lutte contre l’apartheid. Certes pour l’hétéro moyen, il est beaucoup moins grave de persécuter des noirs parce qu’ils sont homos que parce qu’ils sont noirs, mais on pourrait rêver un jour de pressions internationales contre les dirigeants qui se servent des homos comme boucs émissaires, à l’instar des pressions qui avaient fini par obtenir la fin de l’apartheid.

Je pique une petite gueulante, parce qu’à trois reprises, des garçons se permettent cette réflexion : « Si ça se trouve il est homo lui-même ». Ils ne s’expliquent pas. Il faudra y revenir. Souvent cet argument a été utilisé pour retourner la culpabilité d’un crime contre ses victimes. Il s’est trouvé des historiens pour dire que si Hitler s’était attaqué aux homos c’est qu’il avait des problèmes avec les femmes. Et alors ?
Le cas de la Jamaïque est rapidement évoqué, avec une allusion à des textes de chansons homophobes. Amnesty veut faire interdire l’interprétation de ces chansons en France. Certes, mais pourquoi pas, plutôt, recommander dans les programmes scolaire l’étude en musique ou en français, de chansons favorables aux altersexuels ? Les chanteurs fachos seraient alors ridiculisés… Autre mesure possible : recommander que des festivals de cinéma subventionnés par argent public ne fassent pas la promotion de films révisionnistes tels que Troie

Digression : Francis Lalanne

Le 24 mars, j’assiste au gala de Francis Lalanne au Casino de Paris. Retrouvailles avec le public pour ce chanteur hors norme. J’ai 20 ans de moins, je me retrouve au lycée avec ce camarade dont j’étais amoureux (transi !) et auquel j’avais mis cinq ans à le déclarer. Éric. Nous avions assisté à quelques spectacles de Francis Lalanne ensemble, et il était un des seuls gars du lycée à aimer la chanson non exclusivement anglo-saxonne…
« J’ai vécu la vie de la communauté gay pendant les années 80 parce que j’ai défendu la cause des homosexuels, avec cette chanson : « La plus belle fois qu’on m’a dit je t’aime ». J’étais le seul homme public à défendre la communauté gay au moment où elle était le plus persécutée. Je me suis fait traiter de pédé pendant dix ans par tous les anti-pédé ! Je ne pouvais me défendre de l’être… sinon, ça aurait voulu dire que c’était une tare de l’être, et ça aurait porté atteinte à l’intégrité des gens que je défendais ! Bien sûr, dans la communauté, beaucoup, croyant que j’étais gay, ont été déçus que je ne le sois pas et me l’ont reproché. Mais, comme je l’explique dans ma chanson, je ne pouvais pas être ce que je ne suis pas. Finalement, aujourd’hui, les vraies amitiés que j’ai pu nouer, sont dans cette communauté. Je me sens beaucoup mieux entouré d’homosexuels qu’entouré d’homophobes ! Il faut dire les choses par leur nom. » (Tribu move, mars 2005).

La chanson en général et Francis Lalanne en particulier a eu une grande importance dans mon développement intellectuel à l’adolescence. C’est à cause de Léo Ferré, de Brel et consorts, si l’amour des mots m’est venu et si j’ai fini prof de français. La particularité de Francis Lalanne était sa capacité d’empathie. Ses chansons sur l’alcool, sur la drogue, sur la solitude sentimentale masculine et féminine, sur l’avortement, le chômage, etc, sont impressionnantes. L’espace d’une chanson, il nous faisait endosser la peau d’un autre. Au Casino de Paris, comme par hasard, c’est une excellente chanteuse tzigane (Erika Serre), qui assure la première partie Il est croyant, je ne le suis pas ; sa conception de l’amour n’est pas la mienne et je n’apprécie pas certaines chansons comme « Reste avec moi » qui font l’apologie de la reptation amoureuse ; mais ses multiples talents, son anti-conformisme, son mépris du magma médiatique, me laissent toujours admiratif, 25 ans après. Et puis d’autres chansons sont fort altersexuelles. Voir, sur le site signalé par le bandeau ci-dessus, plusieurs textes de chansons inédites.

Lalanne Casino de Paris

La chanson qu’il évoque dans cette interview, il faudrait que je la fasse écouter à mes élèves, par exemple à l’occasion de la « Journée mondiale de lutte contre l’homophobie » du 17 mai, ainsi que « Elle », chef-d’œuvre méconnu de Catherine Ribeiro. Je me rappelle, effectivement, quand je manifestais (à l’époque où le fait de ne pas aimer uniquement le hard-rock était un crime qui isolait un ado dans un bahut) mon admiration pour ce chanteur, je me faisais traiter de pédé. Il avait les cheveux longs, il chantait une chanson sur les pédés, donc il était pédé et ceux qui ne lui chiaient pas à la gueule, ceux qui osaient dire qu’ils ne le détestaient pas, sentaient le fagot (au sens de l’anglais faggot, pédé, digne de brûler sur le bûcher au nom de dieu). La communauté gaie, effectivement, a été ingrate avec lui. On l’a traité de tous les noms, non pas pour son œuvre, mais pour certaines maladresses lors d’apparitions télévisuelles. D’ailleurs quand il dit qu’il était le seul à défendre les gais, il se trompe : il est toujours le seul. En dehors de petites phrases gentillettes, quelle personnalité agit positivement pour les gais, à l’heure actuelle ? Bref, au risque de me faire mépriser par la caste des intellectuels : Lalanne, je t’aime ! Voici un sonnet que j’avais commis à son propos vers mes 18 ans.

À Francis Lalanne

Il rugit de fureur un chant rude âpre et rauque
Et pénètre la chair et pétrifie la fibre
De celui qui l’écoute, héraut de notre époque
D’apocalypse, Orphée à l’accent de félibre.

Il est aussi l’Amour, car son âme est baroque.
Il irrigue nos cœurs d’un cri qui toujours vibre.
Son chant broie les amplis, ultime Eros du rock,
Ou fait frissonner l’air, étant plus que l’air libre.

Libre, c’est bien le mot qui résume cet être :
Esclave de sa muse, il n’a pas d’autre maître
Que le mètre du vers qu’il soumet à sa voix.

Crie ta haine hidalgo, fils des rocs de la terre ;
Ta langue est prophétique, éraillée des poussières
De l’enfer d’où tu sors pour nous montrer la voie.

Fin de la digression, retour à Amnesty.

Une petite pique contre Bernard : lui qui n’est pas prof dans le civil, ne se rend pas trop compte de l’âge du public, et — répondant à la remarque d’un élève — fait allusion à une pratique de la police égyptienne actuelle inspirée des méthodes « médicales » françaises de la fin du XIXe [3]. On examine l’anus des suspects, et s’il a telle forme, on suppose que le suspect est « sodomiste », comme on disait à l’époque de Verlaine et Rimbaud (voir les dossiers de leurs procès). Bernard n’insiste pas suffisamment sur le fait que c’est scientifiquement aberrant. De même, il ironise à propos de spéculations sur la sexualité des animaux. Accablé, j’imagine déjà les discussions familiales du soir — Maman, tu sais ce qu’on a appris aujourd’hui ? — et les lettres courroucées de parents s’amoncelant sur le bureau du principal ! Je semoncerai gentiment Bernard : non, l’ironie, ça ne marche pas avec des gosses de 14 ans ! Mon collègue prof d’histoire qui assistait à la séance me tranquillise : ça ne l’a pas choqué… Si c’est un honnête père de famille qui le dit…

Les documents distribués sont une carte en couleurs de l’état de l’homophobie dans le monde, et trois documents sur l’Équateur et la Jamaïque. Extrait du texte sur la Jamaïque :
« En janvier 2004, environ 30000 personnes ont assisté à un immense spectacle à l’occasion d’une cérémonie rastafari, Rebel Salute, à Ste Elizabeth en Jamaïque. Certains des artistes jamaïquains les plus connus étaient présents. Tout au long de la nuit, quasiment tous les chants de Capleton, Sizzla et d’autres groupes portaient sur les homosexuels. En utilisant des termes injurieux désignant les hommes homosexuels […], ils ont appelé leur public à […] « Tuez-les, les gays doivent mourir, des balles dans la tête, ceux qui veulent les voir morts, levez la main. » Elephant Man, Bounty Killer, Beenie Man, TOK and Capleton comptent parmi les stars qui ont écrit plusieurs chansons appelant au meurtre, au lynchage et au viol des gays. Leurs appels au meurtre et à la violence sont sans limites. »

 Pour plus d’information, voir Ragga sur Wikipédia.

À noter que la commission LGBT est actuellement en conflit avec Amnesty. Elle s’est mise en sommeil pour protester contre l’absence d’actions globales, de campagnes d’Amnesty sur les thèmes LGBT. De fait, si vous vous rendez sur la page d’accueil du site, cette commission est difficilement accessible, personnellement je n’ai pas réussi à la trouver après avoir cliqué un peu partout pendant dix minutes… c’est pourquoi j’ai mis ci-dessus le lien direct, que j’ai trouvé par Google. Cela ne fait qu’une dizaine d’années, si ma mémoire est bonne, qu’Amnesty a accepté de traiter les dossiers LGBT. Auparavant, les dirigeants d’Amnesty laissaient crever les prisonniers gais en paix… Y aurait-il retour du refoulé ? Cependant en ce qui me concerne je ne suis pas d’accord avec l’un des motifs de la colère des membres de la commission. En effet, Amnesty n’a pas, selon moi, à soutenir un projet de loi consistant à censurer des propos, fussent-ils homophobes. Encore faudrait-il que la décision ait été prise au terme d’un débat, mais ce n’est pas à moi d’en juger…
 La Commission LGBT d’Amnesty International a été réactivée en septembre 2006, ce dont il faut se féliciter. Voir à ce sujet un article sur le site de Têtu.

Il est essentiel que les violations des droits de l’homme LGBT (ou des altersexuels dans le monde soient mieux connues. Commandez pour vos C.D.I. les publications d’Amnesty sur la torture, etc. Ne comptez pas sur les médias de masse pour informer le public sur ces faits. Les mêmes journaux qui font la une sur le ramdam médiatique autour des propos maladroits de Dieudonné [4] — le bouc émissaire à la mode — ne se fendent même pas de trois lignes en quinzième page lorsque des homos sont lynchés ou pendus dans tel ou tel pays. Quel intérêt pour le public d’apprendre que « L’article 76 de la loi jamaïcaine sur les crimes contre les personnes punit « le crime abominable de pédérastie » d’une peine de prison avec travaux forcés pouvant aller jusqu’à dix ans » ? Une étoile de David dessinée dans un lycée français ; une adolescente qui porte un foulard : 5 minutes au journal de 20h. Dix homos lynchés en Arabie Saoudite : rien. Le silence.

Le lendemain, je rase les murs en apercevant le principal au bout du couloir. Parvenu à son niveau, moi fort « mal à l’aise sur mes fémurs » (Brassens), lui, souriant : « Vous avez une belle cravate ! » Ouf ! La situation m’amuse, car, le jour même, j’ai dit à un élève de 3e qui s’est teint les cheveux en bleu — il faut dire que ce n’est pas très heureux — que ça lui va bien, et qu’il devrait se les teindre entièrement. Pourquoi ? Parce que j’ai entendu une collègue se plaindre que depuis qu’il se les était teints, il y avait du relâchement. J’ai cru ce geste nécessaire… Le principal, peut-être, fonctionne comme moi ! Blague à part c’est vrai que la situation est lourde, et qu’il est moralement difficile, chaque jour quand on met les pieds dans son établissement, de se demander quel pou on va bien pouvoir nous trouver dans la tête. Justement ce lundi, on m’a interrompu à deux reprises pour motifs urgents.

La C.P.E. me reproche d’avoir oublié de lui signaler la modification horaire. Il faut vérifier les carnets, appeler les parents de ceux qui n’ont pas fait signer… il y en a six, effectivement. On m’interrompt à nouveau pendant le cours, c’est urgent. Il faut appeler la secrétaire. J’y vole, inquiet : est-ce le G.I.G.N. qui vient m’interpeller pour prosélytisme aggravé ? Est-ce le résultat de ma demande de mutation ? Las, c’est juste pour me dire que le principal n’a pas apprécié que la documentaliste s’absente pour aller chercher à la gare les militants d’Amnesty. Vous voyez l’ambiance ? Ce n’est pas spécifique à ce projet. Toutes les personnes que j’ai fait intervenir dans ce bahut m’ont dit que c’est la première fois qu’on ne les accueille pas officiellement. C’est vrai que l’accueil attendu serait plutôt du type : « Notre établissement, est très honoré de recevoir votre association prestigieuse. » Au lieu de ça, on fait engueuler par la secrétaire les profs parce qu’un détail logistique leur a échappé… J’avoue, je suis coupable d’avoir oublié de prévenir de la date et de l’heure de la venue des deux associations, mais c’est un acte manqué, car je sais pertinemment qu’on ne les aurait pas accueillies. Ce n’est pas que des gens nous honorent de leur présence, qui compte, mais la seule nécessité réglementaire et administrative d’avoir prévenu toutes les autorités compétentes selon l’alinéa tant du tant. J’aurai le résultat de ma mutation pour Paris quelques jours après : refusée. Obligé de rester dans l’académie encore un an. Heureusement qu’il y a les élèves, certains parents, et deux ou trois collègues, sinon, je craque ! Je craque, mais je critique. Permettez !

Le système des « mutations en aveugle » instauré par le ministre Claude Allègre est particulièrement pénible pour certaines matières, dont le français, dans les académies d’Île-de-France. Le système précédent permettait au candidat à la mutation de se rapprocher progressivement, année après année, de l’académie qu’il guignait, et une fois sur place, de ne pas recommencer à zéro la galère des postes impossibles. Le système actuel oblige à s’accrocher comme une moule à l’établissement où l’on a été nommé, sous peine de perdre tous ses précieux points permettant la mutation d’un seul coup dans l’académie de son choix. Il apparaît absurde pour plusieurs raisons de conserver en Île-de-France trois académies distinctes. Ainsi, on peut mettre vingt ans pour passer de Tremblay-en-France à Paris, sans pouvoir entre-temps se rapprocher. Impossible également de passer du collège au lycée sans perdre tous ces fameux points ! Et la situation s’aggrave, puisque malgré les nombreux départs en retraite actuels, les « barres » pour entrer sur Paris ont doublé depuis deux ans. Au bout de 9 ans dans le même collège, j’ai désormais moins de la moitié des points nécessaires ! Demandez-vous alors pourquoi certains profs sont aigris… En ce qui me concerne, j’ai refusé des propositions de pacs blanc. Les points supplémentaires accordés aux couples n’ont en effet aucune justification en région parisienne, car les distances sont minimes par rapport aux académies de province.

Ce rempart infranchissable maintenu entre Paris et la banlieue (en dépit de la volonté affichée par le maire de Paris d’abattre ces barrières psychologiques ou physiques) permet de séparer torchons et serviettes. Du côté des élèves, cela empêche que les hordes du 93 envahissent les lycées parisiens. Il faut de solides dérogations pour qu’un banlieusard soit autorisé à étudier à Paris. Or, compte tenu de l’organisation radiale des transports publics, il serait bien plus facile d’aller de Meaux à Paris par exemple, que de Meaux à Créteil. Par contre, pour un étudiant parisien, cela n’est pas si gênant d’aller de Paris à Créteil, d’autant plus que dans ce sens les transports en commun ne sont pas bondés.
Mais croyez-vous qu’une personne chargée de ces dossiers puisse seulement songer à ces détails qui empoisonnent la vie de milliers d’élèves et d’enseignants ? De toute façon, quand j’aurai fini par l’obtenir, cette fameuse mutation, dans un an ou dans cinq, moi aussi, comme tous ces mecs des ministères, j’oublierai la banlieue derrière la muraille du périph. Des collèges du 93 sont actuellement en grève perlée pour cause de violences interminables (par exemple à Aubervilliers, dans le collège où j’ai présenté mon roman l’an dernier). Tant que les académies de Créteil et de Paris seront distinctes, tranquillisez-vous, aucun politicien ne daignera s’occuper réellement du sujet de la violence dans les établissements scolaires. Le mot « quartier » s’accouple si bien avec le mot « banlieue » ; cela vous a un air si pittoresque, vu depuis les mâchicoulis de la capitale, qu’il faudrait une révolution des mentalités pour qu’on prenne seulement conscience de la gravité de la situation.

À part ça, ce fut une semaine agréable. Mercredi, je suis interviewé longuement par Le Monde de l’Éducation. Dossier prévu pour mai, sur les enseignants et la sexualité. Bon contact avec la journaliste. Aurai-je plus de chance qu’avec Maxi ? Le même jour, Benoît Anciaux, d’Ado-livres, la seule revue de littérature jeunesse qui ait ouvert mon roman, m’annonce une excellente nouvelle : L’année de l’orientation serait sélectionné pour un prix littéraire qu’il crée auprès des élèves de lycée [5]. Un roman que 99 % des librairies jeunesse de France et de Navarre refusent de mettre en vente, sous le seul prétexte qu’il serait paru en « compte d’auteur » (ce qui est faux). Les vraies discriminations sont économiques, mais tous ces libraires sont de braves gens au-dessus de tout soupçon. Les médias bruissent de cette affaire bidon du film « Un amour à taire », dont le D.V.D. aurait été refusé à la vente par deux enseignes de grande distribution. En fait, il a été vu par six millions de personnes, et c’est se moquer du monde que de crier à la censure ! Enfin, il y a des gens qui croient que les médias de masse ont quelque chose à voir avec la liberté d’expression ! Le principal est que ces élèves vont pouvoir, grâce à ce livre, débattre d’un sujet tabou. Prof ou écrivain, même combat. La même semaine, je reçois ce courriel :

« Félicitations.
Je viens de lire votre travail tout d’une traite et il est passionnant ; je suis impatient de lire la suite.
Je suis moi-même enseignant de français en collège et j’en admire d’autant votre énergie ! Et il en faut, de l’énergie et des profs qui en ont, comme vous, pour affronter ainsi les parents et l’administration et aussi, soyons juste, sans doute, quelques "collègues"... quant aux élèves c’est la partie gratifiante de l’affaire : eux, ils ne mettent pas longtemps à reconnaître et à estimer la sincérité et la qualité humaine de celui qui les leur donne. Sachez, dans vos moments de doute, que quelque part des gens vous soutiennent et vous lisent. »

Ce monsieur a tout compris ! (Ça se sent tant que ça, les « moments de doute » ?) C’est le deuxième message que je reçois depuis que je publie ce journal. Le premier émanait d’un ancien collègue et parent d’élève. (À bon entendeur…) J’ai oublié aussi de signaler cette élève qui est venue avec sa grand-mère, tout simplement, me saluer au salon du livre, et ces deux élèves venus me dire que c’était trop tard mais qu’ils auraient aimé y aller… et à côté de cela, le silence de la hiérarchie, qui pourtant ne peut ignorer mon travail. Je me fais un malin plaisir depuis que j’agite le marigot, de ne pas en faire mystère. Par exemple j’ai envoyé mon roman au Recteur. J’ai postulé auprès des inspecteurs de lettres pour une formation sur l’intégration, en rappelant mon travail sur le monde noir, et en signalant qu’il serait bon d’intégrer à la thématique à la mode de l’intégration celle des étrangers de l’intérieur que sont les LGBT. (D’ailleurs en réalité, tous les adolescents éprouvent des difficultés à s’intégrer au monde adulte). J’ai fait une demande de promotion à la hors-classe, uniquement pour glisser dans mon dossier les articles de presse qui valorisent mon boulot de prof et d’écrivain. J’ai proposé ce projet d’I.D.D. à Innovalo. J’ai participé à cette réunion marquante de la Maison des Enseignants. Quelle réponse ai-je reçue de la hiérarchie ? Rien. Le silence. Par contre si je commettais le moindre dérapage, combien de temps mettrait-on pour me tomber dessus ?

Un mot sur le sujet de rédaction donné aux élèves de sixième en clôture de la séquence sur le théâtre.
Sujet : Rédigez une scène de théâtre humoristique à 2 ou à 3 personnages. Une personne tente de séduire une autre personne. La scène devra se passer en un seul lieu et en un seul moment (ce n’est pas du cinéma !). Choisissez une situation originale, et ne vous moquez pas d’un de vos camarades.
Le résultat est satisfaisant, un seul texte hors sujet, moyenne de 12/20. Un élève a demandé si on pouvait choisir deux garçons — c’est le même élève dont j’ai déjà cité un extrait sur « l’anus » — mais finalement il n’a pas osé. Il faudra que je lui demande pourquoi. Peut-être ai-je été trop laconique dans ma réponse, j’ai simplement dit que le sujet le permettait en effet (combien de profs auraient automatiquement indiqué « un garçon et une fille » ?). J’aurais dû dire « Quelle bonne idée ! » Voici sa réponse : il me demande s’il aurait eu une meilleure note s’il l’avait fait ! Tiens, y aurait-il un effet mode ; serais-je victime de ma réputation ? Ma réponse : peut-être ton texte aurait-il été plus amusant, comme la consigne le demandait, mais en dehors de ça, je ne vois pas pourquoi tu aurais une meilleure note ! Peu d’élèves ont inventé une situation vraiment amusante. Beaucoup ont raconté un coup de foudre banal autant qu’improbable. Ils croient que ça arrive comme ça ! On avait eu une petite discussion avec eux suite à ce fameux extrait de Marivaux qui leur a tant plu. Ils n’osent pas trop s’exprimer sur le sujet.

L’autre jour, je vois deux élèves de troisième se tenant main dans la main dans la rue. Amusant, mais se rendent-ils compte que cette attitude est très culturelle, et qu’on ne la verrait pas dans d’autres pays ? Savent-ils qu’en Turquie, en Syrie, au Mali, ce sont les hommes qui se tiennent par la main dans la rue, souvent même père et fils ? À la correction, je me rends compte en lisant à voix haute une des meilleures rédactions, que l’élève avait fait une allusion, mais tellement discrète que je ne l’avais pas vue. Son personnage était un benêt, manipulé par un tiers, qui le poussait à draguer une fille, mais en fait, il a dragué un garçon. Seul le nom du garçon, en marge, et pour une seule réplique, permettait de comprendre la situation spéciale ! Il aurait fallu préciser par une didascalie… Bref à cet âge, ce n’est pas facile de faire une allusion non-conventionnelle dans une rédaction.

Fantasia chez les ploucs

Et puis, en vrac : lors du dernier débat littéraire en 3e, cinq filles se déclarent déçues par le roman qu’elles ont choisi : Fantasia chez les ploucs, de Charles Williams. Il n’y a pas de suspense, c’est trop long… je les avais pourtant bien prévenues que l’intérêt du livre était dans l’humour et le détournement d’un genre. Ce sont justement les jeunes filles, excellentes élèves pourtant, qui m’avaient reproché de parler trop d’homosexualité. Je me décarcasse pour leur trouver un bouquin qui ne parle que d’hétérosexualité, et elles ne sont toujours pas contentes ! [6] Mon collègue prof d’histoire me fait remarquer qu’en réalité, elles ne doivent pas savoir rire. Ça ne doit pas se faire à la maison. Un autre élève s’arrange pour lire à voix haute l’extrait du Der des Der, de Didier Daeninckx, où un mutilé de guerre se fait masturber par une infirmière. Il n’a rien à en dire, c’était pure provocation… enfin, si ça peut lui faire plaisir… Heureusement, les autres élèves qui ont lu ce livre, en ont perçu l’intérêt.

Pendant un conseil de classe, je glisse en aparté à une collègue (C’est pas bien de bavarder, je sais !) que telle élève est fort belle, coquette et tout ce qui s’ensuit, bijoux et chevelure magnifique. L’a-t-elle jamais remarqué ? Elle s’étonne que je sois sensible à ça, moi… Les clichés ont la vie dure ! Avez-vous remarqué que certains hommes hétéros coincés sont incapables de faire une remarque sur le physique d’un homme ? (remarquer qu’il a une belle cravate, qu’il est beau gosse, etc.) Au contraire, la plus orthosexuelle des femmes ne voit pas de mal à dire qu’une fille ou une femme est mignonne ou jolie… Les hommes aussi ont du mal à danser ensemble, alors que ça gêne moins les femmes. Ah ! le temps du tango !

Vendredi soir, je croise à nouveau cet ancien élève dont j’ai déjà évoqué la silhouette. Il a 24 ans, et travaille dans mon quartier. Au mois de novembre, je lui avais remis quelques documents me concernant. Il me demande pourquoi je lui ai donné ça à lui. Je le sais bien, parce que son histoire m’avait fortement marqué, ce n’est pas un hasard si plus de dix ans après, lui m’a reconnu. En peu de mots, il m’en dit beaucoup. Quand il était ado, des bruits circulaient à son propos. Il était un peu enveloppé, mal dans sa peau. Il a dû arrêter ses études en première. Sa mère menaçait de se suicider. Il a tâté des deux, maintenant il est hétéro. Tiens ! Il fait du sport, du bodybuilding. Il n’ose pas aller à la piscine, il n’ose pas montrer son corps. Souvenir de son embonpoint, de son bégaiement. Est-ce que je me souviens qu’il bégayait ? Ça le reprend-end encore sous le coup d’une émo-motion. Vu ? Il me demande si je « sors ». Il a deux copains gais ; à l’occasion il sortirait bien avec eux en boîte. Évidemment, il resterait au bar… il a plutôt intérêt, mais vu comme il est fait, se rend-il compte qu’il aura du mal à s’en sortir vivant ?! Bref, il semble avoir des choses à dire. Pour ma part aussi, j’aimerais le faire parler de son adolescence, comment il a vécu ce que moi, en tant que prof, j’ai perçu de lui à cette époque. Je n’ose pas lui en parler le premier, car il est possible que j’en sache plus que lui, que sa mémoire ait occulté des choses — nous marchons sur des œufs… normal pour un vendredi saint ! Je lui offre un exemplaire de mon roman. La dédicace est facile, il a pour prénom celui d’un des deux protagonistes. Est-ce un hasard ?

Vu un excellent film allemand sorti de façon confidentielle à Paris. Une famille allemande. Trois frères dont un transsexuel, leur père, les enfants de l’un, les névroses de tous. Courez-y ! Et pour terminer, pour le plaisir, cette citation de Jacques Derrida extraite d’une interview pour Libération, qu’un ami m’envoie :
« Au fond, je n’ai jamais su ni voulu distinguer entre l’amour et l’amitié. Mais pour pouvoir dire « je t’aime » à un ami ou une amie, et d’amour fou, il faut traverser jusque dans son corps (…) une immense forêt d’interdits et de discriminations. J’aime y risquer des pas, j’aime aussi m’y perdre, le temps de m’y perdre. »

Jeudi 24 mars 2005

« Plaise au ciel que les juifs établis dans le pays transylvain soient toujours aussi accommodants que l’aubergiste de Werst.
Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires par le culte, ses confrères par la profession — car ils sont tous cabaretiers, vendant boissons et articles d’épicerie — pratiquent le métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l’avenir du paysan roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race étrangère. Faute d’être remboursés de leurs avances, les juifs deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur profit, et si la terre promise n’est plus en Judée, peut-être figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine. » (Jules Verne, Le Château des Carpathes, ch 4).

Cette citation extraite d’un des deux romans de Jules Verne au programme des classes de 3e, me permet de saluer le centenaire de sa mort. Quel concert — ou plutôt commerce — de louanges en cette année du centenaire ; quelle salve d’expositions, de célébrations, de suppléments illustrés, de cahiers spéciaux… J’aimerais qu’on m’explique quand même un jour qui sont les buralistes de la morale à courte vue qui décident que tel Céline est antisémite, tel Breton est homophobe, tel Voltaire antisémite, tel Lacan homophobe, alors que tel Verne ou telle Dolto sont innocents devant Dieu et hautement recommandables aux enfants ? On pourrait ajouter Maupassant ou Flaubert racistes (cf. La Comédie indigène, de Lotfi Achour)… On acquiert facilement son brevet de philanthrope à l’heure actuelle, et il est facile de se moquer des idées reçues qui gangrenaient l’esprit de certains de nos ancêtres intellectuels. Mais si nous avions été à leur place, aurions-nous été meilleurs ?

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Lionel Labosse


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[5Fausse joie, cela n’aura jamais lieu ; je n’ai pas d’explication.

[6Anecdote : début 2007, l’une d’elle laisse un message très positif sur le site HomoEdu, où elle est tombée grâce à Google sur un de mes articles qui lui a été utile pour ses études…