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Genre trouble, pour lycéens avertis

Mauvais genre, de Chloé Cruchaudet

Éditions Delcourt, 2013, 160 p., 18,95 €.

samedi 22 mars 2014

Ce roman graphique est « librement inspiré » de La Garçonne et l’assassin, essai des historiens Fabrice Virgili & Danièle Voldman, sous-titré Histoire de Louise et de Paul, déserteur travesti dans le Paris des années folles, publié chez Payot en 2011. La base est donc une « histoire vraie ». Un déserteur de la guerre de 14-18 se travestit avec la complicité de sa femme pour échapper au peloton d’exécution. Après la guerre, il se prend à son rôle, assume sa bisexualité et se livre à tous les plaisirs d’une sexualité libre et pour le moins altersexuelle. Mais le traumatisme de la guerre le poursuit, ainsi que l’alcool. Il prend l’habitude de frapper sa femme, et tout cela se termine par un procès qui défraie la chronique dans le contexte des années folles et du succès de La Garçonne, de Victor Margueritte (1922). Cet article sera suivi d’extraits des Journaux de guerre d’Ernst Jünger (tome 1, 1914-1918), qui n’a que peu de rapport avec notre BD.

Des tranchées aux bretelles de soutif

Cela commence et finit par le procès de « Paul Grappe », un nom qui semble aussi prédestiné pour un alcoolique que Claude Gueux. L’anamnèse qui suit remonte à la rencontre de cet étrange couple, Paul et Louise, juste avant la guerre. C’est au bal, comme il se doit, et l’on entend la chanson de Charlys que nous connaissons par la voix de Fréhel « C’est un mâle ». Pas le temps de s’émouvoir, le mariage d’amour est suivi du départ au service militaire, et la guerre est déclarée. La vie de tranchée est évoquée crument, par la merde, le sang, la mort, la peur. Paul s’efforce de raisonner un trouillard, mais c’est à ce moment-là qu’il est terrorisé par la mort en face, et se mutile pour quitter le front. Il déserte, rejoint sa femme et se terre dans leur petit appartement, où il fait des cauchemars obnubilés par les souvenirs des tranchées.
Un jour, il sort habillé avec les vêtements de sa femme, et l’expérience réussit. Malgré les difficultés matérielles et la peur qu’il soit pris pour un « inverti » (p. 56), Louise se procure le matériel dernier cri pour « brûle[r] le bulbe du poil » (p. 58), et naît Suzanne. Pourquoi ce nom ? Parce qu’il ne boit pas de la violette, mais de la Suze ! La première leçon de Louise pour Suzanne consiste à observer les femmes, pour gommer sa virilité : « tu manipules les objets comme s’ils étaient très fragiles » ; « tu bouges lentement comme si tu étais dans l’eau » ; « tu fais comme si tu avais un peu froid » ; « tu poses ton verre sans faire de bruit » (p. 63). Paul n’y croit guère au début : « Bon, tu veux que je joue au pédé, quoi… ».
Le jour de la victoire, on fait la fête, les femmes embrassent les héros de retour. Paul-Suzanne demande à une femme pourquoi elle n’embrasse pas les « gueules cassées ». Un ancien camarade de tranchée le retrouve, et lui demande : « Pourquoi t’es habillé comme une tata ? ». Pour survivre, Paul-Suzanne est embauché(e) grâce à Louise dans son atelier comme « façonneuse de bretelles de soutiens-gorge » (p. 75). Ces dames comprennent illico que Suzanne est la « bonne amie » de Louise (p. 81), et raffolent d’elle. Louise comprend que « cet atelier était un repaire de goudous ». Une scène amusante mais troublante est celle où Paul-Suzanne frappe Louise et la traite de « connasse » parce qu’elle se moque de lui en disant qu’il/elle a un « gros croupion ». On comprend que désormais Paul-Suzanne est entré dans son corps de femme, et réagit plus en femme blessée qu’en macho vexé.

Pandémonium

Lors d’une sortie au bois de Boulogne avec les collègues, Paul-Suzanne abuse de la Suze, Louise l’abandonne, puis les collègues, et il rentre seul en passant par le bois. C’est là qu’il découvre par hasard la drague échangiste (superbes planches altersexuelles, p. 92 sq., notamment une scène de trouple, joli ballet de mollets chaussés d’escarpins et de mocassins, p. 94).

Mauvais genre, de Chloé Cruchaudet
Trouple au bois de Boulogne.

Paul-Suzanne revient après une longue absence, transformé par sa découverte. Il arrête l’atelier ; on suppose qu’il vit plus ou moins de prostitution, et suggère à Louise de se couper les cheveux : « Tu devrais les couper. C’est ça, la mode maintenant. Un couple de femmes, ça doit être chic et moderne » (p. 98). Après quelque temps, Louise demande à le suivre. Voilà d’autres belles scènes proustiennes de pandémonium altersexuel, dignes du Temps retrouvé : fétichisme, bondage… (ce qui rend donc la présence de ce livre sur les étagères scolaires un peu problématique ; dommage !). Paul-Suzanne est « la reine » du bois. L’enchaînement se fait d’une belle manière avec une prolepse du procès. Un fétichiste tente d’expliquer au juge qu’il n’est pas un « inverti » : « J’adore n’importe quel être, pourvu qu’il ait une belle malléole interne » (p. 113). Le même homme explique au juge qu’il n’y avait aucune vénalité au bois, juste de l’« entraide » (p. 116). Mais pour la justice il y avait prostitution et proxénétisme. On retourne à l’enfer qu’est devenu la vie du couple, qui aboutira au tribunal. Paul-Suzanne est d’une grande violence avec Louise, et celle-ci a du répondant : « J’ai bien compris que ça te déplaisait pas de te faire enculer de temps en temps… T’aurais p’t’être dû me prévenir quand on s’est mariés, qu’en fait… t’étais un sale pédé ! » (p. 121). Au moment de l’amnistie des déserteurs, Suzanne redevient Paul, après dix ans de clandestinité. Mais il a vite la nostalgie de « faire lever des queues rien qu’avec le regard » (p. 133). Il se produit au cabaret L’Enfer, qu’on reconnaît sur une vignette. Alcoolique et obsédé par ses cauchemars des tranchées, Paul est devenu impossible, et la fin est dramatique.

Mon avis

Voilà un superbe album original, plein de belles planches, altersexuel en diable. Insistons aussi sur la vision décalée du couple et de la violence conjugale : il n’y a pas de coupable et de victime désignés, c’est « beaucoup plus subtil que ça » comme l’explique le fétichiste au procès. C’est dommage de ne pas pouvoir recommander pour les CDI cet album qui mériterait bien un « Isidor », car il me semble pouvoir apporter beaucoup de réflexions aux jeunes lycéen(ne)s avertis. Pour un TPE au sujet pointu, par contre, on peut recommander sans crainte l’ouvrage. Dans le dossier de presse, l’auteure explique comment elle a utilisé le dossier du procès transmis par les auteurs du livre, et s’est documentée sur le Paris prolétaire de l’époque. Pari réussi !

La Garçonne et l’assassin, essai de Fabrice Virgili & Danièle Voldman

Avertissement : ce paragraphe dévoile un aspect important de l’intrigue de la BD…
L’essai, réédité en poche dans la collection PBP (200 p., 8, 65 €), est fort intéressant, et comme il n’y a pas d’images choquantes, on peut le recommander sans retenue pour des TPE par exemple, comme un exemple passionnant de microhistoire. Il a l’avantage d’être très court, et de contenir un grand nombre d’illustrations, photographies d’époque ou coupures de journaux (jusqu’à la radiographie du crâne de Paul après le meurtre !). La comparaison des deux ouvrages permet de conclure que la BD est assez fidèle au livre, tout en modifiant grandement les éléments du récit historique. On note la modernisation des termes, car les mots « pédé », « goudou », sont évidemment anachroniques et ne figurent pas dans l’essai (et donc dans les documents sources), ce qui jure un peu. Quelques éléments de l’histoire ont été retirés, comme le fait que Paul ait commencé à tromper Louise avant même la guerre avec une certaine Rose, ou le fait que le couple se soit exilé deux ans en Espagne pour échapper aux poursuites contre les déserteurs. D’autres détails nous intéressent, comme des précisions sur la liberté de mœurs de l’entre-deux-guerres. Suzanne et Louise s’affiche en couple de garçonnes, et Suzanne pratique le parachutisme, « associé, dans certains milieux, au lesbianisme » (p. 61). Paul-Suzanne passe une petite annonce explicite en tant que lesbienne, en 1923 dans le magazine Mon flirt, et obtient un certain nombre de réponses des deux sexes. Quand il pousse Louise à prendre des amants friqués, il lui propose de se cacher pour les voir faire l’amour, ce qui s’appelle candaulisme, comme nous l’avons appris à la lecture de Casanova. Dans l’essai, c’est Louise et non Paul, qui arrondit les fins de mois en peignant des petits soldats. L’épisode de l’Enfer est absent de l’essai, sans doute inventé pour romancer et préciser le contexte. Citons une analyse intéressante : « Bien des déserteurs se sont cachés, en France ou à l’étranger, sous une fausse identité. Lui a franchi une frontière réputée impraticable. Bousculant la barrière du genre, d’homme il est devenu femme. De ce fait, il a rejoint le milieu des « invertis » qui, dans les années folles, était en train de devenir plus visible, sinon plus accepté par l’ensemble du corps social. Objets de répulsion et de fascination, les homosexuels et les travestis offraient à celui-ci un miroir des transformations qui le travaillaient : redéfinition de la place respective des hommes et des femmes, vacillement des assignations traditionnelles des sexes, affirmation de l’individualisme et des choix personnels, remise en cause de la famille et des dogmes religieux » (p. 180). Enfin, l’analyse de l’instruction et du procès est recomposée avec neutralité, et montre qui si le crime était passionnel, le procès ne le fut pas moins, car il s’avère que si, en dehors de la scène du meurtre, Paul était effectivement violent verbalement et physiquement, il ne le fut pas le soir du meurtre, et a sans doute été tué de sang-froid, Louise ayant vraisemblablement chargé le pistolet. Cela me fait penser mutatis mutandis à l’affaire Bertrand Cantat : en l’absence de maltraitance conjugale, si de cette dispute était survenu l’effet contraire, je ne crois pas qu’alors sa compagne aurait été condamnée à une peine aussi lourde. Voir notre article sur les « Violences faites aux femmes ».
Lire cet article sur l’essai.

 Sur le sujet de la guerre (d’Algérie et non de 14-18) et de ce qu’elle laisse de cauchemars dans la mémoire, voir Les Murs bleus, de Cathy Ytak.

Journaux de guerre d’Ernst Jünger, tome 1, 1914-1918

Je profite de cet article pour dire quelques mots du petit volume de Pléiade consacré aux Journaux de guerre d’Ernst Jünger, tome 1, 1914-1918, que j’ai lu en marge d’un voyage entre Munich et Venise. Il y a bien sûr peu de rapport avec cette bande dessinée, mais je ne sais pas où rendre compte de ce livre intéressant… Et puis, cela peut intéresser des collègues en quête d’un groupement de textes sur cette guerre. Comme Calligrammes d’Apollinaire, la vision esthétique de la guerre a de quoi surprendre, et la préface nous rappelle les déclarations provocatrices du futuriste Marinetti, piochées d’ailleurs dans un ouvrage de Walter Benjamin : « Dans le manifeste de Marinetti sur la guerre italo-éthiopienne, il est dit : Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous élevons contre l’affirmation que la guerre n’est pas esthétique… Aussi sommes-nous amenés à constater… La guerre est belle, parce que grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu’elle inaugure la métallisation rêvée du corps humain. La guerre est belle, parce qu’elle enrichit un pré fleuri des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu’elle unit les coups de fusils, les canonnades, les pauses du feu, les parfums et les odeurs de la décomposition dans une symphonie. La guerre est belle, parce qu’elle crée de nouvelles architectures telle celle des grands tanks, des escadres géométriques d’avions, des spirales de fumée s’élevant des villages en flammes, et beaucoup d’autres choses encore… Poètes et artistes du Futurisme… souvenez-vous de ces principes d’une esthétique de la guerre, afin que votre lutte pour une poésie et une plastique nouvelle… en soit éclairée ! » (cité p. XXXV).
Les propos de Jünger sur l’expérience de la guerre n’ont bien sûr pas grand-chose à voir avec ceux de l’anti-héros de ce livre, mais ils sont intéressants à rapprocher. Voir dans une note de la p. 22, un passage sur la façon dont on s’habitue à la vue des cadavres. Le récit de beuveries mémorables (p. 48). Le respect de l’ennemi, la guerre étant considérée comme un sport de gentlemen (p. 50-51) : « Quel dommage de devoir tuer des gens pareils » (p. 75) ; « Puis on lançait soi-même sa grenade et l’on bondissait en avant. À peine si l’on frôlait du regard le corps de l’ennemi, mollement écroulé ; il était hors jeu, un nouveau duel s’engageait. L’échange de grenades rappelle l’escrime au fleuret ; il faut y faire des bonds comme dans un ballet » (p. 194). Au contraire de notre héros, et de beaucoup de personnages de livres pacifistes, Jünger évoque un sentiment étonnant : « Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une lourde odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses — et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j’en fus le premier surpris — elle était accordée au lieu. Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire » (p. 83). Certaines réflexions font songer aux expériences de Milgram, basées sur de pareils témoignages sur les séquelles de l’obéissance aveugle : « Mon Anglais était étendu devant l’entrée — un tout jeune gars à qui ma balle avait traversé le crâne de part en part. Il gisait là, le visage détendu. Je me forçai à le contempler, à le regarder dans les yeux. Maintenant, le dilemme n’était plus « Toi ou moi ». Je suis souvent revenu en pensée à ce mort, et plus fréquemment d’année en année. L’État qui nous décharge de la responsabilité ne peut nous épargner le deuil ; c’est à nous de le porter. Il parvient jusqu’aux profondeurs de nos rêves » (p. 218). La merde, montrée crument par une image de l’album, est évoquée par une périphrase dans le journal de Jünger : « Je tombai le genou dans le produit de la frousse d’un prédécesseur » (p. 253). La préface de l’édition originale, publiée en annexe, nous étonne par son hymne à la gloire du combattant : « Et pourtant, combien en ai-je connu qui, sous l’étoffe grise, cachaient un cœur d’or et une volonté d’acier, une élite des plus aptes qui se jetaient dans les bras de la mort — avec un enthousiasme inébranlable. Que vous soyez tombés en rase campagne, tournant vers l’ennemi votre pauvre visage défiguré par le sang et la boue, ou surpris dans vos sombres cavernes, ou ensevelis dans la fange de plaines infinies — ô dormeurs solitaires et privés de croix ; ceci est pour moi parole d’évangile : vous n’êtes pas tombés en vain » (p. 268).
Que l’on excuse, encore une fois, ce paragraphe totalement étranger à la bande dessinée dont il est question…

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site de Chloé Cruchaudet


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