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Tout savoir sur la sculpture, en mots ciselés, pour adultes et lycéens

Lapidaire, de la sculpture, vite !, de Michel Cand

Rafael de Surtis, 2012, 282 p., 20 €

samedi 30 mars 2013

Lapidaire, Michel Cand l’est depuis toujours, poète parcimonieux comme le prouvent ses précédents recueils, et sculpteur notamment sur pierre. C’est quand il l’est le moins que, facétieux, il intitule son livre Lapidaire ! C’est que le sens premier de ce substantif était un traité sur les pierres précieuses et leurs propriétés, ce qu’est précisément Lapidaire. Quant au sens adjectif, il provient des inscriptions lapidaires, gravées sur la pierre au ciseau, et pour cette raison soucieuses de concision (dans concis, il y a ciseau) et d’abréviations. Titre bien choisi, car en dépit de la dimension peu Candienne de l’opus, ce pavé brille d’à peu près autant de chapitres qu’il y a de pages. Chapitres ? Autant dire cristaux, car l’esprit brille en chacun d’un feu unique. De l’essai kantien au dialogue maïeutique, du poème en prose à la saynète, du récit au conte en passant par la page de carnet de voyage, car les sculptures croisées dans ce livre proviennent du monde entier. Puisse cet essai contribuer à faire mentir son auteur : « Demande au premier passant venu le nom de dix peintres, ou de dix écrivains, ou de dix musiciens, il les citera aisément. Mais dix noms de sculpteurs ? Jamais. » (« Signature 2 »).

L’ouvrage est composé de suites thématiques (« Vénérées 1 », « Vénérées 2 », etc.) [1], qui abordent un thème un peu à la façon dont le burin réduit un bloc de marbre. Par exemple, « Vénérées 2 » évoque une divinité précolombienne qui n’est selon Cand qu’un galet poli par l’océan, qui trompa – ou séduisit – d’abord les Indiens, puis séduisit – ou trompa – les archéologues. Mais pour faire bonne mesure, Cand se moque de lui même dans « Vénérées 6 », où un cuistre Cand se fait bluffer par un Cand malin, démontrant par une autre facette la thèse illustrée par « Vénérées 2 », à savoir le « regard qui crée l’œuvre ». L’humour court dans tout l’ouvrage, comme dans « Sculpteur 7 », où le dentiste révèle une sculpture dans la bouche de l’auteur ! La réflexion aborde tous les aspects de la sculpture, que seul un sculpteur peut envisager. Ainsi dans « Socle 5 », Cand évoque-t-il les bas-reliefs en spirale des colonnes romaines ou néo-romaines, que personne ne peut voir. Justement, pour le faire à demi mentir, lors d’un voyage récent à Barcelone, j’ai pu admirer dans le cadre de l’expo « The Arts of Piranesi » organisée par une grande banque catalane, une gravure monumentale de Piranèse, grandeur naturliche (ou peu s’en faut !) de je ne sais plus quelle colonne romaine antique (car il semble qu’il en ait croqué plusieurs), et puis il existe un site où le malheureux mortel peut visualiser ce que le vulgue homme Pécusse (comme dirait Queneau) romanorum ne pouvait pas voir : les détails de la colonne trajane ! Voici l’une de ces gravures, celle de la base de la Trajane. On a d’ailleurs envie de répliquer à Michel Cand, que si le peuple ne peut pas admirer le détail de ces royales colonnes, la solution est simple : les mettre à bas ! Comme dirait Lorenzaccio à propos d’un crucifix : « Je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît tout d’un coup à la gorge. »

Colonne Trajane, Le Piranèse.
Gravure de la base de la Colonne Trajane, par Le Piranèse. Source : wikipaintings.

Métaphysique candienne

La réflexion se fait souvent métaphysique. « Femme 1 » est un poème érotique : « En plus on peut entrer en elle où tout devient rose corallien […] ». Dans « Création 6 », on se demande où commence et où finit la sculpture ; si la Tour Eiffel est une sculpture [2], pour aboutir à une décision que je vous laisse découvrir. « Têtes 3 » semble une version personnelle du conte célèbre du crâne. La réflexion est aussi politique, quand Cand observe cette statue quasi « pédophile » d’une petite fille nue, Carolina (1968) de Marcello Tommasi, au Square Gabriel-Pierné : « aujourd’hui, le graveleux sculpteur irait directement graver le corps gracile des petites filles sur les graves murs d’une prison » (« Femme 3 »). De peur de se faire coffrer en admirant la fillette, Cand nous redirige sur des objets plus affriolants et moins dangereux à regarder : « un grand lingam rouge sur son estrade à balustrade, veillé par un zébu de pierre dont labosse devient soudainement très phallique » ; « Ô ville sainte sans voitures, où le phallus est enfin vénéré comme il devrait l’être partout. Quelque part ça fait du bien. » Tu l’as dit, muphti ! (« Virilité 2 » ; je crois qu’il manque un espace dans la première citation !). Dans « Sexe 1 », l’auteur va jusqu’à évoquer un « catéchisme tantrique » dans les temples d’Inde ou du Népal. Branlant du chef j’opine, comme dirait Brassens, et j’illustre avec cette photo extraite de cet article.

Voyager en sculpture

L’un des plaisirs procurés par Lapidaire est de retrouver, enfin rendus compréhensibles, des sculptures célèbres ou anonymes croisées autour du globe. Un œil exercé perçoit plus qu’un œil novice, et l’on regrette alors d’être parfois passé auprès de chefs-d’œuvre sans en avoir léché tout le sel. Y retourner ? Lire Lapidaire ! Ainsi des bronziers du Burkina Faso, vus parfois invités en France, mais aussi sur place. J’avais rapporté une statuette de femme cambrée qui a trouvé sa place sur une étagère, serrée entre ses mains et ses pieds. S’agit-il de sculpture ou de production de masse ? En tout cas cela est produit au pays, mais Cand déplie l’atelier du bronzier, semblant d’abord désacraliser, pour mieux rebondir, quelques chapitres plus loin : enfants, crotte, urine, et « âmes » : « L’âme en bois. Qui a créé les âmes ? D’où viennent les âmes dont il a hérité ? » (« Sculpteur 3 »). Au Cambodge (« Pédagogique 7 »), Cand déloge un improbable Vishnou aux huit bras terminés chacun par un outil. Il n’y a pas de photo malheureusement dans le livre (mais on rêve à une exposition !), et cela me fait songer à la magnifique sculpture de Jésus sculpteur sur le portail de la Nativité de la Sagrada Familia :

Christ charpentier. Portail de la Nativité, Sagrada Familia.
© Lionel Labosse

Point n’est besoin de voyager loin pour s’émouvoir. Ainsi, dans « Guerre 1 », Michel Cand décèle-t-il dans plusieurs monuments aux morts d’un sculpteur anonyme et talentueux, le même homme dans le troufion représenté dans diverses postures… Et puis, infatigable piéton de Paris, Michel Cand nous fait regarder des statues qu’on ne « calcule » même plus à force de passer devant, que ce soit pour les admirer ou pour les critiquer. D’où le regret que le livre ne soit pas assorti d’un index, pour le trimballer au fond du sac dans nos balades urbaines, et se servir de l’essai candien en candide comme un guide… Dans « Pédagogique 2 », on admire Le Triomphe de la République de Jules Dalou, qu’un « jeune éphèbe quasiment nu éclaire gaiment de sa torche », et Cand nous apprend que cette œuvre sulfureuse aurait dû orner la place de la République en lieu et place du Monument à la République plus convenu qui s’y trouve…

On a le droit de critiquer ?

Pour faire bonne mesure, il y a tout de même quelque chose qui me titille dans l’opus candorum. Dans « Environnement 3 », l’auteur semble interdire qu’on déteste une sculpture, en relatant des réactions de rejet certes brutales, du type « qu’est-ce que c’est moche ! ». Il s’efforce de justifier toujours, même dans une sculpture « parfaitement médiocre », une intention, et s’adresse au béotien en ces termes : « Regarde bien cette sculpture. Eh bien maintenant, imagine qu’elle n’existe pas ! ». Si je comprends bien l’intention, je conteste l’argument : on a le droit de critiquer, et non pas de vouloir que rien n’existe à la place d’une sculpture, mais de regretter que, globalement, des sculptures nulles ou ringardes prennent la place d’œuvres absentes qu’on empêche de sortir des œufs de sculpteurs vivants. Dans mon article récent sur Barcelone ou dans un plus ancien sur la Géorgie, en faisant l’éloge d’une politique culturelle favorable à une sculpture urbaine audacieuse, je me suis permis de porter un jugement global sur la médiocrité de la sculpture offerte à nos regards en France. Je pense par exemple au manque de courage des décideurs qui ont plié face aux conservateurs quand on a refait le jardin des Tuileries à Paris. Au lieu de mettre à la benne des plâtres ternes et usés, on a voulu tous les conserver coûte que coûte, idem à Versailles. Résultat : les meilleures sculptures anciennes sont étouffées par les médiocres, et les quelques modernes doivent se mettre au diapason, au lieu de s’exprimer en toute liberté de sujet, de forme, de couleur et de matière (cf. ce site). Un exemple : si je vous dis Antoine-François Gérard, à quoi pensez-vous ? À rien ? Eh bien, vous avez raison ! C’est à ce monsieur qu’on doit les deux statues gracieuses comme des gendarmettes posées devant l’arc de triomphe du Carrousel, j’ai nommé L’Histoire et La France Victorieuse, avec un V comme… vieillerie ! Ce qui frappe quand on parcourt cette immense esplanade centrale de la Ville-lumière, c’est l’assourdissante absence de statues modernes de grandes dimensions radicalement contemporaines, que les touristes seraient capables d’évoquer avec des étoiles dans les yeux en regagnant leurs pénates. Les sculptures modernes de qualité existent aux Tuileries, mais on a veillé à les fondre dans la masse, voire à les cacher. Pourquoi ? Pour ne pas faire de l’ombre à la copie en plomb récente de la Statue équestre de Louis XIV sous les traits de Marcus Curtius, chef-d’œuvre du Bernin ? Mais au contraire, mettons-la en valeur en supprimant tout ce que le temps n’a pas consacré, et en donnant leur chance à des sculpteurs de notre temps ! Quand j’étais ado, j’exerçais mes prurits de photographe amateur sur la fameuse Fontaine Stravinski, nouveauté à l’époque. Ça fait un sacré bail : Giscard était encore vivant ! Quoi d’aussi neuf depuis, et qui soit emblématique de Paris ?
Et je ne vous parle pas de certaines horreurs dues au fameux 1 % artistique de 1951 (la susdite fontaine de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle est une belle exception due à ce 1 % à l’occasion de l’édification du centre Beaubourg). Une bonne loi au départ nous encombre maintenant de rogatons disgracieux parce qu’on a oublié de prévoir 1 % de ce 1 % pour l’entretien des œuvres. Il faudrait donc pouvoir rénover (problématique évoquée de main de maître dans « Temps 3 »), mais aussi, pour de trop vieilles œuvres trop nombreuses des siècles passés, les mettre au rebut, comme on l’a fait dans certains pays ex-communistes pour certaines statues ; non pas les détruire, certes, mais leur faire céder les meilleures places à des œuvres actuelles, et les reléguer dans des réserves artistiques en des zones moins peuplées. Mais comme à son habitude, quelques chapitres après avoir censuré les censeurs, Michel Cand se fait censeur lui-même, et à propos de bimbeloteries vues au Musée archéologique de Naples (« du mauvais goût, du grossier, du kitsch, du ringard, du vulgaire… »), sauvées par l’éruption du Vésuve, de s’écrier « Vive les éruptions volcaniques ! » (« Temps 1 »). Eh bien qu’il nous soit permis d’en souhaiter autant pour débarrasser Paris de quelques vieilleries !

Les statues qui marchent

C’est la haine de la guerre qui pousse Michel Cand à traiter de « falote » la Statue de Notre-Dame de France au Puy-en-Velay, parce qu’elle est issue de canons fondus. Certes, mais je la sauverais mille fois cette statue, ne serait-ce que parce que parmi les milliards de Vierges marries qui pullulent sur la planète, elle s’est caractérisée par un caprice rare, celui de porter son bout-de-chou sur le bras droit, contrairement à l’habitude, afin, paraît-il, que le bambin pût bénir Le Puy de sa propre dextre sans cacher maman ! Et puis on a tant vu de Christs ou de Bouddhas falots dominer des villes immenses que pour une fois que c’est une femme…
Le livre bute sur un chapitre onirique où l’auteur voit les statues « qui sauteront de leur socle, et commenceront à arpenter le monde » (« Statues 2 »). Belle idée de court métrage ! La Vierge du Puy retrouverait son rejeton géant du Corcovado et ils danseraient le quadrille avec un bouddha et un Vishnou !

 Voir aussi quelques photos de sculptures dans les articles sur la Patagonie, l’Arménie, le Bénin, et bien sûr la Grèce, et une chasse à la sculpture échevelée dans l’article sur Zazie dans le métro, de Raymond Queneau & Louis Malle. Lire aussi l’article sur David Černý, sculpteur altersexuel, et découvrir une sculpture stalinienne monumentalement ridicule au Sénégal. Comparaison entre une sculpture du même type honorant José Rizal aux Philippines, et Gandhi en Inde.

 Michel Cand est aussi l’auteur des recueils de poèmes Psoriasis de l’éternité, parus en 2010/11.
 Bernard Lefort a écrit un poème sur une sculpture de Michel Cand.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le blog de Michel Cand


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[1On regrette d’ailleurs l’absence d’un glossaire des noms propres, au lieu d’un superfétatoire sommaire ; par exemple pour cet article, je viens de perdre vingt minutes à rechercher le fichu chapitre où se dresse le menhir (« Mémorial 1 »).

[2Vaste question : phallique, féminine ? Les deux, mon général !