Accueil > Voyages > Afrique > Notes de voyage à Madagascar

Au pays des joyeux lascars

Notes de voyage à Madagascar

Terre littéraire et sauvage

jeudi 15 décembre 2016

Un voyage que je guignais depuis longtemps. Il convient de partir pour au moins trois semaines. Vu l’état des routes, quinze jours ne permettent sans doute pas de voir le même Madagascar. J’ai eu raison, je pense, de partir en été (de toute façon avant la retraite, je n’ai pas le choix !) car l’hiver austral permet de ne pas mourir de chaud, voire d’avoir froid la nuit sur les plateaux du centre, et surtout c’est la seule saison où les pistes et les fleuves sont praticables partout. Ceux qui ne veulent que des plages peuvent tenter d’autres saisons. Bien que les éditeurs de guides et agences de voyage avec leur principe de précaution vous terrorisent pour vendre du Malarone (à moins que l’industrie pharmaceutique les subventionne ?), je n’ai pas croisé la queue d’un moustique de tout le circuit. Il s’agissait d’un circuit organisé, avec des 4x4, indispensables. Le tourisme est balbutiant à Madagascar, et ne vous imaginez pas admirer l’île du haut d’un car climatisé ! C’est au bout de 48 h de piste, ou de 16 h de l’unique train, que se méritent les meilleurs moments. Certains vazaha le font en louant un 4x4, mais c’est risqué. À vélo, n’imaginez même pas, ou alors vous ne fréquenterez que les quelques routes goudronnées, à vos risques et périls. Je commencerai par des généralités et exclusivités que j’ai pu glaner ici ou là (en évitant d’insister sur ce qui se trouve déjà partout sur Internet), puis j’embrayerai sur de la bonne littérature, notamment Le « Décivilisé », de Charles Renel, chef d’œuvre méconnu qui mériterait une réédition, et je poursuivrai par des élucubrations altersexuelles. En dehors des étapes dont il est question dans cet article, les lieux visités à reconnaître dans les photos sont dans l’ordre le fleuve Tsiribihina, le Parc national Tsingy de Bemaraha, Morondava, la baie de Salary, le Parc national de l’Isalo, Fianarantsoa, Ranomafana, Antsirabe et sa campagne verdoyante, puis la capitale et son Rova.

Plan de l’article
C’est quoi ce lascar ?
Quelques mots pour briller en malgache
Faune, flore et roll-mops
Culture et tabous
Des routes et de la corruption
Vol au-dessus d’un nid de zébus
Un peu de littérature
Jean-Luc Raharimanana
Michèle Rakotoson
Anthologie Océan indien
Madagascar ou le journal de Robert Drury, de Daniel Defoe
Chansons madécasses, d’Évariste de Parny
« Aytré qui perd l’habitude », de Jean Paulhan
L’Aube rouge, de Jean-Joseph Rabearivelo
Le « Décivilisé », de Charles Renel
« Funérailles d’un cochon », de David Jaomanoro
Vous avez dit paresse ?
Du « tourisme sexuel » et autres fariboles

C’est quoi ce lascar ?

Marco Polo évoque l’île sous l’orthographe « Madeigascar » dans son « Devisement du monde », mais sans y être allé, et quasiment tout ce qu’il dit dans son chapitre CLXXXV (ou chapitre 39 du livre 3, édition Livre de poche Lettres gothiques, p. 450) est fantaisiste (présence d’éléphants, chameaux, etc.). Madagascar est africaine et asiatique à la fois, puisque son peuplement originel est constitué plutôt d’Austronésiens, venus notamment d’Indonésie par boat-people avant la lettre vers 2000 avant J.-C., de même que les lémuriens, fossas et autres habitants arboricoles de l’île sont censés avoir traversé le canal du Mozambique agrippés à des bouts de bois, cas similaire à celui des tortues des îles Galapagos, mais Darwin n’a pas mis le pied sur l’île pour échafauder sa théorie. D’où certains traits culturels souvent proches des traditions indonésiennes funéraires de Célèbes par exemple. Sur l’étymologie du mot Madagascar, comme d’habitude, il est impossible de rien trouver. Quand donc le TLF, qui est un dictionnaire financé par de l’argent public traitera AUSSI les toponymes et leur étymologie ? Bref, selon un guide local, le mot « Madagascar » signifierait « demi-lune », mais je n’ai rien trouvé de semblable sur Internet… En revanche, un guide, d’ailleurs cher et médiocre, du fameux Rova d’Antananarivo, m’a expliqué que le poinsettia serait une fleur emblématique de Madagascar pour des raisons expliquées sur ce site. Voici une de ces fleurs dans le jardin du palais.

Poinsettia, fleur emblématique de Madagascar, dans le jardin du Rova à Antanannarivo.
© Lionel Labosse

Quelques mots pour briller en malgache

Le malgache n’est pas le tchèque, mais une langue mélodieuse composée d’une parité de voyelles et de consonnes, sauf que pour perdre le vazaha, voilà le seul peuple majoritairement illettré au monde qui pratique un code oral différent de l’écrit, et vous pond des noms propres à rallonge, commençant tous par A ou par R, de sorte qu’il est impossible de mémoriser si vous êtes allé à Andavadoaka (le village le plus à l’ouest de l’île, endroit idyllique car pas encore accessible par la route goudronnée, là où ont été prises les plus belles photos de mer, d’enfants cabriolants, de couchers de soleil… 0 % de prostitution et de gros porcs gorgés de bière) ou à Ranomafana ou Ambositra. Mais enfin quand on est familier de Marc Ravalomanana, de Jean-Luc Raharimanana et de Charles-Henri Raledonpamanana (grand écrivain méconnu), cela finit par s’ancrer dans votre mémoire. Le malgache a une particularité intéressante, de distinguer pour les salutations quotidiennes, une voyelle finale selon la distance entre les deux personnes. Vous lancerez un joyeux « salama » si votre interlocuteur est devant vous ; « salame » s’il est de l’autre côté de la rue, et un « salamo » un peu mou s’il est à Tombouctou par rapport à vous. Cette particularité provient sans doute du fait que le malgache fait partie de ces langues qui sont passées de l’alphabet arabe à l’alphabet latin (enfin l’alphabet Sora-be, abandonné en 1823). En thaïlande, j’avais remarqué que l’on indiquait son propre sexe en saluant une personne ; voilà qu’on lui dit qu’on est loin ou proche d’elle. Peut-être la langue a-t-elle été forgée par des aveugles ? Pour « au revoir », idem : « velouma », « veloume », « veloumo » (s’écrit « veloma » car le son « o » n’existe pas. « S’il vous plaît », c’est Azafady ; « merci », « sotch » (qui s’écrit autrement ; voir Guide linguistique malgache ou Gasikara.net ; mais je n’ai pas trouvé de site qui explique ces particularités que notre guide nous a fait remarquer). Autres mots culturels à grappiller : le « masonjoany » est la poudre que les femmes se mettent sur le visage, semblable au plus célèbre thanaka des birmanes. Elle est faite selon les sites avec du bois de santal, mais mon guide m’a dit que dans la région sud-ouest où nous en avons vu le plus, elle est faite avec cet arbre très particulier, le moringa, au tronc en forme de bouteille ou de sac de farine quand il est de taille moyenne (voir les photos). J’ignore s’il s’agit d’une autre façon locale de faire cette poudre, ou si j’ai mal compris le guide. Pour savoir pourquoi les noms malgaches sont si longs, lire l’article de Philippe Randrianarimanana

Faune, flore et roll-mops

Puisqu’on en est aux arbres et végétaux, à part les célèbres baobabs (l’allée des baobabs n’est fameuse que parce qu’elle est accessible par la route goudronnée, et il y en a bien d’autres photogéniques, comme celui ci-dessous), on trouve d’autres espèces endémiques spectaculaires, comme le fameux arbre du voyageur (ravenala), les pandanus, tapia, pachypodium (pied d’éléphant), jamelonier ou jamblonnier, etc. Voir une page savante sur la flore endémique. L’espèce endémique en plus fort développement reste cependant le chômage ! Il faut voir à Antsirabe la foule qui patiente à l’entrée des rares grandes usines, dans l’espoir d’obtenir une journée ou quelques heures de travail. C’est Les Raisins de la colère !

Baobabs dans la région du Menabe, entre Manja et Mahabo.
© Lionel Labosse

On trouve aussi sur la côte orientale, beaucoup plus humide et tropicale, les espèces de fruits connues, que ce soit corossol, anone, mangoustan, le physalis ou coqueret du Pérou appelé là-bas « pok-pok », tout cela vous donnant d’excellents rhums arrangés. À propos, expérience révélatrice, j’avais gardé un mangoustan de la côté est dans mon sac, et comme le surlendemain, remonté à Antsirabe, je sortais ce fruit, le guide local d’une quarantaine d’années qui nous faisait visiter la campagne des plateaux, fut stupéfait d’apprendre que ce truc bizarre, qu’il voyait pour la première fois, était un mangoustan. Il croyait que ce mot n’était rien d’autre que la marque commerciale du « rhum Mangoustan’s », produit semble-t-il plutôt d’origine antillaise, populaire sur l’île. La plupart des Malgaches n’ont jamais l’occasion de visiter leur propre pays, et vu l’état de l’enseignement et des médias, de l’édition, l’information circule peu, ce qui fait que la répartition de la population en 18 ethnies persiste avec parfois les rivalités dénoncées par les écrivains ci-dessous (cf. démographie de Madagascar sur Wikipédia).

Culture et tabous

Les Mahafaly sont un peuple (une des 18 ethnies) du sud-ouest de l’île, au sud des Sakalava. Leur nom signifierait « ceux qui respectent beaucoup de tabous ». Dans cette culture primitive, on ne vit pas pour la vie, mais pour la mort, qui est la meilleure période de l’existence. Un paysan local n’a qu’un but, accumuler le maximum de zébus. Il donne à ses enfants une couple de zébus pour commencer leur collection, et c’est tout ce qu’ils auront. Quand l’homme ou la femme meurt, la moitié de ses zébus est vendue pour construire le tombeau. Cela prend parfois un an. L’autre moitié est tuée pour nourrir toutes les connaissances des environs à la fête de funérailles, qui a lieu quand le tombeau est inauguré, et dure des semaines jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un zébu vivant, à charge pour ces invités venus de loin de proclamer la gloire du défunt. Les tombes sont plus luxueuses que les maisons. Sur la pratique du « retournement des morts » ou famadihana, je vous conseille cet article savant de Dominique Somda : « Odeur des morts et esprit de famille ». On voit parmi mes photos des tombes couvertes de peintures naïves représentant ce qu’a fait ou aurait voulu faire le défunt, ou ornées de pieux fétiches dont paraît-il chez les Sakalavas, certains sont érotiques, mais ne sont plus visibles car pillés (et il est mal considéré, enfin « fady », « faly » dans le sud, c’est-à-dire tabou, de s’approcher des tombes). D’autres n’ont pas de peintures, mais dans la région d’Antsirabe, plus au nord, j’ai photographié le chantier des fondations d’un tombeau, juste après celles d’une maison, et l’on peut constater que le tombeau est la construction la plus élaborée. À ce propos un guide nous a raconté qu’on ferme bien les tombes (ce sont des caveaux à plusieurs places pour toute une famille), et qu’il y aurait des vols d’ossements. Après viennent des élucubrations auxquelles donner autant de foi que celles ayant donné lieu aux lynchages de vazas (cf. ci-dessous). Donc premièrement ce seraient des Chinois qui auraient fait le coup. Deuxièmement, ce serait soit parce qu’ils en tireraient des aphrodisiaques, soit parce que mettre de la drogue dans le creux des os permettrait de déjouer les chiens renifleurs dans les aéroports. Soit ! Les Chinois sont un peu aux Malgaches ce que furent les juifs pour nos ancêtres. Donc ces sacrés Chinois avec leurs aphrodisiaques, c’est comme les véritables clous de la sainte croix qui, si on les récoltait partout où l’on se vante d’en posséder des reliques, permettraient de boulonner un pont sur l’Atlantique ; si l’on récoltait tous les aphrodisiaques que l’on prête aux Chinois par le vaste monde, il serait impossible de se balader dans une rue de Pékin sans avoir des bleus sur les cuisses ! Alors ces Mahafaly, ainsi que certains autres Malgaches qui sans aller jusqu’à ces excès de sacrifices de zébus, consacrent plus d’énergie à leur vie après la mort qu’à leur existence anthume, on peut dire d’eux ce que Don Juan dit du Commandeur à l’acte III, scène 5 de Dom Juan de Molière : « on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire. »

Des routes et de la corruption

Dans les endroits les plus reculés (à Manja ou dans le Menabe par exemple), on trouve des traces de routes goudronnées qui datent de la colonisation française (avant 1960) et que les gouvernements corrompus qui se sont succédé ont été incapables d’entretenir puis de refaire. Cela facilite le trafic de 4x4. Raharimanana explique dans son bouquin (ci-dessous) que son père, qui avait une petite exploitation de mangues, était empêché de les vendre, car l’entreprise de transport par la piste, nécessitant des véhicules spéciaux, appartenait à un politicien. Il suffit que des gens bien placés aient un intérêt quelconque à ce que les routes restent impraticables. Pourtant, quelques routes ou ponts sont en train d’être construits par des entreprises chinoises, lesquelles logent leurs cadres dans des sortes de bunkers protégés, et on comprend pourquoi : les Chinois pillent les tombes, etc. ! Par contre, que les gouvernements malgaches soient incapables de faire des routes, tout va bien ! Même la fameuse nationale 7, qui relie la capitale à Tuléar sur la côte sud-ouest, est mal entretenue ; on dirait parfois qu’on fait des nids de poules exprès (cela facilite les agressions) ! Cela n’atteint pas le niveau de la route principale du Togo, mais on constate le contraste entre le nombre délirant de militaires ou de flics que le gouvernement parvient à payer pour contrôler les véhicules à chaque village et donc empêcher un trafic fluide, et le nombre nul de cantonniers pour fluidifier le trafic. Donc les gouvernants de ce pays ont intérêt à ce que le trafic routier, le commerce, le tourisme, soient entravés. Voir les statistiques mondiales du tourisme : Madagascar atteint 222 000 touristes étrangers en 2014, soit beaucoup moins que par exemple la Mer de sable à Ermenonville en France ! (voir Tourisme en France). Et malgré cette constatation évidente, l’Union Européenne finance des quantités de projets tout à fait secondaires. Je suppose que les décideurs doivent tous avoir la clim dans leurs villas et dans leurs 4x4 ! Et les financeurs, de jolis séjours tous frais payés sur les plages paradisiaques accessibles en avion… Les statistiques font état de 75 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté (156e rang du classement des pays les plus riches), mais selon notre guide, ces paysans du sud grèvent ces statistiques alors qu’ils se considèrent comme très riches quand ils possèdent cent zébus dont ils ne tirent aucun rapport financier, et pourtant un seul zébu est déjà une grande richesse (cf. l’association ZOB-Madagascar). L’impression de pauvreté est accentuée par le fait que Madagascar est noyée sous des tombereaux de vêtements occidentaux offerts par des associations, ce qui casse le marché local. Les Malgaches sont donc uniquement vêtus d’habits d’occasion mal adaptés ; on ne trouve plus de tissus traditionnels, et les malgaches produisent en grande quantité et à des coûts défiant toute concurrence des tissus pour les marches de l’hémisphère nord ! Voir par exemple cet article de L’Usine nouvelle.

Vol au-dessus d’un nid de zébus

On nous dit que les vaches ne sont pas adaptées au climat, mais j’en doute, sachant que les vaches sont très bien adaptées au climat indien, et que les climats de Madagascar sont variés. Ils y a des hybrides, mais le problème du zébu est qu’il n’est pas productif en lait (enfin avec un investissement dans l’agro-alimentaire on pourrait améliorer le rendement). Le zébu est donc pour ces paysans du sud un bien inerte, un moteur pour tirer une charrette sur les pistes parce que le gouvernement est incapable de faire des routes. D’autre part, en raison des « fady », seuls les zébus mâles sont de sortie sur les routes. Les zébues (ou zébutes) sont en principe confinées dans l’enclos, et d’ailleurs avec les voleurs, même les zébus mâles sont surveillés. Avec cela, les vols de zébus (par les fameux « dahalos ») sont une plaie vive de l’île, soulignée par presque tous les écrivains mentionnés ci-dessous. Les coupables, bien sûr, ce sont les juifs, non, pardon… les Chinois, qui les embarquent sur des bateaux, destination la Chine. (non, je rigole. Voyez plutôt au bas de ce reportage). Pourtant les bovins sont bel et bien bagués à l’oreille (cf. photos), mais allez trouver la faille qui permet d’embarquer dans les rares ports de commerce des troupeaux entiers de zébus volés… Chez les paysans du sud, subsiste une tradition ancestrale du vol rituel. Pour épouser une fille, il faut se montrer assez malin pour voler tel nombre de zébus et les lui apporter en dot. Moyennant quoi l’on croise sur les pistes des hordes de mecs armés de piques et de fusils qui vont à la recherche des zébus volés (avec plus ou moins d’enthousiasme s’ils ne veulent pas montrer qu’ils savent qui a fait le coup, voire entraîner la horde sur une fausse piste). Et à Manja, cet improbable village qui nous a coûté une journée entière de piste pour y aller, et une autre journée entière pour le quitter, eh bien le spectacle vaut l’investissement temps : le soir dans les bars ou karaokés s’agglutinent des types aux yeux injectés de sang, porteurs de lances ou de fusils. Je suis désolé d’avoir préféré retrouver entier le plancher des zébutes, et de n’avoir pas tenté de les photographier ! J’aurais bien aimé d’ailleurs pouvoir rester une journée dans cet endroit le plus inaccessible de notre circuit, mais quand on est en voyage organisé on ne peut assouvir tous ses désirs, et j’aurais bien été incapable de parvenir là par mes propres moyens (c’est là où on se rend compte que Mada n’est pas si paisible que ça !) Allez savoir pourquoi, toutes les associations humanitaires qu’on a vues dans ce séjour sont massées sur les côtes, à deux pas de plages paradisiaques… mais à Manja je n’ai rien vu dans le genre (enfin je n’ai pas trop eu le temps de voir ; il y a peut-être des gens qui agissent dans la discrétion). Dans les traditions, l’une a du bon, c’est que les femmes, que le système soit polygame ou non, ont un certain droit de se taper des amants notamment lors des marchés, qui sont des lieux de drague. À leur retour, elles le font savoir à leur mari par je ne sais plus quel signe, et il doit la fermer. Il semble que la polygamie mâle ait coexisté avec le matriarcat, notamment chez les Sakalava. Voir cet article. En tout cas, il n’est jamais inutile de rappeler que la polygamie mâle est un désavantage pour 99 % des hommes. C’est une pratique capitaliste qui réserve les femmes aux riches. Quand un riche se réserve quatre femmes, ça veut dire que trois pauvres ont droit à la veuve poignet. Pour en terminer avec le zébu, comme on mange beaucoup d’excellent zébu sous toutes les formes, j’ai demandé quel était le meilleur morceau, ce à quoi on m’a répondu « le meilleur, c’est Labosse », ou plutôt « c’est la bosse », allez savoir ! Pourquoi ? Mais parce que s’y trouverait – à l’instar de la bosse du chameau – un mélange harmonieux de bonne graisse et de viande succulente… Allez, puisque on en est là, laissez-moi vous citer un proverbe malgache appris de mon guide (un joyeux luron !) : « Ne faites pas comme la langue du zébu, qui lèche à la fois la bosse et l’anus » À bon entendeur ! Passons aux choses sérieuses.

Un peu de littérature

De Madagascar, je ne savais rien et n’avais rien lu quasiment avant ce voyage, à part la fameuse Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor, et sa non moins fameuse préface de Sartre, Orphée noir, dont il m’est arrivé de faire étudier un extrait à des élèves de 1re L. Jean-Joseph Rabearivelo, Jacques Rabemananjara et Flavien Ranaivo sont les trois poètes sélectionnés par Senghor pour la section malgache de cette anthologie. Je n’ai pas réussi à trouver, par exemple dans le n° 61 de la revue Éthiopiques, dont tous les articles sont en ligne, la raison pour laquelle les Malgaches forment une catégorie à part de la négritude discriminée dans le titre de ce pavé dans la mare. Personne ne semble s’être posé la question, un peu comme quand on parle « du racisme et de l’antisémitisme ». Les Malgaches ne sont donc pas dignes d’être « nègres » ? Et alors pourquoi pas « et mélanésienne », etc. Mon hypothèse est que Senghor, qui avait combattu au sein des tirailleurs sénégalais, avait peut-être repris cette séparation des Troupes coloniales entre les trois catégories de tirailleurs indigènes, hors Afrique du Nord (là, il y avait une Armée d’Afrique à part), Sénégalais (regroupant tous les combattants d’Afrique noire), Malgaches et Indochinois. Une autre raison est sans doute liée à la particularité du peuplement originaire de Madagascar (cf. début de l’article). Si quelque honorable lecteur a un autre élément d’explication, qu’il ait l’obligeance de m’en faire part. À titre d’anecdote et en guise d’hommage, je mentionnerai également le souvenir vivace des chansons de Graeme Allwright qui bercèrent mon adolescence, lequel était souvent accompagné de musiciens malgaches. Un fait mystérieux de mémoire est que, alors que je suis incapable de mémoriser mon numéro de téléphone, le nom malgache (je veux dire nom à coucher dehors) d’un des musiciens de l’album mythique pour moi Graeme Allwright et Maxime Le Forestier au Palais des Sports tintinnabule toujours dans ma mémoire. Ce guitariste s’appelait Solo Razafindrakoto, et je découvre qu’il sévit encore sous le pseudonyme de Solorazaf !

Monument aux soldats malgaches morts pour la France, cimetière d’Avallon (89)
© Lionel Labosse

Puisqu’il est question de soldats indigènes, voici la photo que j’ai prise le 11 novembre 2016, au cimetière d’Avallon, d’un monument aux morts de la guerre de 14-18. Tous les noms sont malgaches, et je m’étais étonné des dates de mort de ces soldats « morts pour la France », tous en 1919. La solution est simple, elle est donnée par cet excellent site : ces soldats sont morts dans un hôpital sans doute proche d’Avallon, des suites de maladies contractées en service. Il suffit de cliquer sur le nom de chaque soldat pour obtenir les détails. Cela confirme les propos d’Arnaud Léonard, professeur d’histoire-géo au lycée français de Tananarive, rapportés par Le Monde : « L’image du tirailleur malgache de la Grande Guerre est brouillée ». En effet, selon lui, la plupart des tirailleurs malgaches ont été affectés à des travaux de génie, et sont donc en majorité morts « des suites de maladie ».
Bref, je n’avais aucun souvenir de ces poèmes et c’est donc vierge de toute idée reçue que je me suis présenté à l’aéroport d’Ivato (prononcer « Ivat »). Fidèle à mon habitude misanthrope, au lieu me contenter de jacter avec l’autochtone, je me suis muré de livres pour tenter de comprendre ce que je voyais. Première découverte, Madagascar est un pays que les habituels best-sellers du récit d’aventure ont dédaigné. Ni Pierre Loti, ni Joseph Kessel, ni Nicolas Bouvier, Albert Londres, ni Darwin, Bruce Chatwin, j’en passe et des meilleurs, n’ont daigné tremper leur plume dans l’encre malgache, à l’instar de Marco Polo. Il faut donc se débrouiller seul, et dégoter d’excellents auteurs inattendus ou oubliés.

Jean-Luc Raharimanana

Né en 1967, Jean-Luc Raharimanana est l’étoile montante des lettres malgaches francophones. Son style est caractéristique d’une génération arrivée aux lettres dans les années 1980, sous l’interminable règne de Didier Ratsiraka, surnommé « l’Amiral », génération qui se signale par la violence de son écriture. J’ai lu un recueil de nouvelles, Rêves sous le linceul (Le Serpent à plumes, 1998), dont l’écriture m’as-tu lu ne m’a pas trop séduit. C’est violent et sexuel, et je n’ai pas compris où l’auteur voulait en venir. Exemple : « La femme nue me baise et me baise. Elle crève sa langue en abcès et l’éclate amère sur mes salives. Je suffoque. Elle hurle. Tu as tué mon enfant. Elle puise dans son sexe et me nourrit. Elle puise dans son sexe et me coule le lait de son vagin tout au long de mes lèvres. » (p. 20). J’ai au moins appris grâce à ce livre le mot fahavalo, qui désigne les Malgaches qui s’opposèrent à la colonisation par la France en 1895. Plus intéressant est L’Arbre anthropophage (Joëlle Losfeld, 2004, 262 p., 19 €), un essai de bric et de broc qualifié de « récit » par l’éditeur. Je n’ai trouvé aucun intérêt littéraire à ce livre, mais en revanche, un grand intérêt documentaire. Une première partie présente en vrac des réflexions sur l’histoire de Madagascar et de sa colonisation. Ainsi l’auteur se plaint que dans ce pays, tout est « fady » (tabou et interdit, p. 16). Il montre que les premiers textes écrits de l’île étaient des « sorabe », textes sacrés d’origine arabe et en caractères arabes, qui ne devaient pas être divulgués, d’où selon lui l’absence de textes malgaches avant les années 1920 (et cela explique aussi la différence entre code écrit et oral). On apprend le premier nom de l’île donné par des « Francs », San Laurenzo (p. 35), dans un poème arabe de 1521. En fait, ce serait le Portugais Diogo Dias, le premier Européen à apercevoir Madagascar le 10 août 1500 qu’il appela l’île São Lourenço, parce que c’est le saint du 10 août. Le titre de l’ouvrage provient d’un récit presque aussi fantaisiste que le chapitre de Marco Polo, que l’auteur a découvert par hasard. Il s’agit d’un texte d’« un certain Bénédict-Henry Révoil », extrait d’une anthologie de voyageurs. Après diverses appréciations colonialistes, Révoil évoque un « Tépé-Tépé », arbre qui chez les « Sakataves » (cf. Sakalava), avalerait des victimes sacrifiées (p. 48). On songe évidemment à l’« Agnus scythicus » de Diderot, mais dans le contexte, cela devient un symbole du colonialisme. Cela dit, de passage dans l’ouest de l’île autour de Manja, notre guide nous a expliqué que certains arbres servaient de tombe à des personnages importants, car ainsi déposés dans des arbres, ils étaient considérés comme même pas morts. C’est peut-être l’origine de la légende de Révoil. On trouvera cette légende avec l’illustration originale sur le blog Alexipharmaque. Voir aussi le même motif au Sénégal, dans Les Gardiens du Temple, de Cheikh Hamidou Kane. Raharimanana évoque plus loin l’ancienne rivalité entre Sakalava et Hova (les roturiers du peuple merina) : « On raconte que les Sakalava avaient l’habitude de se soulager en pétant sans montrer la moindre pudeur, en présence des Hova » Ceux-ci, qui les craignaient, déclaraient alors « L’odeur est agréable » (p. 72). Après ces chapitres préliminaires, l’auteur en vient au sujet principal, qui est la mésaventure de son père, arrêté et torturé lors de la prise de pouvoir de Marc Ravalomanana, sous prétexte qu’il aurait tenu dans une émission qu’il animait à la télévision, des propos « imérinophobes » (contre les Mérina, ethnie d’origine de Ravalomanana, qui fut maire d’Antananarivo avant de prendre le pouvoir dans les conditions romanesques qu’on sait). Il est difficile de suivre le récit, car l’auteur y joue sur le fil du rasoir entre le désir d’aider son père, celui de contribuer à la perte de Didier Ratsiraka qu’il nomme « l’amiral », et la conscience de devoir dénoncer les abus de pouvoir du tombeur de Ratsiraka, dont peu étaient conscients dans la ferveur de la révolution. Si une note de bas de page p. 93 aide le lecteur à comprendre qu’il s’agit de Ratsiraka, il doit subséquemment se débrouiller pour saisir les allusions à tel ou tel. Ainsi, p. 99, « l’homme au chapeau de paille » doit désigner Ravalomanana, mais l’auteur semble oublier qu’il ne s’adresse pas forcément à des familiers de la politique malgache ! Raharimanana évoque la foule malgache, capable à la fois de se révolter comme en témoigne la « place du 13 mai », dont le nom commémore la révolution de 1972 contre le premier président de l’indépendance, Philibert Tsiranana, une journée où il y eut 26 morts et 200 blessés suite à une manifestation du « mai malgache », et de lyncher un enfant suspecté de vol (p. 115). Raharimanana, qui soutient en tant qu’intellectuel Ravalomanana, est pris le cul entre deux chaises, et finit par partager l’avis du Monde, qui titrait à cette époque : « Madagascar, entre la peste et le choléra », titre resté d’actualité dix ans plus tard selon Courrier international, d’autant que ces deux maladies oubliées persistent dans l’île sous une forme non-métaphorique ! L’auteur publie cependant dans Le Monde une lettre ouverte à Jacques Chirac pour soutenir Ravalomanana, sans que cela améliore la situation de son père. Pour aider celui-ci et le faire sortir de prison, il bénéficie du soutien non seulement d’Amnesty international, mais aussi de l’intelligentsia malgache, par exemple de Michèle Rakotoson, qui tutoie la nouvelle ministre de la culture, laquelle ne peut cependant pas grand-chose. Un avocat acceptera avec réticence de se compromettre pour défendre le père de l’écrivain dans une parodie de procès qui nous est rapportée comme si on y était, et un compromis est trouvé pour faire sortir le vieil homme tout en le condamnant d’une façon ubuesque. La complexité de la situation politique est peut-être fournie par une anecdote concernant Sophie Ratsiraka, la fille de l’amiral, qui aurait « mis un revolver sur la tempe de son père pour qu’il change d’avis » (pour qu’il se présente à nouveau aux élections, p. 207). Un livre intéressant donc, mais sans doute trop dicté par l’urgence et manquant de recul, et qui aurait mérité une analyse plus large pour permettre au lecteur non malgache de mieux comprendre la situation.

Michèle Rakotoson

Née en 1948, Michèle Rakotoson est représentative de la génération précédente. Sa bibliographie est assez mince. J’ai lu Elle, au printemps (Sépia, 1996, 128 p.), récit sans doute autobiographique et conventionnel de l’émigration à Paris d’une Malgache plutôt privilégiée, dans les années 80. « Rien ni personne ne pourrait l’empêcher de partir, elle savait bien qu’il n’y avait pas de paradis sur terre, mais son pays lui semblait être une prison insupportable, tout y était gris : les vêtements des gens, les costumes des militaires, les voitures, jusqu’à la couleur du ciel qui l’étouffait. Il lui fallait sortir, voir autre chose ». Passons. Bien plus passionnant est son roman précédent Le Bain des reliques (Karthala, 1988), dans lequel un réalisateur de télévision est aux prises avec le Madagascar profond, dans ces années pseudo-révolutionnaires. Ranja doit réaliser un film sur une cérémonie dans le centre-ouest, où des zébus seront sacrifiés pour honorer les ancêtres. La vision de la société malgache de l’époque (qui ne semble guère avoir changé) est sans concession, dans un style moderne, vif. Pour évoquer la pauvreté des enfants à Tana, le personnage de Zily Kely, enfant des rues de dix à douze ans est créé : « Les mains de Zily Kely s’agitèrent. Visiblement, il avait envie de toucher Ranja, de lui prendre le bras. Il se tortilla en souriant, se gratta les cheveux, lança un jet de salive, bien loin. Un peu plus, il aurait fait gicler de l’urine, bien virile, bien masculine, et aurait montré son sexe à Ranja, pour comparer. » Le personnage principal, Ranja, vit des heures chaudes à Tana avec son amante Noro : « Et les doigts de Ranja rencontrèrent enfin la fourrure si douce sur le haut des jambes de Noro, le clitoris qui se durcit sous ses doigts, et la chaleur qui devint tendresse sous ses doigts qui s’humidifiaient. Sur sa bouche, enfin, il rencontra les lèvres de Noro et sa langue, enfin, consentante, conquise, avant de s’égarer sur le bout de ses seins et sur ce sexe offert enfin ». Parvenu à Ambohitra, au nord de l’île, Ranja se fait traiter de « vazaha », ce qui contribue à préciser le sens de ce mot qui sert à désigner les touristes blancs, et n’a absolument pas le sens de blanc, mais désigne de façon large tout étranger qui n’est pas du village, y compris un Malgache : « Vous, les gens des Hauts Plateaux… vous, les vazaha… ». Les voleurs de zébus ou « dahalos » sont au centre de l’intrigue, et on découvre qu’il s’agit en l’occurrence des fils désœuvrés du village eux-mêmes : « Alors, nos fils partent, ils vont rejoindre la ville, ils font partie des troupes d’Ondaty, ils ont des mitraillettes et volent des zébus. » Ranja est pris entre deux feux car son équipe de télé se comporte en pays conquis : « Les racismes se nourrissent de tous les clichés, surtout de ceux qui sont particulièrement bon marché. Ne jamais s’approcher de l’autochtone, de l’indigène ». Lors de la cérémonie, le mot « torero » est employé : « Les toreros calmèrent les zébus, prirent leurs kabossa et entonnèrent leur mélopée. » Le premier zébu sacrifié est l’occasion pour les villageois affamés de manger « de la viande » dont ils n’ont pas vu la couleur depuis des mois. Ranja se laisse séduire par une femme, et ils baisent pendant la fête : « Et en elle il se perdit enfin, dans la douceur infinie du sexe qui le happa, qui lentement, impérieusement, le berça. Et en elle il chercha la chaleur, qui lentement fit durcir son sexe, encore plus, de plus en plus le soulevant comme une houle, le forçant à la suivre, elle, qui criait et s’agrippait à lui, en lui. ». Hélas, cette femme est la femme d’Ondaty, le chef des voleurs de zébus, et Ranja va connaître un sort funeste, bien qu’un certain rite sexuel soit respecté, puisque le chef fait mine d’offrir sa femme à l’étranger selon la coutume : « On ne lapide pas les femmes adultères ».

Enfants de Manakara qui chantent pour remercier.
© Lionel Labosse

Anthologie Océan indien, Omnibus, 1998

Idéal à fourrer dans sa valise, cette excellente anthologie de la collection Omnibus, dont j’avais déjà apprécié Fragments d’Arménie ou Balkans en feu à l’aube du XXe siècle, commence par une introduction savante et instructive de Serge Meitinger et J.-C. Carpanin Marimoutou. Elle ne concerne que Madagascar, La Réunion et Maurice, ce qui chagrinera les inconditionnels des Comores & Mayotte. J’ai ainsi appris dans cette intro qu’au temps de Louis XIV aurait existé une république utopique de pirates intitulée Libertalia, dont il reste entre autres une marque de bière locale ! Au XVIIe siècle, un comte Fayd’herbe de Maudave aurait établi un « plan de colonisation éclairé et humaniste […] auquel s’associa […] Bernardin de Saint-Pierre ». Un certain Jules Hermann (1846-1924) théorisa à partir de la théorie de la Gondwana l’hypothèse de la Lémurie, dans un ouvrage posthume intitulé Les Révélations du Grand Océan (1927). Il s’imaginait que les Malgaches et leur langue « seraient les derniers vestiges directs » « d’une civilisation perdue ». Je vous laisse lire l’article de Wikipédia qui donne de nombreuses références qui ne sont pas mentionnées dans cette préface. La colonisation française de l’île aurait débuté petit à partir de 1643 avec la colonie de Fort-Dauphin, puis plus sérieusement au même endroit avec Étienne de Flacourt (1607-1660), qui échoua mais publia au moins le premier ouvrage important : Histoire de la grande isle Madagascar (1661). Les Français abandonnèrent Fort Dauphin en 1674, et commença une ère de pirates qui dura jusqu’en 1724. « L’installation à l’île Bourbon, commencée en 1649 […] permit plus tard une reprise des contacts avec Madagascar ».

Madagascar ou le journal de Robert Drury, de Daniel Defoe

Ce texte date de 1729, et est attribué à Daniel Defoe, même s’il ne figure pas officiellement dans sa bibliographie. Les extraits d’une traduction d’Anne Molet-Sauvaget (L’Harmattan, 1992) permettent de juger de l’intérêt du texte. On trouvera une étude universitaire sur ces textes et cette période, sous la plume de Nivoelisoa Galibert. Il s’agit de l’histoire de Robert Drury, un jeune anglais de 15 ans embarqué en 1701 sur un navire de la Compagnie des Indes, qui devint esclave d’un prince antandroy et en raison de son jeune âge échappa au massacre consécutif à un naufrage au sud de l’île. Rentré en Angleterre quelque quinze ans plus tard, il est censé raconter son histoire rétrospectivement, ayant réappris l’anglais qu’il avait presque oublié. L’existence du jeune esclave tourne beaucoup autour des bœufs, que les roitelets locaux passent (déjà !) leur temps à se voler les uns aux autres. Il est chargé de les garder, de les tuer, etc. On note d’ailleurs que dans tous les anciens textes présents dans cette anthologie, les mots « bœuf », « vache », voire « vache à bosse » (cf. ci-dessous) sont employés de préférence à « zébu », cela bien que ce mot soit présenté par le TLF comme datant de 1754 (Buffon). Son maître lui fait confiance et le fournit en « fusil », « boîte de cartouches », « corne de poudre », dont l’île avait été pourvue par les Anglais. On le laisse avec les femmes du maître sans crainte car aucune ne risquerait d’avoir un enfant blanc, et lui leur a dit « je ne le ferais pas tant que je ne retournerais pas en Angleterre ». La coutume locale de salutation veut qu’on lèche les pieds de son maître ou mari. L’auteur se permet de réfléchir à l’état de l’Angleterre à partir des coutumes locales. Par exemple, sur les guerres entre roitelets, il dit : « C’était, sans aucun doute, l’état de tous les pays autrefois, et ils seraient restés ainsi si les gens ne s’étaient pas mis imprudemment au pouvoir d’un seul homme en lui donnant les moyens financiers et l’autorité pour lever une armée, et les moyens de la garder en la payant lui-même et d’en user à sa guise pour sa défense et de l’utiliser pour les insulter malignement et abuser de son pouvoir » (on songe au Discours de la servitude volontaire de La Boétie). Au fil des années, le jeune homme change de prince et se fait apprécier ; il finit par épouser une princesse. Une anecdote a retenu mon attention, car elle semble le récit d’une corrida sauvage : « nous avions tué cinq vaches et nous allions partir, quand un taureau s’enfuit avec une lance dans le ventre ; et comme nous ne voulions pas la perdre, nous lui courûmes après et lui en plantâmes deux ou trois dans les flancs. Quand il se sentit blessé, il devint enragé et se retourna contre nous. Un homme audacieux lui lança une autre sagaie et l’atteignit dans le dos. Il courut droit sur l’homme qui l’avait blessé ; nous criâmes pour l’effrayer, mais il poursuivit son ennemi et, le rattrapant, l’envoya d’un coup de corne à quelques mètres au-dessus de sa tête. » Une note de bas de page (p. 63) à propos des « maromainty » me fait penser à un homme appartenant à la peuplade Mikea que j’ai eu l’occasion de voir dans une sorte de safari humain assez bizarre, sur la côte ouest, à partir d’un lodge luxueux appelé Mikea lodge. Il s’agirait d’une peuplade de chasseurs-cueilleurs (comme les bochimans d’Afrique australe) dont les premiers ressortissants auraient fui la colonisation. La note au mot « Maurominter » indique : « maromainty : « beaucoup de Noirs ». C’est un nom donné aux Makoa (populations d’origine africaine, souvent d’anciens esclaves). ». Il s’agirait (l’homme que j’ai vu) d’une sorte d’homme sauvage, logeant à la belle étoile, mais parlant quand même malgache. Sur le mot « maromainty », voir cet article, qui ne semble pas aller dans la même direction que les auteurs de l’anthologie. Le dernier maître de Robert est étonné par la lettre que celui-ci reçoit de son père : « Rer Moume prit la lettre, la tourna et la retourna dans tous les sens, disant qu’il avait souvent entendu parler de cette manière de transmettre des renseignements, mais qu’il ne l’avait jamais vue avant, et ne pouvait pas s’imaginer comment cela pouvait se faire sans sorcellerie » (l’écriture sora-be semble s’être diffusée à partir du XVIIe siècle). Robert rentre sur un bateau plein d’esclaves en 1717, et en 1720 il reviendra une fois à Madagascar pour… faire le plein d’esclaves !

Chansons madécasses, d’Évariste de Parny

Ces chansons madécasses publiées en 1787, « traduites par l’académicien Évariste de Parny » (1753-1814) sont considérées comme ancêtres de la poésie en prose française, avant Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand. Leur auteur a voyagé dans l’océan Indien, mais n’aurait jamais été à Madagascar avant de traduire ces chansons. À l’instar de Gaspard de la nuit, trois de ces douze chansons ont été mises en musique par Maurice Ravel : il s’agit de la 12e, « Nahandove », de la 5e, sous le titre « Aoua », et de la 8e « Il est doux ». On peut les écouter ici interprétées par le baryton Stéphane Degout. La 5e est un beau texte anticolonialiste : « Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage. », etc. À lire ici. Cela nous rappelle évidemment le Supplément au voyage de Bougainville, de Diderot, qui ne sera publié qu’en 1796, mais que Parny connaissait peut-être déjà.

Aytré qui perd l’habitude, de Jean Paulhan

Jean Paulhan (1884-1968) est parti comme enseignant à Madagascar en 1907, et s’y est intéressé à la poésie des hain-teny, qu’il traduira et dont il enseignera la langue à Paris. Cette nouvelle de 1910, publiée en 1921, écrite en un style alambiqué, évoque un convoi de « trois cents femmes sénégalaises » accompagnées par marche forcée à travers l’île, entre Antsirabe et Mahabo, en pays sakalava, pour y retrouver leurs maris (sans doute tirailleurs). Le journal central de cette nouvelle est censé écrit par le sergent Aytré (dont le style contraste avec ce qui précède et qui suit, également écrit à la première personne, ce qui rend le récit difficile à comprendre), lequel profite du journal de route pour donner ses idées sur la colonisation : « En France, on croit à la pacification de l’île. Je ne me prononce pas mais ce que je sais, c’est que même dans les provinces qui paraissent pacifiées les jeunes Malgaches nous saluent par esprit de crainte, et les vieux, excités par une influence étrangère, nous regardent d’un mauvais œil » Avec ce nom bizarre, on se demande qui est Aytré, et ce n’est qu’à la dernière phrase de son journal qu’on apprend qu’il est un sergent blanc ; « Ils ont la figure très noire et se ressemblent tous. Il est possible qu’ils pensent de leur côté que tous les Blancs se ressemblent. Quelle idée se font-ils de nous ? L’un d’eux m’a dit qu’il ne remarquait pas beaucoup la différence qu’il y a entre moi et Guetteloup, par exemple. »

L’Aube rouge, de Jean-Joseph Rabearivelo

Jean-Joseph Rabearivelo fait partie des trois poètes sélectionnés par Senghor pour son anthologie, mais ce roman était resté inédit jusqu’à sa parution au sein de cette anthologie Omnibus, sans que les deux anthologistes daignent nous éclairer sur la raison de cette première édition posthume, dans quel état et comment ils ont pu se procurer le manuscrit, etc. Écrit en 1925, L’Aube rouge est appelé « sotie » par son auteur, ce qui trahit l’influence d’André Gide, qui affectionnait cette catégorisation surannée. Le style se ressent également et malheureusement de cette influence ; la première phrase en fournit un bel échantillon : « Les étoiles essaient d’allaiter l’immensité endormie de miel épais et lactescent » « épais et lactescent » : niaiserie à l’état brut, mais l’époque veut ça ! (Et le texte était inédit : l’auteur l’aurait peut-être allégé de ces scories s’il l’avait publié) Il s’agit du récit de la conquête de Madagascar par les Français à partir du règne de la reine Ranavalona II, qui meurt en 1883 et laisse place à Ranavalona III. Le 10 septembre 1883, les troupes françaises auraient connu un revers à Farafaty, face à la « résistance victorieuse des Malgaches » (dossier, p. 1087). Le récit s’achève avec les conséquences en 1895-96 du traité franco-malgache du 17 décembre 1885. Voir l’article de Wikipédia Première guerre franco-malgache.

Jeune femme à l’angady
© Lionel Labosse

On trouve dans ce petit livre une occurrence intéressante du mot « angady » : « quand dégouttera sur les plaines environnantes le lait roux du soleil, quand les paysans mettront sur l’épaule leur angady pieusement graissée » (p. 111). Il s’agit de la bêche traditionnelle des Malgaches, un instrument passionnant. Les Malgaches ruraux l’utilisent leur vie durant, et tiennent comme suprême honneur d’en user la tranche jusqu’au bout, ce qui fait que vous en voyez de longs ou de courts, portés à l’épaule par les Martin malgaches. Une particularité confondante est que le Malgache met un point d’honneur à manipuler son angady uniquement à la main, je veux dire sans se servir du pied pour bêcher comme ferait un vulgaire vazâh, ce qui explique l’étroitesse de l’outil. Lisez à ce sujet l’article d’un forgeron. Le spectacle du ou de la Malgache damant la terre du geste entraînant des deux bras mus par tout le haut du corps, qui enfonce la pioche en terre, est absolument fascinant quand on vous a expliqué ce principe universel : jamais avec le pied ! Sauf à Tana, où j’ai entrevu quelques pelles occidentales, même les cantonniers que l’on voit travailler au bord des routes ou dans les chantiers utilisent l’angady. La photo ci-dessus parmi mes photos que vous pouvez voir sur Dropbox, montre une jeune femme des hauts plateaux avec son angady bien entamée. Pour en revenir au livre de Rabearivelo, le chapitre 4 du livre 2 raconte la circoncision d’un enfant, avec un détail inédit : « Tout était fini. Le vieillard, déjà, s’essuyait la barbe où adhérait encore un morceau pulpeux de la banane dans laquelle il avait pris et avalé le prépuce sanglant ». Bon appétit ! Le livre est un peu décevant, car truffé de descriptions d’un lyrisme suranné, et finalement le contenu épique est réduit à la portion congrue. Par exemple cette défaite française est expédiée en deux pages (p. 167).

Le « Décivilisé », de Charles Renel

Agrégé de lettres, Charles Renel (1866-1925) fut appelé à Madagascar pour diriger l’enseignement. Comme Paulhan, il s’intéressa aux Malgaches, écrivit plusieurs essais et des romans, dont celui-ci, qui date de la fin de sa vie (1923). Il s’agit d’une sorte de chronique de l’existence d’Adhémar Foliquet, un colon qui, venu tenter la fortune à Madagascar, échoue malade et ruiné dans un village de Betsimisarakas, qui le recueillent et lui proposent d’être leur instituteur. Il accepte, et entame une vie heureuse, source de réflexions sur les différences de civilisation et sur la philosophie du bonheur, dont je citerai des extraits utiles à l’enseignement (textes qu’aurait pu utiliser Lotfi Achour pour un 2e volet de sa Comédie indigène qui serait à décharge pour les Européens…). Sa quiétude ne sera troublée que par la survenue de la Première Guerre mondiale, qui le verra répondre présent et, comme le dit la dernière phrase de cette chronique : « il se mit à regarder, dans le doux paysage du soir austral, le paquebot qui demain les emporterait, eux les civilisés, vers les sanglantes tueries devenues nécessaires. » Pour un texte contemporain de celui de Rabearivelo, le style est bien plus limpide, et la sexualité a rarement été analysée avec une telle liberté : « Le bruit confus des conversations s’entendait d’une case à l’autre à travers les cloisons légères, murmure inégal et harmonieux coupé de cris d’enfants et d’exclamations de femmes lutinées, déjà prêtes à l’amour. Toute la joie de la Race ardente et paresseuse saluait l’approche du repas et la venue de la Nuit, mère des voluptés ». Sans prendre parti, le narrateur évoque une société différente, aux mœurs libres : « Les filles jusqu’au mariage sont maîtresses de leur corps. Estimant cette liberté fort agréable, elles n’ont aucune hâte de se marier, et, par l’expérience qu’elles prennent d’un grand nombre de maris virtuels, elles se préparent à devenir d’excellentes épouses. Avant de se lier par une union durable, deux jeunes gens se prennent à l’essai, vivent un temps dans la même case. Si cette cohabitation resserre les liens noués par l’amour ou la fantaisie, on procède au mariage rituel qui d’ailleurs peut toujours être rompu par le divorce.
Adhémar cherchait parmi les filles du village celle qui viendrait habiter sa case, et il ne trouvait pas dénuées de charme les expériences qu’il tentait. Mais il s’apercevait aussi qu’un malentendu, toujours le même, le séparait de ses partenaires momentanées. Elles et lui ne parlaient pas en amour la même langue. Elles venaient partager la natte qui lui servait de lit, en toute simplicité, sans arrière-pensée aucune, et, pour ainsi parler, comme l’on va dîner en ville. Car une femme malgache abandonne aux désirs des hommes les parties les plus secrètes de son corps aussi facilement qu’une Européenne livre à leurs regards sa figure, ses bras ou ses seins. Encore l’Européenne a-t-elle parfois, en ce cas, quelques scrupules de pudeur, tandis que la Malgache ne connaît point le mal, telle Ève, avant qu’elle eût goûté au fruit décevant de l’arbre. Adhémar au contraire apportait aux choses de l’amour un esprit déplorablement monogame. Obscurément déçu que ses compagnes eussent appartenu à d’autres, il admettait mal qu’une possession éphémère ne lui conférât aucun droit sur la vie sexuelle de la femme qui s’était donnée à lui. Il ne pouvait se débarrasser de cette fausse conception de l’amour qui fait d’un être au profit d’un autre une espèce de bien inaliénable, et attribue une importance exagérée à un acte tout naturel, assez banal par sa fréquence, s’il reste précieux par le prix qu’on y attache.
Les filles du village venaient volontiers vers l’étranger blanc, par curiosité, non sans quelque secret effroi, puis s’en allaient, l’expérience faite, préférant retourner aux hommes de leur race. Avec un peu d’argent, Adhémar eût aisément fixé l’une de ces inconstantes, car les femmes malgaches se laissent aimer pour des colliers, des anneaux, des bracelets, des bijoux d’or ou d’argent, pour des voiles de soie ou même de coton, pour le don d’un accordéon ou d’une machine à coudre. Mais Adhémar n’était pas plus riche que les autres hommes des Trois-Manguiers. Il avait comme seul avantage d’être l’inconnu, l’étranger à peau claire, réputé de caste supérieure. Aussi ressentait-il quelque humiliation d’être incompris des filles Betsimisârak. Il se comparait, toutes proportions gardées, et avec interversion des sexes, à une personne de mauvaise vie, en quête d’une situation sérieuse et qui ne trouve à faire que des passades. Ridicule conception d’Européen habitué à réglementer et hiérarchiser les gestes de l’amour ! »
Et voilà pour le « tourisme sexuel » ! Adhémar connaît quelques bonnes fortunes avec des jeunes femmes, dont Poûraka, fille d’un lépreux, ce qui lui cause des sueurs froides. Il devient ami avec ce lépreux, dont il admire la sérénité. Il s’étonne de la bonne santé de ses nouveaux concitoyens, malgré la présence d’une femme « atteinte d’accidents syphilitiques répugnants, [qui] avait un trou en place du nez, les yeux chassieux, et des ulcères sur tout le corps. » J’ai été étonné de rencontrer dans le texte la présence du badamier, cet arbre qui pullule pour le plaisir des yeux dans tous les pays tropicaux, et dont je croyais la mode récente. On en voit effectivement de fort beaux à Madagascar ; c’est comme le ginkgo un des rares arbres que l’on peut reconnaître à sa silhouette à distance : « Des arbustes en fleurs, des badaniers (sic) à étages, avec leurs frondaisons teintées de rouge vif ou d’or somptueux, de vieux troncs privés de sève, mais parés d’orchidées, étendent leur ombre sur les eaux stagnantes des lagunes fleuries de lotus violets ». Ce lyrisme me ravit, quand celui de Rabearivelo m’en touche une sans faire bouger l’autre. De même on trouve une occurrence de « vache à bosse » : « J’en ai mangé de la vache enragée, de la vache à bosse, qui n’est pas meilleure que l’autre ! » Et voilà pour le bucolique !
Le récit est surtout l’occasion de réflexions philosophiques sur les apports contradictoires de la civilisation : « Il songe à ses chantiers désertés, aux indigènes envoyés par le chef de district, et disparaissant après quelques jours, sans même réclamer la salaire acquis » ; « Les Européens disent aux Betsi : — Nous sommes venus ici pour vous civiliser. Or civilisation signifie progrès par l’acquisition de nombreux biens nouveaux, inconnus de vous. Ces biens s’acquièrent par échange ou par achat. Ils supposent donc la propriété résultant du travail. Le Travail est la condition indispensable du Progrès. Travaillez ! — Mais nous ne tenons pas à votre civilisation, répondent les Betsi. Nous nous trouvons heureux comme nous sommes. Nous nous déclarons prêts à vous donner, en quantités raisonnables, des bœufs ou des piastres, même du caoutchouc et du miel, à vous prêter à l’occasion nos femmes et nos filles. Mais laissez-nous rester paresseux à notre aise. »
Des pages sont consacrées aux « babakouth », « celui que les Betsimisârak appellent leur petit-grand-père. Accroupi sur une branche, un être velu, grand comme un enfant de dix ans, enlaçait de ses bras le tronc de l’arbre. Sa face tenait de celles de l’homme et du chien. Les mains, aux pouces opposés, avaient des gestes presque humains ». Cela nous fait penser aux Mikea, bien que dans le texte de Renel il s’agisse apparemment de primates et non d’humains, mais il faut faire la part du romanesque. On trouve dans le texte les deux formes « vazâh » et « vazaha » pour désigner les étrangers. C’est un mot que le touriste entend à peu près 100 à 1000 fois par jour jaillir de la bouche des enfants quand il vadrouille dans les endroits reculés. Ce n’est pas une insulte, juste une façon joyeuse d’attirer l’attention de l’étranger, et de proclamer sa joie de voir quelque chose de neuf. Le passage de touristes pour un enfant malgache (qui dans 90% des cas n’a pas la télé, surtout dans les endroits où il n’y a même pas l’électricité), c’est un peu le passage du train pour la vache ou le passage d’un burkini pour le politicien français. Et puis comme vous le constaterez, ils adorent se faire prendre en photo et qu’on les leur montre sur l’écran de l’appareil. J’ai même rencontré un vrai photographe qui avait apporté une mini-imprimante et distribuait quelques photos, avec un succès émouvant.
Adhémar fait la connaissance d’un truculent méridional un peu comme lui, mais qui n’a pas encore renoncé à faire fortune. C’est l’occasion d’utiliser un hapax que je cite ici pour en faire une occurrence aux moteurs de recherche : ce méridional se présente comme « citoyen de Mokotie », qu’une note nous présente comme région qui « n’a pas de frontières très précises ; sa capitale est Toulon ». On trouve trace d’une chanson de Félix Mayol intitulée « La Mokote » (Femme de Provence) (1908-1909), mais point d’enregistrement disponible, ainsi que d’une « valse mokote », qui se danse entre marins mâles. Entre ce méridional, un « Planteur riche », un administrateur et Adhémar est menée une longue discussion sur le colonialisme, fort intéressante, mais impossible à citer en entier. Les trois personnages argumentent habilement et défendent des points de vue complémentaires : « Oui ! reprit Adhémar. Qu’on ne nous serve plus le vieux cliché du progrès ! Ne disons pas que nous sommes venus dans les pays exotiques pour civiliser les indigènes ! Soyons donc sincères ! Est-ce que nous allons civiliser les Groënlandais, campés dans la neige au milieu de leurs banquises, ou les Patagons ? S’il n’y avait pas ici des mines d’or et de graphite, d’immenses troupeaux de bœufs, des forêts riches en essences rares, des terres fertiles, nous n’y serions pas. Nous venons faire du commerce, ouvrir des débouchés à nos produits de la métropole, exporter les produits coloniaux dont nous avons besoin là-bas en France, chercher des situations rémunératrices pour nous et nos enfants… Nous sommes guidés uniquement par l’intérêt dans notre politique coloniale. — Et la gloriole donc ! dit Courcayrol. Croyez-vous que je resterais ici à crever la misère, si je n’avais pas l’espoir de raconter plus tard en Mokotie, mes explorations dans la forêt, et mes chasses au caïman, et mes bonnes fortunes noires ? — C’est vrai qu’en tout Français sommeille un Tartarin qui ne demande qu’à s’éveiller. »
La problématique de la colonisation malgache est clairement exposée sans précaution oratoire : « Ou vous direz à l’indigène qu’il est libre de ne pas travailler, une fois ses impôts payés, alors soyez sûr qu’en raison du climat et de ses habitudes invétérées de paresse, il ne fera rien et dès lors vous ne pourrez pas mettre la colonie en valeur ; ou bien vous édicterez l’obligation du travail, vous ferez des serfs de la glèbe et de l’usine, et vous encourrez les foudres de tous les humanitaires de France et d’Angleterre… — On pourrait importer de la main d’œuvre étrangère, hasarda le Prospecteur pauvre… — Et on laissera les Malgaches regarder travailler les Hindous ou les Chinois, ou les nègres du Mozambique. Ce ne serait guère plus moral que l’ancien esclavage. — Ajoutez que ce ne serait pas pratique. On a fait déjà des essais, ils n’ont pas réussi. Les Chinois importés pour le travail du chemin de fer sont morts en masse… — Nous en revenons toujours au même point. On ne changera pas, quoi qu’on fasse, en une ou deux générations la mentalité des Malgaches. On aura beau diffuser largement l’instruction parmi eux, leur apprendre le français, les convertir nominalement au christianisme, ils resteront des Malayo-Polynésiens, avec toutes les vertus et les vices de leur race ». En conclusion, les quatre philosophes d’occasion s’accusent de façon comique d’être chacun le plus nuisible : « C’est moi le moins nuisible de nous quatre, dit le Prospecteur pauvre. Vous, Monsieur Foliquet, vous venez ensuite, malgré votre école. Notre hôte, lui, peut être considéré comme une grosse calamité pour le pays, à cause de la sacrée question de la main d’œuvre. Quant à l’administrateur, il tient naturellement le premier rang, car son bureau est la boîte de Pandore d’où sortent tous les maux inhérents à la civilisation ». De retour à son village, Adhémar progresse dans la décivilisation : « Il a renoncé à cet individualisme à outrance, dont meurent nos sociétés bourgeoises et capitalistes ; il a compris la loi collective du clan sous laquelle vivent les Betsimisârak ». Attention à ne pas prendre au pied de la lettre ces envols gauchistes : Renel pratique une ironie fine ; mais il pique là où ça fait mal : « Le retour à la bonne vie barbare, en pleine nature et dans l’enchantement des Tropiques, ne serait-il pas un progrès pour tous les parias de la civilisation, pour les forçats de l’usine qui travaillent à préparer le luxe des autres, pour les esclaves de la terre, qui peinent à faire la fortune des privilégiés ? » Et c’est à ce moment où le protagoniste est prêt à plonger définitivement, que survient la guerre, « la faillite de la civilisation », et qu’Adhémar rejoint sa patrie avec cette belle antithèse finale citée supra.
Ce roman passionnant et qui mériterait d’être étudié en classe, a été analysé récemment par plusieurs savants : Dominique Ranaivoson dans « Africains, asiatiques , mais qui sont donc ces Malgaches ? », Gil Dany Randriamasitian, dans « Francophilie et indigénophilie paradoxales à travers Le Décivilisé de Charles Renel », et Jackie Roubeau-Raharisoa avec « Charles Renel : une vie, une époque, une œuvre ». Il est incroyable qu’une œuvre de cette qualité dorme dans les archives de Flammarion, alors qu’une édition scolaire serait prise d’assaut dans les lycées. Avis aux entendeurs !

« Funérailles d’un cochon », de David Jaomanoro

David Jaomanoro (1953-2014) a droit à une courte nouvelle et à une biographie dithyrambique. Dommage car on aimerait en lire plus. « Funérailles d’un cochon » (1992) est l’histoire d’un enfant dont le jumeau est mort. Il devient enfant soldat, ultra-violent, et menace sa mère avec ses acolytes. S’il s’est enrôlé, c’est qu’il n’a pas compris le rite de la parenté à plaisanterie, qui a fait traiter son défunt jumeau de « cochon » lors des funérailles. C’est la première fois que j’entends parler de parenté à plaisanterie en dehors du cadre ouest-africain, et le passage suivant est on ne peut plus didactique : « Pendant les cinq jours qu’ont duré les funérailles de Mbe, nos parents à plaisanterie se sont comportés de manière exemplaire. […] Pour « Zivas » exemplaires, cet adage Njoaty était loin d’être caduc : « Quand pourrit la chair, il reste l’os pour le supporter ». La chair pourrie, c’était le Njoaty, mon fils Mbe dont la putréfaction étouffait le village, et l’os pour le supporter, l’Antankandrefa, les fils de Zaidy, zivas du Njoaty. La parenté à plaisanterie entre Njoaty et Antankandrefa remonte à une époque nébuleuse où les boutres malgaches affrontaient la Grande-Bleue pour aller se ravitailler en esclaves sur les côtes du pays Morima. Ils avaient conclu un pacte : entraide, solidarité, soutien mutuel dans la joie comme le malheur. Le Njoaty pouvait utiliser les bœufs, les terres et même les récoltes de l’Antankandrefa en toute impunité, et vice versa. En revanche, ils pouvaient s’injurier réciproquement, consciencieusement, sans être inquiétés par les règles de la convenance. »

Vous avez dit paresse ?

Bien sûr il faut laisser à certains personnages de Renel la qualification de « paresseux », car son livre montre bien qu’il s’agit plutôt là d’une forme de résistance passive ou d’objection de conscience, tout à l’honneur des indociles indigènes assez malins pour laisser des Chinois se crever à la tâche (vous avez dit Chinois ?). Les Malgaches sont tout sauf paresseux ! Il faut les voir se lever avant l’aube pour rejoindre le centre d’Antananarivo en se serrant dans des taxis collectifs bondés ou à bicyclette, ou faisant la queue pour un improbable emploi de journalier. Il faut les voir à l’angady, bêcheurs vifs suivre d’ahan leur cours vers d’autres zébus en leur vie gueuse. Mais je voudrais raconter en guise d’anecdote la journée la plus mémorable de ce circuit. Nous avons fait la fameuse balade en pirogue sur le canal des Pangalanes, à partir de Manakara. Cette ville est le terminus de la mythique ligne Fianarantsoa-Côte Est, qui lézarde à travers les paysages tropicaux verdoyants & montueux pendant 16 heures pour relier des villages inaccessibles, transporter tout et n’importe quoi et quelques touristes en été. Cela donne l’impression de ce que devaient être dans les années 1930 les Chemins de fer vicinaux de Haute-Saône. Attention, l’éternité c’est long vers la fin, et quand la nuit tombe à 18h et qu’il y en a encore pour six heures au moins dans les ténèbres (pas de lumière évidemment dans le wagon), vous vous usez les ongles jusqu’au sang ! Il existe une possibilité de descendre là où la route rejoint le chemin de fer, si l’on vient vous chercher, ce qui évite la foire d’empoigne finale (une demi-heure pour s’extirper de la gare terminus). Bref, le lendemain, vous prenez place dans une pirogue aménagée (pas la pirogue monoxyle que manipulent les enfants dès l’âge de trois ans), et vous laissez gondoler par de superbes gaillards le long de l’océan, puis dans ce canal entre jacinthes d’eau, zébus et caïmans (je n’en ai pas vu là, mais il paraît qu’il y en a). Grâce à notre agence de voyage, nous sommes tombés sur une équipe exceptionnelle, de joyeux lascars qui vous barattaient ce canal comme des avironneurs olympiques (c’était le lendemain d’une médaille française dans ce sport aux JO, et on se disait que ces garçons auraient bien dépassé les vainqueurs en halant une équipe de télé pour un travelling !). On relève sur Internet le compte rendu de semblables balades, mais nous avons été particulièrement gâtés, avec des courses de vitesse contre les piroguiers qui revenaient de 5 heures de pêche en mer (la paresse !), chants de rame malgaches rythmés en canon, repas de langoustes et de daurades grillées au charbon de bois, etc. Il y a des vidéos de ce genre de balades sur youtube, qui donnent une idée, mais l’équipe que voici était particulièrement douée ; dommage que personne n’ait encore posté sur youtube leur prestation.

Piroguiers sur le canal des Pangalanes à Manakara.
Christian et son boy’s band.
© Lionel Labosse

Le guide Christian est à droite, et vous distinguerez notamment trois frères au physique impressionnant et qui constituaient en outre un groupe de chant a cappella exceptionnel (tout en pagayant à fond !) Ce sont les plus beaux garçons que j’aie vus sur l’île. Les Malgaches ne sont d’ailleurs pas ma tasse de thé, trop petits à mon goût et malheureusement les conditions sanitaires et de vie ne leur laissent pas jouir longtemps d’un physique attrayant. D’ailleurs pour tout vous dire, mon genre, ça serait plutôt Tony Yoka, un bogosse qui aurait du mal à s’habiller sur l’île ! [1] Mais quand on voit ces gens qui pagaient comme des damnés dix heures par jour et se nourrissent de riz et de poisson, le mot « paresse » paraît un peu déplacé, et l’on songe aux paroles de Charles Renel qui semble avoir compris que cette prétendue paresse pour les colonisateurs était du point de vue malgache une philosophie correspondant à un mode de vie frugal. Moins heureux mais tout aussi méritants et admirables semblent les innombrables tireurs de pousse-pousse dans les villes, qui véhiculent à la force des mollets plusieurs personnes pour un revenu misérable. Plus écolo, tu meurs ! Anne Hidalgo devrait nous dégoter un projet comme ça pour donner du boulot aux réfugiés politiques ! En avant pour « Paris-Pousse-Pousse » ! En voici une photo prise à Ambositra. Voyez les sonnettes caractéristiques sur le brancard du pousse-pousse. C’est lors de cette même balade en pirogue que nous tombâmes sur un village, et que se déroula la scène la plus émouvante du séjour. Des membres généreux de notre petit groupe avaient distribué des fournitures scolaires, et les gamins chantèrent pour remercier. (voir la photo située plus haut dans cet article). J’y penserai à la rentrée en recevant nos élèves blasés qui hurlent quand on les oblige à apporter leur matériel…

Tireurs de pousse-pousse à Ambositra.
© Lionel Labosse

Du « tourisme sexuel » et autres fariboles

Assez parlé littérature, place au sexe ! Le guide Lonely planet présente un encadré moralisateur typique du nouvel ordre moral en vigueur (p. 335 de l’édition 2013). Le lecteur reçoit cet avertissement : « De fait, vous ne manquerez pas de voir le spectacle devenu banal de vazaha (étrangers blancs) vivant des « aventures », qui semblent bien éloignées d’une histoire d’amour (il n’est qu’à voir l’air ennuyé des jeunes filles au restaurant) avec des Malgaches bien plus jeunes qu’eux. Affligeant lorsqu’il s’agit de filles majeures ou de prostituées professionnelles, intolérable dans le cas des mineur(e)s, ce phénomène appelle à une certaine vigilance de la part de tous. […] Rappelons donc deux évidences. La première est qu’il n’y a pas davantage de liberté sexuelle à Madagascar qu’ailleurs — soyez certain que les filles malgaches ne se comportent pas de cette façon avec les garçons malgaches — mais simplement plus de « facilité » sexuelle pour qui a de l’argent. La seconde est bien sûr que la motivation première et unique du comportement des jeunes Malgaches envers les vazaha est économique. » Dans le même encadré le guide signale une discrimination homophobe de la législation malgache : en effet, seuls « les rapports homosexuels avec un mineur de moins de 21 ans [sont passibles] de 2 à 5 ans de prison et de 1500 à 15000 € d’amende. » Pour les filles, la limite serait fixée à 14 ans ! Si vous avez bien lu, la loi malgache indique la marche à suivre : l’étranger riche qui veut de la chair fraîche est clairement incité à se taper de la fille malgache de plus de 14 ans, par contre, pour le garçon, il faut attendre qu’il ait 21 ans. Loi machiste et homophobe, qui considère qu’avec une fille, c’est pas grave, alors que le cul d’un garçon est tellement précieux qu’il faut le protéger jusqu’à ce qu’il ne soit plus consommable (vu l’état sanitaire et l’espérance de vie, quand on est un jeune malgache, on a tout intérêt à ne pas perdre son temps si on veut profiter de la vie). Ce genre de lois ravit les imbéciles politiquement corrects, les socialistes qui légifèrent en France contre les clients de prostitué(e)s alors qu’ils ont été à un cheveu de nous refiler un Strauss-Kahn comme président. On trouve dans le même guide p. 134, s’agissant d’une boîte de Tuléar, l’appréciation gérontophobe suivante : « vous y croiserez l’habituelle population de vazaha trop vieux dansant avec des filles malgaches trop jeunes ». On sent bien la réaction du jeune blanc con comme sa bite qui n’a pas réussi à pécho, jaloux comme un pou de voir un ignoble vieux (pensez donc, une personne âgée qui nique encore, quelle horreur !) réussir là où lui et sa jolie gueule ont échoué. Ces personnes âgées de sexe masculin (et quelques couguars) ont peu de chance d’échapper à la calomnie des vers de terre : ils doivent subir la jalousie 1°) des jeunes connards incapables de draguer d’aussi belles filles ; 2°) des autres vieux cons qui n’y arrivent pas non plus ; 3°) des vieilles vazaha qui aimeraient bien elles aussi se taper un vieux schnoque plein aux as et sont jalouses que des petites négresses y arrivent et pas elles. 4°) des autres jeunes filles qui auraient aimé que ce vieux richard se ruine pour elles et pas pour cette petite pute — et qu’est-ce qu’elle a de plus que moi celle-là ! Bref, le mieux et de laisser s’épancher la bave du crapaud. Mais attention quand même, car les Malgaches, qui ont l’air comme ça cool et indolents, ont le lynchage facile. On a déjà vu qu’un jeune voleur se fait lyncher en moins de deux, mais plusieurs anecdotes font état d’assassinats inexpliqués de Français. La plus répugnante, permise par le genre de conneries publiées dans Lonely planet qui laissent planer sur tout vazaha le soupçon de pédophilie face à une populace majoritairement inculte et en proie à la superstition, est le lynchage de trois touristes suite à la noyade d’un enfant. Imparable syllogisme : Ils sont blancs, Lonely planet et tous les nouveaux tenants de l’ordre moral comme moutons de Panurge, serinent que des blancs pédophiles viennent à Madagascar, donc ils doivent mourir au terme de tortures dignes du Ku Klux Klan. Lisez cet article du Monde, qui donne lien sur d’autres articles consacrés à des faits similaires. À noter cependant que tous les meurtres recensés ont lieu sur les côtes et dans les lieux mal famés (où je ne suis pas allé durant ce tour). Mais notre guide nous a aussi mis en garde contre les braquages de touristes autour du Parc national de l’Isalo, dus à des prospecteurs de saphir désœuvrés le long de la nationale 7, et de toute façon on sent en permanence que derrière la gaîté de façade, notamment dans les villes où règne l’alcoolisme, rarement dans les villages, une certaine agressivité est sous-jacente à la nunucherie de l’accueil du touriste. L’enseignant que je suis connaît bien ce paradoxe sorite appliqué aux enfants. Un enfant qui vous traite de vazaha et vous demande de le photographier, c’est génial, deux enfants un à chaque main, trois, quatre, super cool. Une bande d’enfants autour d’une bande de touristes, super cool. Mais ajoutez à cela une petite ville, le soir qui tombe, le groupe de touristes qui s’effiloche, le groupe d’enfants qui devient tas d’enfants, les demandes qui se font insistantes (donne-moi un bonbon, de l’argent), un pied qui tombe sous un autre pied, et les sourires se tournent en rictus, le petit garçon mignon peut se faire rejoindre par un grand-frère revendicatif, deux grands-frères, etc. Le lecteur des livres ci-dessus ou des articles du Monde comprendront qu’il faut rester sur ses gardes. Les Malgaches ne sont pas les Iraniens.
Revenons-en au « tourisme sexuel ». Quelques arguments :
1. « « aventures », qui semblent bien éloignées d’une histoire d’amour (il n’est qu’à voir l’air ennuyé des jeunes filles au restaurant) », dit le guide suprême. En France, 50 % des mariages aboutissent à un divorce. Dans n’importe quel restaurant de France ou de Navarre, les auteurs de ce genre de réflexion de café du commerce doivent avoir du caviar sur les yeux pour ne pas voir que la plupart des couples homo ou hétéros de blancs du même âge, ou de blacks, ou de tout ce qu’on veut, ont souvent « l’air de s’ennuyer ». Et en ce qui me concerne, je dois avoir un esprit tordu, car le peu de jeunes femmes que j’ai vues de ce genre lors de ce voyage, qui avaient l’air mariées avec des mecs de 50 à 70 ans qui les emmènent en vacances chaque année dans leur pays pour revoir la famille, avaient moins l’air de s’ennuyer que la jeune fille Malgache pure et innocente qui, écoutant les cafards de la morale, ne touche pas aux vazahas, moyennant quoi elle vit dans la joie perpétuelle de torcher les 6 à 8 enfants (en moyenne) que lui fait son mâle avant l’âge de 25 ans, dans la terre et la boue, sans eau ni électricité. Une fois ce plaisant rituel accompli, elle court aux champs bêcher à l’angady, puis revient faire la bouffe, après avoir acheté un bout de zébu que le marchand au bord de la route a du mal à défendre des mouches et de la poussière. Mais ces petites princesses qui ont épousé un salaud de vieux et qui sans doute hériteront assez jeunes de toute sa fortune, sont bien malheureuses ! CQFD. Au fait, dans les hôtels de Madagascar, on croise aussi des familles de riches Malgaches, et à les voir passer leur temps les yeux rivés à leur tablette alors qu’ils villégiaturaient dans un lodge luxueux en bord de mer, on se demande si elles sont plus heureuses dans le mariage que les filles noires mariées à un homme blanc. Ce genre de rejet a priori des unions interraciales relève ni plus ni moins que du racisme et de la gérontophilie.
2. Je réfute bien sûr la malhonnêteté intellectuelle consistant à faire l’amalgame entre trois choses fort distinctes, sous le terme englobant de « tourisme sexuel », sans prendre en compte que cet amalgame fait des victimes collatérales. a) L’amour qui fait se marier des hommes et des femmes d’âge et de culture différentes. Voir ci-dessus. Ceux que j’ai croisés en France ou que je connais pour ma part, me semblent en général, plutôt plus heureux en ménage que la moyenne des couples « normaux ». b) La prostitution de majeurs (sans tenir compte des lois discriminatoires sur la majorité hétéro ou homo). Quand on voit la misère crasse qui règne à Madagascar (attention, dans les villages, on mange à sa faim en général, il y a toujours au moins des fruits et du poisson, et on ne voit pas d’enfants au ventre ballonné), il faut quand même être de mauvaise foi pour prétendre que la prostitution, qui est, j’en conviens tout à fait, un travail de misère, est plus misérable que les autres moyens de subsister auxquels sont acculés un grand nombre de Malgaches. Et il revient aux gouvernements malgaches corrompus de développer d’autres types de tourisme, comme celui que j’ai pratiqué, en développant le réseau routier, et de développer l’instruction pour donner aux enfants d’autres perspectives que de pêcher le vazaha dans les stations balnéaires. Quand on voit que seules justement les plages où se pratique cette prostitution sont accessibles facilement par la route et l’avion, on suppute que l’argent des putes, comme en France d’ailleurs, alimente les caisses de la politique, comme l’argent du cannabis, et que la pénalisation vise d’abord à maintenir dans l’économie parallèle un trafic qui sans cela d’une part alimenterait les caisses de l’État, d’autre part permettrait à ces malheureuses prostituées (en Europe) de bénéficier au moins de protection et de droits tels que la sécurité sociale, la retraite, etc. Il est tellement facile de maintenir les putes dans une illégalité qui les empêche de profiter de leurs droits et les transforme en proies des maquereaux, et d’arguer ensuite de cette soumission aux macs pour dire « voyez comme elles sont malheureuses » ! c) La pédophilie. Vaste sujet dans lequel aussi la mauvaise foi fait entrer bien des choses qui n’ont rien à voir. La loi qui maintient mineur un garçon jusqu’à 21 ans pour des actes homosexuels, transformerait Rimbaud, Cocteau, etc., en pédophiles à lyncher. Donc attention à ce qu’on dit. Si l’on relit les dires de Charles Renel, qui écrivait bien avant l’ère du politiquement correct, l’affirmation du Lonely « il n’y a pas davantage de liberté sexuelle à Madagascar qu’ailleurs — soyez certain que les filles malgaches ne se comportent pas de cette façon avec les garçons malgaches » est dénuée de tout fondement. Heureusement, la peste du catholicisme et de l’islam est moins virulente à Madagascar (7 % pour l’islam, 42 % pour les cathos, ce qui ne veut pas dire que les autres croyances à base de superstition soient la panacée), et si, il y a plus de liberté sexuelle à Madagascar qu’en Europe, comme à Mayotte d’ailleurs. Donc on y couche plus jeune, et on a intérêt parce qu’on y vit moins vieux et qu’on a vite les dents pourries. Et si les jeunes filles fréquentent moins les garçons Malgaches, c’est non seulement parce qu’ils sont pauvres, mais aussi pour ne pas risquer de se faire engrosser à 14 ans, et souvent pour la même raison que certaines rebeues en France ne veulent pas sortir avec des rebeus. Bref, cela relativise des pratiques qui semblaient peu graves du temps où un futur prix Nobel comme André Gide s’y adonnait dans une autre colonie française. S’agissant enfin non pas d’adolescents pubères, mais d’enfants impubères, (donc de « pédophilie » au sens strict), il conviendrait déjà de publier des chiffres plutôt que de propager des rumeurs qui aboutissent à lyncher des innocents. Ensuite, j’ai vu de mes yeux dans les embouteillages d’Antananarivo des théories de bambins enchifrenés, noirs de crasse, zigzaguer entre les bagnoles à hauteur des pots d’échappement, pour quémander trois sous, et suivre la voiture pendant trois cents mètres en tapotant à la vitre du vazaha. Il y en a des milliers, pour peut-être une dizaine de victimes de pédophiles assurément bien condamnables. Mais là aussi, n’est-il pas indécent de consacrer tant d’énergie et d’argent à lutter contre quelques délinquants sexuels, et à laisser crever ces milliers d’enfants des embouteillages dans l’indifférence, enfants qui sont bien sûr tellement rayonnants de joie de n’être pas victimes de ces horribles loups-garous. Je publie ici, pour relativiser ces idées noires, une photo d’enfants malgaches heureux sur cette plage paradisiaque d’Andavadoaka, tellement isolée qu’il n’y a ni prostitution ni rien qui nuise à leur développement, et comme l’endroit est si attrayant, contrairement aux enfants des régions du centre, ces enfants bénéficient de structures scolaires et sanitaires et d’un nombre disproportionné de bénévoles européens…

Enfants faméliques et malheureux, à Andavadoaka !
© Lionel Labosse

3. À la lecture de l’article du Monde sur le lynchage de ces innocents sous prétexte d’une pédophilie totalement fantasmée, si on réfléchit, on se dit qu’il doit y avoir bien peu de véritables « pédophiles » qui maltraitent les enfants. En ce cas n’y aurait-il pas régulièrement des lynchages de véritables pédophiles ? Ce genre de chose est quand même difficile à tenir secrète dans une société si promiscuitaire. C’est un raisonnement par l’absurde qui me rend à peu près certain que la prétendue « pédophilie » à Madagascar, comme cette histoire de burkini qui agite les politicards en août 2016 en France (au lieu d’agir contre les garçons terroristes, ça fait viril pour ces incapables de s’attaquer aux filles), n’est en réalité qu’un fantasme basé sur deux ou trois cas isolés, et qu’il n’y a à 99,9 % que des histoires d’amour et de sexe entre touristes mûrs et jeunes Malgaches pubères qui y trouvent thune et plaisir, et qui ne sont en tout cas pas plus malheureux que les tireurs de pousse-pousse ou les gens qui font la queue devant les usines pour quémander un emploi journalier. C’est un peu comme pour le Malarone : à force de seriner aux gens qu’il y a de dangereux moustiques même en saison sèche, ils finissent par suer de peur comme s’ils avaient la malaria. C’est le bon vieux conte du mensonge devenu vérité, ou comment nos sociétés « démocratiques » manient le bourrage de crâne.
4. Quand on condamne avec la bouche en cul de poule le « tourisme sexuel », est-ce qu’on veut dire aussi que les iraniens qui passent la frontière arménienne pour fuir la dictature religieuse, picoler et se vider les couilles, soient méprisables ? Que les homosexuels saoudiens qui préfèrent vivre leurs aventures avec des garçons en dehors de leur pays plutôt que de se faire pendre dans cet admirable pays allié de l’Occident, sont d’ignobles touristes sexuels ? Que les Tunisiennes ou Algériennes qui ont émigré et mènent une vie sexuelle en Europe qui ne soit pas moyenâgeuse, soient des salopes ? Le fait de ne pas aimer que des personnes qui vous ressemblent et qui aient votre âge fait-il de vous un être méprisable ? Le médecin blanc qui épouse une infirmière blanche est-il un touriste sexuel ? Une infirmière blanche qui épouse un médecin riche et moche alors qu’elle se fait draguer par des brancardiers jeunes et beaux est-elle une femme respectable ou une victime du colonialisme ? Une Malgache qui épouse un médecin blanc est-elle une malheureuse victime d’un méchant néo-colonialiste ? Quand reconnaîtra-t-on enfin que la sexualité, finalement, et la misère sexuelle, sont des liens potentiels entre les hommes ? Qu’un médecin blanc, vieux et riche peut être malheureux en amour et unir son malheur de riche occidental au malheur d’une pauvre Malgache, qui de ce fait connaîtra une destinée mille fois plus heureuse que la moyenne de ses compatriotes ? Je ne crois pas que passer une frontière pour l’amour soit méprisable comme est méprisable le fait de passer une frontière pour la guerre. Plaise à dieu que les djihadistes qui vont en Syrie y aillent pour faire l’amour avec de beaux Syriens, et que Lonely Planet et consorts luttent plutôt contre le tourisme guerrier ! (quoique là aussi, on pourrait s’amuser à argumenter, avec tous ces gens qui portent en tee-shirt l’effigie d’un grand touriste guerrier, Che Guevara !).
5. Les conseilleurs sont rarement les payeurs. Il est facile de juger le monde du haut des échasses de l’indignation, mais ayons le courage de se dire : « et si moi, beau juge, j’étais une jeune Malgache croupissant dans sa misère : que penserais-je réellement de l’alternative à moi offerte ? »
6. Il est de notoriété publique que l’aide internationale est dans une bonne proportion détournée par les mafieux qui dirigent les pays donneurs et receveurs. Or l’argent de l’amour amène une réelle prospérité aux familles chanceuses. Un blanc célibataire âgé qui épouse une jeune Malgache, lui donne de l’argent dont une partie aide sa famille, et a beaucoup de chances de lui léguer sa fortune, qu’elle pourra réinvestir dans son pays.
7. J’ai déjà publié quelques réflexions à propos de ces ignobles « sugar daddies » dans deux articles : Éthiopie : au pays des hommes aux dents pointues et VIH-Sida : la vie en danger, d’Aggée Célestin Lomo Myazhiom. Ah ! Quand je pense qu’il y en a qui s’imaginent qu’on devient intolérant en vieillissant. En ce qui me concerne, je deviens de plus en plus tolérant : quand j’étais jeune j’étais choqué par ces vieux chnoques qui se tapaient des jeunes, ou qui reluquaient mes mollets, et la prostitution me semblait un truc intolérable, alors qu’en vieillissant, je trouve que ces jeunots qui font la moue quand un vieux les reluque sont vraiment bêcheurs, et la prostitution me semble de moins en moins répugnante ! Comme quoi !

 Voir la page du site consacré au peintre franc-comtois Robert Fernier, qui a passé une partie de sa vie à Madagascar et en a témoigné par son art.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Photos de voyage à Madagascar


© altersexualite. com, 2016. Les photos sont de Lionel Labosse.


[1Je me demandais comment évoquer Tony Yoka dans cet article ; c’est fait. Si on n’a plus le droit de regarder ce qu’il y a de beau à manger, maintenant !