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Lions, éléphants, rhinocéros, hyènes, antilopes, dunes, désert et prix Nobel.

Afrique australe (Afrique du Sud, Namibie, Botswana, Zimbabwe)

Notes de voyage en Afrique australe, août 2018.

samedi 29 septembre 2018

Cet été 2018, après le décès de mon amie Catherine le 5 juin, je me suis inscrit au dernier moment pour un voyage organisé en Afrique australe, trois semaines de Cape Town aux chutes Victoria, 4000 km de route, un classique des agences de voyage à quelques variantes près. C’est le voyage le plus cher que j’aie acheté. Un voyage à recommander bien sûr, même si les bestioles ne sont pas ma préférée cup of tea. Et puis j’ai toujours un peu peur, et moyennement confiance dans les agences de voyage pourtant tout ce qu’il y a de plus « aventure » dont je paie les services, depuis que j’ai vu de mes yeux en Patagonie l’un des clients d’une de ces agences se faire défoncer le crâne par le sabot d’un cheval en liberté qui percuta sa tente dans un camping pourtant sélectionné par ladite agence. Il se trouvait que l’autre agence dont j’étais client avait opté ce jour-là pour un logement en dur dans le même camping, mais ç’aurait pu être le contraire. Au Sénégal, dix ans après le fameux tsunami, une agence m’a fait passer une nuit sous la tente sur un îlot dont l’altitude maximale devait être 3 mètres, sans le moindre arbre ou édifice où se réfugier. Je trouve en général ces agences françaises désinvoltes dans le détail question sécurité. Elles prétendent respecter les agences locales, dont elles ne sont finalement que les revendeurs, mais ne font pas le travail de vérification de la qualité des produits qu’on attendrait par exemple d’un boucher (choisir les meilleurs produits). Donc je craignais de me faire piétiner par un hippopotame (le fauve statistiquement le plus dangereux pour l’homme) [1], et j’ai eu mon compte d’adrénaline inutilement répandue, pour des activités qui n’étaient pas spécifiées dans la « fiche technique ». On aime toujours gueuler après coup contre l’État qui n’aurait pas assumé ses responsabilités dans l’affaire Ébola par exemple, mais concrètement, dès que le boulet est passé, on abaisse le niveau de vigilance, et l’on passe pour un rabat-joie dès qu’on rappelle les principes de précaution élémentaires. À côté de ça, tout le monde fait six caisses de la prévention contre le paludisme, y compris en cette saison sèche où vous ne voyez pas la queue d’un moustique (mais je suppose que l’industrie pharmaceutique paie les éditeurs de guides et les agences pour en rajouter une couche dans ce domaine, ce qui n’empêche pas que cette bestiole tue bien davantage de bipèdes que l’hippopotame, je vous l’accorde). C’est comme ça… C’est cependant un beau voyage où j’aurai appris, car j’ai cette faculté de m’intéresser à tout, même si a priori je suis plus à l’aise face au Rhinocéros de Dürer que face à un rhinocéros de chair et d’os ! Je suis allé me geler dans l’hiver austral, avec 15 nuits sous tente, dont dix par un froid quasi-polaire (en gros jusqu’au tropique du Capricorne et même un peu plus au Nord), et 5 en hôtel. Je n’ai trouvé aucune commisération chez mes amis ou parents restés en France : quand je me plaignais du froid, je n’ai reçu que des reparties ironiques du style : « Tu en as de la chance » ! Salauds ! Pas étonnant que les Européens aient inventé des choses pas gentilles pour les juifs ou les femmes comme le nazisme ou le manspreading, vu la façon dont on traite un camarade innocent qui souffre du froid ! Pendant ce voyage j’ai fait des rêves relatifs à Catherine, et pensé souvent à elle. J’ai mieux compris en quoi un voyage permet de déconnecter au sens propre (plus d’ordinateur, presque plus de mails). J’ai fait peu de lectures littéraires sur place, car j’avais déjà 3 guides de voyage à lire, et puis la nuit tombe tôt en hiver ou sous les tropiques, et la lecture à la lampe frontale est un sport de combat dont les règles m’échappent. En général, vous tenez deux pages, quatre si le livre est vraiment intéressant, puis vous abandonnez de façon à livrer vos oreilles à la délectation de la rumeur de la savane et surtout des ronflements des tentes circonvoisines, que vous apprenez peu à peu à distinguer du barrissement du rhinocéros.

Plan de l’article
Afrique du Sud
Namibie
Botswana
Zimbabwe
Animaux
Tout au contraire, d’André Brink
En attendant les barbares, de J. M. Coetzee
Vivre à présent, de Nadine Gordimer
Comment j’ai retrouvé Livingstone, de Henry M. Stanley
Explorations dans l’Afrique australe, de David Livingstone
Dernier journal, de David Livingstone

Rollier à longs brins, oiseau national du Botswana.
© Lionel Labosse

Afrique du Sud

Lu dans le guide du Routard : « Le mot Ubuntu, émanant du concept zoulou umuntu ngumuntu Ngabantu, signifie « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ». Autrement dit, et sans dénigrer l’importance de l’individu, c’est le lien entre les hommes, la manière d’être en relation qui est fondamentale. Cette philosophie, qui a inspiré le combat de Nelson Mandela, est omniprésente au Kwazulu-Natal : dans les rencontres, les échanges, les regards… Dans notre monde où l’individualisme prend le pas sur l’altruisme, la philosophie Ubuntu s’élève comme une lueur d’espoir. Au-delà des bracelets zoulous que vous rapporterez, cette lueur sera le plus beau cadeau que le Kwazulu-Natal vous offrira. Elle continuera de vibrer en vous, comme les tambours dans les vallées lointaines » (p. 27). Je note ceci pour le thème « Seul avec tous » du programme de BTS 2018-2020. Dans le même guide : « Rainbow Nation : la « nation Arc-en-Ciel » (nation multiraciale), terme rapporté par Desmond Tutu des États-Unis où l’expression rainbow people date sans doute des années 1930 » (p. 494). Ironie du sort, l’Afrique du Sud est aussi devenue le 1er et seul pays du continent à inclure dans son multiracialisme les homosexuels, dont l’arc-en-ciel est entretemps devenu le symbole ! J’ai d’ailleurs eu l’occasion de passer l’une des deux soirées prévues dans la ville du Cap, dans un sauna gay, un des seuls d’Afrique (il y en a aussi un à Johannesbourg et à Pretoria d’après le guide Spartakus). Je n’avais pas spécialement prévu cette opportunité, conscient de l’insécurité de la ville (un degré en-dessous de la capitale, paraît-il), mais j’ai fini par m’apercevoir que mon hôtel était à quinze minutes à pied, quinze minutes à fort taux d’adrénaline cependant car comme à San Francisco, même dans les quartiers huppés, il y a des pauvres, et de loin un pauvre vous a tout à fait l’air d’un agresseur, enfin il n’y a pas de grosse étiquette au-dessus avec marqué soit « pauvre », soit « voyou » ! Pour les sceptiques, voyez le récit d’une agression ci-dessous dans Vivre à présent, de Nadine Gordimer. En tout cas, le pays détient sans doute un record dans l’échelle des richesses, car sur le front de mer du Cap, les concessions Porsche et Ferrari voisinent avec les individus les plus misérables, pour la plupart, mais pas tous, noirs.
Je n’entrerai pas dans les détails, mais pour une fois je fus ravi de cette soirée. Je reste dubitatif cependant sur la réputation de « capitale gay » qu’on veut faire au Cap, mais cela est sans doute un phénomène unique sur ce continent où l’homophobie est endémique. Sinon, sachez que la province du Cap est soumise à des restrictions drastiques en consommation d’eau, pour cause de nappe phréatique au plus bas. Pas de piscines, lavabos fermés et remplacés par des produits pour se laver les mains ; recommandations de modération à l’hôtel, etc. On s’étonne qu’il n’y ait pas d’usines de désalinisation, au moins pour les piscines. Il semble que la mer soit peu utilisée en général dans le pays, pour des raisons historiques. On pêche peu et consomme peu de produits marins.
Pour « Kaffer, Kaffir, Cafre », le guide du Routard nous apprend : « terme dérivé de l’arabe kâfir, « infidèle », « mécréant », désignant initialement les peuples noirs de la côte est de l’Afrique. Étendu par la suite par les Blancs à tous les Africains, il devient malveillant (à l’instar de « nègre » en France et nigger aux États-Unis). En tant qu’adjectif dans des composés tels que kaffircorn (sorgho) ou kaffirboom (l’arbre Erythrina caffra), cependant, il signifie simplement « africain » (par opposition à « européen »), sans jugement de valeur ». P. 495, on apprend que ce sont les Khoïkhoïs que les Portugais rencontrèrent sur la côte, peuple de pasteurs qui évinça les San, chasseurs-cueilleurs, et que les Hollandais les nommèrent « Hottentots » (bégayeurs). Aux XVIIe & XVIIIe, les « trekboers », des boers semi-nomades, sont des colons blancs qui s’installent à l’intérieur des terres, en relative harmonie avec les Xhosas [prononcer « kossa »], avec qui ils se métissent et pratiquent la polygamie (p. 497 ; cf. à ce sujet Tout au contraire, d’André Brink). J’ai également appris que le roi Chaka (1787-1828), fondateur du royaume zoulou, « réorganise également radicalement la société en transformant les rites de passage en période militaire, l’entraînement étant suivi d’un long service. Hommes et femmes sont alors incorporés dans des régiments et vivent en caserne » (p. 498). Et puis, si le ton badin du Routard est souvent énervant, j’apprécie certains jugements à rebrousse-poil des auteurs de ce guide (Alain Pallier, Olivier Page, Thomas Rivallain) : « tout comme aux États-Unis ou en Australie, l’opinion publique, qui occulte souvent les problèmes de pauvreté, de sida, de sous-éducation ou de toute autre calamité sociale se déroulant un peu plus loin que le bout de sa rue, est capable de se mobiliser en masse au moindre bébé phoque qui vient s’échouer sur une plage. Les baleines sont hyper-protégées (tant mieux), mais des centaines de milliers de personnes n’ont qu’un robinet commun dans la rue pour se laver » (p. 490). Toute la question de la protection des espèces en voie de disparition que l’on abordera dans cet article croise cette problématique, car ce qui pousse à la petite délinquance, eh bien c’est souvent la pauvreté, pardon pour le truisme. Je n’ai passé que 3 jours en Afrique du Sud, et cela m’a donné envie d’y retourner, dans des conditions qui me mettent à l’abri de la délinquance bien sûr, car le pays est quand même renommé comme un des moins sûrs de la planète. Pour faire le point, voir sur Wikipédia Criminalité en Afrique du Sud et Classement des pays par taux d’homicide volontaire. En gros, en dehors des pays en guerre, le number one mondial serait le Honduras (où je suis allé en passant au travers des balles à une époque où j’étais inconscient de ces dangers), avec 90 assassinats pour 100000 habitants, alors que l’Afrique du Sud culmine à 30 ; Zimbabwe, Namibie et Botswana entre 14 et 17. Mais pour les viols, l’Afrique du Sud est aussi dans le peloton de tête, notamment avec la pratique du prétendu viol correctif dont sont victimes les lesbiennes, comme en Inde.

Cela étant dit, les relations quotidiennes sont cordiales, et les gens sont moins stressés qu’en France. Même le simple goût pour les couleurs vives, que ce soit les maisons du quartier de Bo-Kaap à Cape Town ou bien les boules colorées de désinfectant dans les urinoirs, témoigne d’une décontraction tout sauf méditerranéenne ! Quand vous arrivez dans un endroit, on vous salue, on vous demande comment ça va, on vous serre la main, ce qui multiplie les occasions de prouver au monde à quel point votre anglais est déplorable. Les noirs se tripotent la main dans tous les sens pour se dire bonjour, à la façon des djeunes du monde entier (ça doit venir d’ici). Quand je suis arrivé de l’aéroport, par un vol différent des autres membres du groupe, le taxi qui m’a pris en charge, s’est trompé d’hôtel. Le charmant groom qui m’a accueilli m’a serré la pince et tout le toutim, mais le réceptionniste n’a pas trouvé mon nom dans les réservations. Examinant mon voucher il a constaté l’erreur sur le nom de l’hôtel. Comme le taxi était reparti, il m’explique comment y aller ; ce n’était pas très loin, mais avec tous mes bagages je n’étais pas très rassuré, car cela mettait au-dessus de moi une grosse flèche avec marqué : « touriste plein de thunes en perdition ». Le garçon m’a accompagné en traînant mon bagage sur une centaine de mètres, de façon à arriver à l’endroit où je devais tourner, et a pu m’expliquer le chemin en anglais et surtout en geste, ayant testé mon niveau d’anglais. Cette gentillesse on la constate partout. Dans l’aéroport de Johannesbourg où j’ai passé près de huit heures au retour, les vendeurs et vendeuses s’amusent, chantonnent, et vous accueillent avec le sourire. J’ai utilisé ce temps pour faire l’acquisition d’une cravate ornée de lions. J’avais repéré une marque qui avait ce que je voulais, mais la seule avec des lions n’était pas en soie. La seule en soie n’était pas qu’avec des lions, mais avec un pot-pourri d’animaux. Je finis par dégoter une boutique uniquement dédiée aux cravates, évidemment européennes, mais j’aperçois dans un coin les mêmes cravates locales, avec un choix plus grand. Elle n’a pas le lion en soie, mais un beau lion quand même, et un pot-pourri en soie pas trop mal. Je me décide pour les deux, et quand je tends ma carte bancaire, elle voit mon prénom, fait le rapprochement avec l’animal totem, est pétée de rire, mais gentiment. Typique de cet état d’esprit décontracté ! Cela dit, en Afrique du Sud et en Namibie, on ne peut que constater que l’immense majorité des entreprises est possession de blancs. Il faudra encore quelques générations pour que les richesses se métissent vraiment… L’Afrique du Sud se caractérise par le multilinguisme correspondant à sa devise : « L’unité dans la diversité » [2]. Il y a onze langues officielles, sans compter les langues parlées par les immigrés. Aucune de ces langues n’est majoritaire. Wikipédia nous apprend que « En troisième place arrive l’afrikaans avec 14 % de locuteurs maternels. Mais comme elle est employée en seconde langue par plus de 30 % des citoyens sud-africains, elle est indirectement la deuxième langue la plus parlée du pays ». Je croyais naïvement que c’était la langue principale… L’anglais est la langue véhiculaire, parlée par 85 % de la population et utilisée dans l’enseignement supérieur. L’afrikaans avait été décrété langue officielle à la place du néerlandais en 1925. Les sud-africains passent facilement d’une langue à l’autre ; surtout les noirs, comme le révèle Nadine Gordimer. J’ai visité surtout la péninsule du Cap, et jeté un œil sur les hauteurs de la ville, la Montagne de la Table au premier chef, d’où l’on aperçoit Robben Island, prison de Mandela et autres chefs de l’ANC. Que vous dire ? Le cap de Bonne-Espérance n’est pas la pointe sud de l’Afrique, mais sud-ouest, et en tout cas un point fameux pour l’histoire des civilisations. C’est une jolie balade, où l’on voit des babouins et des autruches, qui figurent d’ailleurs sur une stèle dans un mirador de la Seconde Guerre.

Welwitschia mirabilis, plante endémique de Namibie.
© Lionel Labosse

Namibie

Dès que nous eûmes passé la frontière au niveau du fleuve Orange, qui zèbre l’Afrique du Sud quasiment d’un océan à l’autre, nous étions dans un autre monde. Le fait que la Namibie soit un pays neuf issu d’une scission avec l’Afrique du Sud en 1990 avait complètement échappé à ma mémoire, alors que j’avais 24 ans quand ça s’est produit. Le pays est un vaste désert, grand comme presque la France mais peuplé de moins de 3 millions de personnes. À sa frontière nord-est, la Bande de Caprivi, excroissance en forme de pénis en érection – la géographie officielle préfère le terme politiquement correct de panhandle, « queue (ah !) de poêle (bah !) » pour ce type de péninsule entourée de terre et non d’eau – est une curiosité due à l’époque coloniale : le « traité Heligoland-Zanzibar signé le 1er juillet 1890 entre l’Empire allemand et le Royaume-Uni […] permet à la colonie allemande du Sud-Ouest africain d’accéder au fleuve Zambèze et donc au reste de l’Afrique australe ainsi qu’à l’océan Indien » (Wikipédia). Cette bande offre à la Namibie une frontière avec la Zambie & le Botswana, et à 200 mètres près avec le Zimbabwe, car elle confine au triangle d’or entre Zambie, Zimbabwe & Botswana. La route goudronnée qui scie ces 450 kilomètres est d’une rectilignité déconcertante, mais guère plus que les routes qui strient le sud du pays, dont le point culminant, peu photogénique, n’est qu’à 2573 mètres (massif du Brandberg & Königstein). Je me suis amusé à photographier un panneau de limitation de vitesse à 120 km /h sur une de ces routes de deux voies sans séparation, à l’heure où en France on limite la vitesse à 80 km / h sur ce genre de route… Sauf que bien sûr ce n’est pas la même chose sur une route des Cévennes qui slalome entre les châtaigniers ! Pour la petite histoire, notre unique crevaison lors de ce trajet de 4000 km, eut lieu au sud de la Namibie, un dimanche matin, heureusement à 25 km d’une bourgade. C’était une double crevaison, deux pneus arrière, et cela sur une route goudronnée, alors qu’après nous n’eûmes aucun problème sur des pistes improbables. L’une des deux roues de secours du véhicule était malheureusement inadaptée à l’essieu, et nous eûmes la chance qu’un garagiste de la ville la plus proche accepta de nous dépanner ce dimanche. Mais en ce qui me concerne, comme nous venions de passer nos deux premières nuits sous tente, après avoir recouru à toutes les permutations de tout ce que mon sac comptait d’habits pour le haut du corps, j’en étais arrivé à la conclusion que l’achat d’une couverture pas prévue par notre voyagiste qui avait pourtant étiqueté ce voyage comme « confort », était indispensable à ma survie. Or si tant que nous étions en Afrique du Sud, les supermarchés se succédaient tous les 50 km, bien que la partie de la province de Cap-Nord qui relie Le Cap à la Namibie soit désertique, dès la frontière franchie et pendant mille kilomètres, les supermarchés disparurent subitement ; nous étions en Afrique ! Et moi qui avais besoin d’un produit si exotique sur ce continent : une couverture ! Je venais de lire Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux, livre consacré à une critique des hypermarchés, et je formulai soudain des vœux pour consacrer le reste de ma vie à l’apologie des hypermarchés. Je suis prêt dorénavant à manifester pour que l’on subventionne quelques exemplaires supplémentaires de ces figures de proue de la civilisation en plein milieu du Sahara et de l’Antarctique ! À l’arrivée à Sossusvlei, la supérette du camping ne proposait aucune couverture, mais j’eus la chance de dégotter un sweat très léger de couleur rouge, le seul vêtement à manches relativement adapté aux températures de l’hiver austral qui constitue la saison touristique (parce qu’on voit mieux les animaux). Sachant que la couleur rouge est avec le blanc l’une des deux couleurs déconseillées en safari car paraît-il ce sont les deux couleurs que perçoivent les mammifères… (cf. ci-dessous). Bref, un gros travail semble encore nécessaire au niveau marketing dans ce pays. Il y a de l’argent à se faire, amis Namibiens ! Puisqu’on est dans les magasins, arrêtons-nous-y pour y trouver quelques spécialités locales. Le biltong est de la viande séchée de différents animaux, en espèces de saucisses. On les suspend à l’air, comme une sorte d’étrange lierre couvrant le mur (cf. mes photo) ou on les vend en sachets, ainsi que d’excellents et variés fruits séchés. Mais j’avance trop vite. J’ai pu contempler le Canyon de la Fish River, qui n’est pas sans rappeler le Grand Canyon de l’Arizona, car en dimensions, il est le dauphin de ce dernier.
Parmi les merveilles végétales de la Namibie figure la Welwitschia mirabilis, plante découverte en 1859 par un Européen qui lui donna son nom. Elle n’a que deux feuilles qui se dilacèrent, et date de la nuit des temps. Friedrich Welwitsch a également découvert le concombre du désert, ou « !nara » (Acanthosicyos horridus), qui constitue une nourriture essentielle pour les habitants (les Topnaars), les chacals & les insectes (je n’en ai pas vu). La lettre « ! » constitue l’un des 4 clics principaux des langues à clics parlées en Afrique australe, sans parler du Juǀʼhoan, qui contiendrait 48 clics ! L’homosexuel parisien n’éprouve aucune difficulté pour ce clic, qui lui vient naturellement quand un vieux se met à le mater pas discrétos alors que lui est justement en train de mater discrétos un jeune.
J’ai vu souvent (et combien mitraillé !) l’aloe dichotoma, arbre à carquois ou « kokerboom », « quiver tree », aloès endémique de Namibie, ainsi nommé parce qu’il sert à fabriquer des carquois chez les sans (nom actuel donné aux bochimans, ancien nom considéré comme colonial). L’acacia erioloba ou « camel thorn » est un acacia de la famille des Mimosaceae, avec des épines – qui vous feront hurler si vous montez votre tente dessous et que vous allez pisser la nuit au radar sans enfiler vos croquenots –, des petites fleurs jaunes et des gousses courtes, vertes, courbées. Typique du paysage des dunes de Sossusvlei en Namibie (avec la versions arbres morts, mais non fossilisés, qu’on trouve dans la cuvette de Dead Vlei). Autre légumineuse, le mopane est un arbre extrêmement répandu, dominant dans le parc national d’Etoscha. Résistant aux termites, il est employé en construction. On le reconnaît facilement à ses feuilles en ailes de papillon, et la dégustation de ver mopane est un must en Namibie, auquel j’ai échappé ! J’ai pris une photo malheureusement floue que j’ai dû supprimer, mais l’article de Wikipédia vous renseignera. Le Botswana présente quelques exemplaires de l’arbre à saucisses, malheureusement peu comestibles. Je n’ai pas vu de marula (sclerocarya birrea), arbre dont les fruits sont consommés en graines et utilisés pour fabriquer la liqueur sirupeuse Amarula, gadget de l’industrie sud-africaine de l’alcool inventé en 1989. Ces industriels ont sans doute payé les auteurs de guides, car j’ai été trompé par cette quasi pub clandestine trouvée à la page 46 du Petit Futé sur le Botswana : « Cette liqueur crémeuse est très populaire et se savoure au dessert ou comme digestif. Elle est fabriquée à partir du fruit du marula, un arbre qui pousse dans le nord du Botswana. Vous aurez peut-être l’occasion de le croiser au cours d’un game-drive, si les éléphants ne sont pas passés avant pour le dépouiller car, tout comme nous, ils raffolent de ce fruit. Ce dernier fermente directement dans leur estomac, et parfois, on peut voir des éléphants marcher en zigzag, pompettes après un marula de trop ! » Ce publi-reportage n’a aucun rapport avec la réalité : ce produit industriel a un goût insipide de Baileys (pardon si vous aimez ça), et n’a rien à voir avec le Botswana. Il ne sert qu’à enrichir les industriels sud-africains. Je me suis fait piéger et j’ai acheté dans ce pays une bouteille de cette liqueur pour la faire découvrir à un ami, sans avoir lu, écrit en petit sur l’étiquette, « made in South-Africa », et sans lire l’article de Wikipédia… Puisque nous en sommes aux végétaux, sachez qu’en Afrique du Sud et en Namibie, je fus enchanté de rencontrer pour la première fois l’original du figuier des Hottentots, cette succulente invasive qui prolifère dans le bassin méditerranéen, mais qui, comme son nom l’indique, est originaire d’Afrique australe. J’ai appris par Wikipédia qu’on fait une confiture du fruit qui ressemble à une figue, mais de façon artisanale sans doute, et je n’en ai pas trouvé. La Protea cynaroides est l’emblème national, avec le springbok. Il existe aussi une variété d’euphorbe vénéneux, très différente de l’euphorbia virosa qu’on y trouve aussi, l’euphorbia damarana, qu’il ne faut pas utiliser pour faire un feu de bois car même sa fumée serait fatale. Le parc d’Etoscha inclut aussi un étonnant désert de sel : le pan d’Etosha.

Le guide Lonely Planet nous apprend que dans ce pays, « En 2016, les femmes occupaient le chiffre impressionnant de 43 sièges sur 104 à l’Assemblée nationale. De même, elles sont de plus en plus nombreuses à accéder à des postes ministériels, grâce à la « politique du zèbre », un système de parité à la tête de chaque ministère mis en place par le parti au pouvoir. Néanmoins, dans le secteur privé les femmes demeurent sous-représentées aux postes décisionnels. » (p. 231). Les villes, qui sont rares (tout le sud du pays n’est qu’un immense désert, strié de routes droites pendant des centaines de kilomètres sans la moindre maison), ont souvent des noms exotiques à consonance germanique, colonisation oblige, ainsi la ville de Grootfontein par exemple, laquelle m’inspira ce quatrain grâce auquel j’espère faire mon entrée à l’Académie française :

« Un touriste pressé échoue à Grootfontein
Le sac plein de postcards, direct chez la postière.
D’icelle la coiffure himba couvre le sein
Qui de son corps jaillit telle une termitière ».

Les pinailleurs auront remarqué la rime fausse, que j’appellerai en l’occurrence rime belge, pour des raisons purement anecdotiques inutiles à expliquer.
Tiens, puisqu’on est dans les poèmes et la poste, voici celui que j’ai posté à l’ami Robert. Pour info, chers touristes, j’ai posté de Namibie deux lots de cartes. Celles que j’ai déposées en personne dans la poste de Swakopmund, sont arrivées en une dizaine de jours ; celles que j’ai déposées dans la boîte en bois d’un camping à l’intérieur du parc d’Étosha, donc un lieu hyper touristique, ont mis 2 mois à arriver ! Le facteur du parc n’est pas le léopard ! Et une amie partie à la Toussaint m’a envoyé d’Afrique du Sud une carte avec un cachet daté du 17 octobre 2018, que j’ai reçue… le 13 juin 2019, huit mois, record battu ! L’écologie punitive a sans doute obtenu que les courriers internationaux ne transitent plus par avion, mais à dos de tortues !

« Que de queues, que de queues, dans le parc d’Étosha
L’éléphant en a une au dam de Cyrano
Le guépard en a long orné de tant d’anneaux
Mais le titre caudal au roi Lion échoit ! »

La seule vraie ville (enfin un truc avec des supermarchés, une poste, des hôtels…) que j’aie traversée en Namibie était Swakopmund, ancienne station balnéaire coloniale, parsemée de vestiges d’époque. C’est le seul endroit de mon circuit où j’aie pu nager dans quelque chose qui ressemblait à une piscine, très révélatrice d’un certain état d’esprit. C’était dans une sorte de complexe sportif, hôtelier et d’affaires, où la piscine était constituée de deux lignes seulement, accessibles sur réservation et à un tarif prohibitif. J’ai pu y aller en tant que client de l’hôtel, et bien qu’il y eût un vestiaire hommes et un pour les femmes, avec deux douches et plusieurs casiers, on m’a refusé l’accès alors qu’une nageuse (blanche) avait réservé le créneau, et j’ai dû nager seul dans cette « piscine », tant pis pour faire connaissance avec les locaux ! À part ça, vive le sport et vive la démocratie ! Ce n’est pas demain la veille qu’un Namibien aura une médaille de natation aux J.O. !
Les himbas et les héréros sont deux des peuples anciens de la Namibie actuelle. Les héréros sont connus pour avoir été victimes de ce que d’aucuns considèrent comme le 1er génocide du XXe siècle, le massacre des Héréros et des Namas. Serge Bilé y consacre le 1er chapitre de son essai Noirs dans les camps nazis, et pointe la responsabilité de Heinrich Göring, le père du haut dirigeant nazi Hermann Göring : « Heinrich Goering a recours, pour remplir sa tâche, à des méthodes expéditives : déplacement des populations parquées dans des réserves raciales et réduites en esclavage, exécutions sommaires en cas de résistance et confiscation systématique des terres et du bétail » (p. 8). Anecdotiquement parlant, les femmes himba se baladent avec les mamelles à l’air (d’où ma très élégante épithète homérique ci-dessus : « en forme de termitière »), tandis que les femmes héréros arborent actuellement une tenue très habillée, paraît-il inspirée de la tenue féminine protestante, avec un chapeau à cornes fort exotique et si peu africain pourtant ! Quoi d’autre sur la Namibie ? J’ai vu dans deux endroits des prétendues peintures rupestres, visibles sur des rochers qui ne sont pas des grottes, mais inclinés de façon à être à l’ombre. Des guides locaux grassement payés (droit d’entrée + pourboire) vous servent des explications fumantes selon lesquelles ces peintures d’animaux ou d’humains vieilles de 1000 ou 2000 ans indiquaient qu’il y avait de l’eau par-ci, ou des buffles par là. Ah bon, mais alors dans ce cas, on les effaçait et les refaisait trois fois par mois, non ? Mauvaise question ! Bon, je vous renvoie à l’article sur la Dame blanche (qui représenterait en fait plutôt un chaman), une peinture plus sérieuse du massif du Brandberg.

Couple de phacochères dégustant tendrement une canette de soda.
© Lionel Labosse

Botswana

J’ai trouvé le guide du Petit Futé sur ce pays particulièrement intéressant. Voici quelques extraits.
« En 2013, Transparency international élève le Botswana au rang de pays le moins corrompu d’Afrique » (p. 59). Un an après l’indépendance (1966), « avec la découverte des premiers diamants en 1967 à Orapa, le Botswana est lancé dans une rapide transformation. Cette manne providentielle propulse le pays dans une grande croissance économique, passant du statut d’une des 20 nations les plus pauvres du monde à l’un des plus riches États du continent africain » (p. 66). La ville de Jwaneng fut le lieu de la découverte dans les années 1970 du « premier site du monde pour la richesse et la qualité de ses gemmes » (p. 70). « Le tourisme est devenu le second secteur économique en termes de rentrée de devises, derrière les diamants » (p. 69). Le gouvernement joue un rôle important dans le développement du tourisme, en favorisant les petites structures et les normes environnementales, l’énergie solaire, les concessions communautaires ; et les terres appartiennent toujours au gouvernement » (p. 72).
Nous avons fait deux incursions dans ce pays, pour visiter le delta de l’Okavango, ce fleuve qui se jette dans… le désert ! et le parc national de Chobe, réputé pour être la réserve la plus riche en éléphants d’Afrique, et un des meilleurs endroits pour observer les animaux depuis le fleuve éponyme. Effectivement, je dois reconnaître que mis à part le point d’eau au parc d’Etoscha, ce fut un grand moment, et bien entendu mon appareil photo tomba en rade de batterie, alors que je me félicite justement que cet appareil miracle ait une batterie d’une autonomie extraordinaire. Allez savoir pourquoi, alors que je l’avais rechargé deux jours avant, il tomba en rade juste à cet endroit-là, juste le jour où nous vîmes enfin des hippopotames hors de l’eau entre autres ! La scoumounie, moi je vous le dis ! Grâce aux explications de l’infatigable speaker du bateau dans son anglais excellent, nous admirâmes le ballet des éléphants qui passent leur journée à arracher de l’herbe, à secouer avec leur trompe chaque touffe d’herbe pour la purger des parasites, avant de l’ingurgiter, ce qui préserve leurs dents & leur longévité. Les éléphants nagent pour rejoindre les îles, ce qui les débarbouille et révèle leur véritable couleur, plus sombre que le gris habituel. Nous vîmes un hippopotame se mêler à un troupeau d’éléphant, et se faire éconduire par un éléphant, tandis que des éléphanteaux s’amusaient comme des gamins. Pour revenir au delta, la richesse de l’avifaune y était exceptionnelle. J’ai laissé parmi mes photos, des photos floues d’oiseaux rien que pour admirer les couleurs vives de plusieurs d’entre eux. Les aigles pêcheurs (pygargue) haut perchés surveillaient notre course de loin en loin, tandis que les crocodiles se doraient la pilule sur les rivages, pour se réchauffer car ces reptiles ont par définition le sang froid. Ces bestioles se nourrissent d’un gnou ou d’un touriste tous les trente-six du mois, puis le digèrent pendant des jours et des jours. Lire cet article.

La danse de l’éléphant secouant sa salade quotidienne.
Parc national de Chobe.
© Lionel Labosse

Zimbabwe

Le moins qu’on puisse dire est qu’en entrant au Zimbabwe par le poste frontière venant du Botswana et du parc national de Chobe, on est vite mis au parfum. Nos guides nous ont permis d’éviter 5 heures de queue pour la modique somme de $5 par tête, $50 pour le groupe, en plus des $30 dollars du visa. Nous n’avions eu aucun souci dans les trois pays précédents, dont les frontières se franchissent facilement & sans visa. L’Afrique du Sud pose juste des conditions draconiennes pour les mineurs, même s’ils voyagent avec leurs parents, mais les formalités sont connues et prévues avant le voyage. Et voilà qu’à ce poste frontière pourri, un goulot d’étranglement est artificiellement créé. L’imposition d’un visa est déjà un frein évident au développement du tourisme, mais si on y ajoute ce genre de pénibilité, il est évident que ça se sait vite et qu’une partie des touristes, qui dépenseraient largement plus de $30 lors de leur séjour, sont découragés. Mais l’avidité à court terme des cloportes qui gravitent autour du pouvoir y trouve son compte. Il y avait semble-t-il un seul employé pour tamponner les visas, alors que la file d’attente a priori n’était pas si impressionnante. Mais les rares (touristes et Zimbabwéens traités également) qui n’étaient pas au courant du plan B devaient patienter 5 heures et voir les autres les doubler inexorablement. Cela dit, quand on constate qu’en France, leader mondial de l’accueil des touristes, la SNCF refuse de vendre des billets, on sait que le cloporte est l’insecte le plus pullulant au sein des administrations du monde entier ! En fait, le dollar Zimbabwéen a tellement perdu de sa valeur ces dernières années, qu’il a carrément été supprimé. Vous verrez parmi mes photos une collection de vieux billets, dont un billet de trillions de ces dollars. L’une des dernières photos, à l’aéroport de Victoria Falls, est une affichette humoristique & caustique expliquant qu’une personne qui aurait échangé un seul de ces billets contre son équivalent en pièces de 1 cent aurait fait fortune en revendant les pièces au prix du métal !
Je n’ai vu du Zimbabwe que les chutes Victoria, qui est un haut lieu touristique de l’Afrique australe, doté depuis peu d’un aéroport international, qui ne dessert pour l’instant que l’Afrique du Sud et quelques capitales locales. Nul doute qu’en supprimant ce visa et cette prévarication à la petite semaine, le pays ne puisse augmenter le flux touristique, et éviter l’immigration des plus doués de ses ressortissants en Afrique du Sud, ce qui engendre un rejet qui forme le sujet central du roman de Nadine Gordimer. Victoria Falls, la ville construite auprès des chutes, est un lieu prospère et accueillant, où le touriste est juste un peu la proie des vendeurs d’artisanat (mais d’une façon supportable). Les sculptures en bois, en pierre ou autres, sont impressionnantes, et je pense que vu l’intérêt des chutes et l’afflux touristique, la ville draine tout ce que cette région de l’Afrique, des Congos au Mozambique, compte d’artistes talentueux. J’ai d’ailleurs une grande nouvelle pour la France et pour Paris : j’ai posé pour une grande statue de moi en marbre de 11 mètres de haut et de 28 tonnes, dont je compte faire cadeau à la ville de Paris ; elle n’aura qu’à payer les modiques frais de conception (je n’offre que le droit à l’image), de transport et d’installation (12 ou 13 malheureux millions d’euros, pots-de-vin inclus). J’ai pensé faire ériger cette statue juste à côté des tulipes de Koons, ou bien place Jan-Karski comme le suggère un lecteur bien intentionné… Sinon quoi dire ? Il vous en coûtera dans les $30 pour visiter les chutes à pied. Jolie balade, un peu humide en été austral sans doute, mais en hiver austral (août), le débit est plus réduit, et vous n’êtes aspergé de brume que sur quelques dizaines de mètres (donc pas très utile d’acheter à cette saison la cape de pluie qu’on vous propose à l’entrée). Il n’est pas forcément avantageux d’y aller le matin, car la brume se dissipe en milieu de journée, enfin à vous de voir. On vous propose des tas d’activités onéreuses, telles que le survol en hélicoptère pour $300. Je ne l’ai pas fait car à la fois radin & écolo, mais les camarades m’ont dit que ça valait le coup, et je me suis rendu compte en visitant ces chutes longues de 1,7 km, qu’on n’en voit que des portions, et que seule une vision de haut permet de comprendre le site… J’ai opté aussi, en vieux débris que je suis, pour le « canopy tour » (plus pépère que le saut à l’élastique ou « benji » !), qui consiste en un parcours de tyrolienne, et cela vous permet de voir le début des gorges où le Zambèze poursuit son parcours après ces chutes. Mais vous pouvez aussi vous rendre sur les lieux juste pour boire un verre (c’est le café qui a vue sur le pont des chutes).

Animaux

J’ai photographié en Afrique du Sud et en Namibie des damans (procavia capensis), ou hyracoidea ; « rock hyrax » en anglais), espèce que j’avais connue en Palestine, et qui est citée dans la Bible. Notre guide nous a fort bien expliqué pour quelle raison paradoxale ce petit mammifère est rattaché à la famille des éléphants : c’est pour sa gestation qui dure 7 mois (alors que notre petit lapin favori se photocopie à l’arrache en 1 mois) ; il a des incisives semblables à des défenses qui poussent toujours, etc.
Le ratel est un mammifère étonnant, que j’ai observé tout simplement dans le camping du parc national d’Etoscha, et dont le Petit Futé nous apprend une caractéristique étonnante : « capable de se retourner à l’intérieur même de sa peau » ! Cette phrase énigmatique est expliquée par l’article de Wikipédia : « Sa peau est également si flasque que lorsqu’il se fait mordre au cou par un autre animal, il peut se retourner et mordre son agresseur » (p. 57). Notre cher Georges-Louis Leclerc de Bouffon (1707-1788) aurait dit que contrairement au hamster, il n’est pas nécessaire de mettre du chatterton autour du ratel quand on l’encule ! Voir ce que nous en apprend Livingstone.
Côté oiseaux, le rollier à longs brins est, ou plutôt fut l’oiseau national du Botswana, mais il paraît que l’outarde kori l’a remplacé à ce poste, et Wikipédia annonce plutôt le zèbre ! Le pygargue vocifer, ou aigle pêcheur, avec son plastron blanc, est l’oiseau national de la Zambie et du Soudan du Sud, mais j’en ai vu & photographié de beaux exemplaires dans le delta de l’Okavango. Le touraco concolore, « Grey go-away-bird » en anglais, est une sorte de huppe grise, reconnaissable à son cri bizarre, peu harmonieux et difficile à évoquer par des mots ! J’ai eu la chance d’en photographier un de près, mais pas en entier. Le cormoran est bien plus connu, et sa robe noire le rend peu photogénique, mais il a des façons de contourner son cou qui compensent ces défauts (cf. mes photos). J’ai une photo de loin du gonolek rouge et noir, avec son admirable plastron rouge, et aussi une floue d’un alcedo cristata.
Le phénomène animal qui m’a le plus étonné pendant ce voyage est l’existence d’habitats collectifs d’oiseaux, que ce soit l’énorme nid construit sur un arbre ou sur un poteau, du républicain social (« philetairus socius » ; « sociable weaver » en anglais, ce qui l’apparente aux « tisserins » dans cette langue), qui peut accueillir jusqu’à 500 petits habitants et supporter deux guépards ! ou le guêpier à front blanc (« merops bullockoides » ; « White-fronted bee-eater » en anglais), qui vit en colonies de nids creusés sur les rives de l’Okavango par exemple.

Guêpier à front blanc, habitat collectif, Okavango.
© Lionel Labosse

L’article de Wikipédia en anglais nous apprend que les colonies de ces derniers peuvent réunir 200 individus. Voyez cette excellente fiche illustrée sur les oiseaux du Botswana et de Namibie, par Josh Engel.
C’est lors de ces deux journées passées dans le delta que nous étions censés voir des hippos de près ; hélas, nous nous contentâmes de les entendre lors d’une longue balade en mokoro, sur laquelle voilà ce que nous indique le Petit Futé : « Les bayei apportèrent notamment au delta son fameux mokoro qu’ils poussent debout à l’arrière de l’embarcation grâce à de longs bâtons adaptés à ces eaux peu profondes. Autrefois, la chasse à l’hippopotame était le geste de bravoure des Bayei. Sur les mokoro, la technique était de harponner un hippopotame et de le suivre pour l’abattre à coups de lance. La férocité des hippopotames mettait les chasseurs en danger. La crainte suscitée aujourd’hui par les pachydermes lors des balades touristiques en mokoro est donc tout à fait justifiée » (p. 82). Nous finîmes par en voir une troupe de neuf lors du retour le lendemain matin, hélas, le temps était compté car nous avions de la route, et nous fîmes un bref arrêt pour photographier ce spectacle étrange des têtes émergées (alors que contrairement à l’éléphant, l’hippopotame ne nage pas, mais piétine).

Rhinocéros, parc national d’Etosha, Namibie.
Rhinocéros et logo d’un rhino féroce pour une entreprise de déménagement.
© Lionel Labosse

En ce qui concerne les rhinocéros, la bataille autour de la question du commerce des cornes est explicitée dans cet article, avec de nouveaux arguments qui n’y figurent pas, comme les fausses cornes imprimées en 3D ou l’empoisonnement des vraies cornes. La photo que j’ai prise dans un point d’eau d’un des campings du parc national d’Etosha me rappelle un article sur Le Bocal de pêches de Claude Monet. Quel est le vrai rhinocéros ? Le rhinocéros de chair et d’os ? Le reflet de ce rhino dans la mare du point d’eau, ou l’ombre du rhino provoquée par le projecteur du plan d’eau ? Réponse : aucun des trois ! Le vrai de vrai, c’est celui du logo du rhino féroce de l’entreprise de déménagement chargée du transfert du lycée où je suis affecté à la rentrée 2018 ! (Et où le déménagement censé se faire pendant les grandes vacances, a été retardé d’un mois, ce qui nous a obligé à fonctionner dans les anciens locaux en « mode camping », dixit le proviseur ! J’ai fait le montage ci-dessus pour la photo de rentrée, exposé que je propose aux élèves depuis 3 ans (je leur projette une photo, 2 cette année, et je leur propose d’en faire autant, pour réaliser un petit exposé à partir de ce support personnel). Un élève a fait la remarque que ça ressemblait à une peinture. Bien vu ! Vous trouverez également parmi mes photos et même ci-dessous, un modeste chef-d’œuvre de l’art photographique, que j’ai intitulé Rhinoflow. Le photographe a voulu exprimer par ce flou – qui n’est pas du tout dû à la lenteur de l’autofocus de son appareil ni au hasard – ce qu’il se passe dans l’esprit du touriste quand il est confronté à la charge d’un rhino, ce qu’il voit, voire ce qu’il fait (un flux de quelque chose en lui). Mais quand il a vu ces photos, mon propre père m’a demandé si j’étais sûr de garder celle-ci, croyant à une erreur. Les grands génies sont toujours incompris ! Le rhinocéros orne l’un des magnifiques billets de 10 rands, au verso de Mandela. Voyez la collection sur ce site.

Rhinoflow
© Lionel Labosse

Alors comment ça se passe pour voir les gros animaux ? Dans la formule que j’avais choisie, nous étions dans une sorte de bus autonome spécial safaris, et nous avions déjà croisé sur la route en Namibie (je ne parle pas des manchots de la péninsule du Cap) quelques girafes isolées et des troupeaux de zèbres au moment où nous avons visité le parc national d’Etosha. J’en profite pour révéler à nos lecteurs végans que le zèbre est une espèce pullulante dont il ne faut pas hésiter à déguster le steak. Pour ma part, je n’ai goûté en fait de gibier qu’un excellent oryx au barbecue (le « braai » est une institution sud-africaine) à la sauce au poivre. Donc vous faites une sortie en fin d’après-midi avant le coucher de soleil, et une le matin, où vous croisez selon la chance, un, deux ou dix éléphants, parfois de très près, les différents types de ce qu’on désigne du nom générique d’« antilopes » : springbok, bubale, gnou, oryx, grand koudou, en assez grande quantité, ainsi que zèbres & girafes. Les autruches et outardes kori sont plus rares, et alors les rhinocéros et les lions ou plutôt les lionnes, c’est bingo, et c’est au zoom. Les hyènes et les chacals on en a vu aussi de loin (cf. photos). Les babouins, mangoustes, écureuils, ça pullule (mais pas forcément dans tous les parcs).
Le pangolin, spécialité locale, je n’en ai pas vu la queue d’un, sauf sur une affiche de protection (si vous dénoncez un trafiquant de pangolin, vous pouvez vous faire de la thune !) Pourtant, c’est une curiosité méconnue (voyez sur Google) que le chapitre « Le pangolin et le phatagin » de l’Histoire naturelle des animaux de notre ami Buffon, qui commence par cet immortel paragraphe : « Ces animaux sont vulgairement connus sous le nom de lézards écailleux ; nous avons cru devoir rejeter cette dénomination, 1° parce qu’elle est composée, 2° parce qu’elle est ambiguë & qu’on l’applique à ces deux espèces, 3° parce qu’elle a été mal imaginée ; ces animaux étant non seulement d’un autre genre, mais même d’une autre classe que les lézards, qui sont des reptiles ovipares, au lieu que le pangolin et le phatagin sont des quadrupèdes vivipares : ces noms sont d’ailleurs ceux qu’ils portent dans leur pays natal ; nous ne les avons pas créés, nous les avons seulement adoptés ». Et l’article est illustrée d’une superbe gravure de Jacques de Sève (ci-dessous) que j’ai piquée sur Gallica. Dans l’édition de la Pléiade des Œuvres de Buffon (2007), le texte se trouve p. 882, et la gravure p. 887, mais elle est inversée (tête de l’animal à gauche) et pas tachée. J’en conclus que Gallica présente le dessin original, et non la gravure.

Le Pangolin dans l’Histoire naturelle de Buffon.
Gravure de Jacques de Sève.
© Gallica

Le phacochère, j’en ai vu à Chobe, et carrément dans le camping, j’en ai vu comme je vous vois une couple déchiqueter et dévorer… une canette de soda ! (photos). J’en ai vu aussi dans la nature. Le ratel nous en avons vu un seul vider la poubelle au camping, mais on nous a dissuadés de le caresser ! Il faut aussi compter sur le facteur chance bien sûr. Les hippos, ce fut au Botswana, parce qui dit hippo dit potame, et les buffles aussi.
Quand se pointe la bestiole de vos rêves, vous essayez de prendre vos photos en espérant que votre collègue touriste veuille bien baisser la vitre et rentrer son ventre après avoir pris sa photo, et vous faites de même quand c’est vous qui êtes du bon côté. Sinon, il faut louer son propre véhicule, mais quand même, lorsqu’un éléphant traverse nonchalamment juste devant ou derrière, il faut avoir les couilles bien accrochées ! Les girafes aussi adorent traverser la piste au milieu des voitures. Maintenant, le spectacle magnifique c’est quand même le point d’eau, surtout la nuit. Il faut voir le défilé ininterrompu des animaux qui viennent boire. Si les éléphants, zèbres et antilopes peuvent cohabiter au bar le jour, la nuit (malheureusement une seule nuit, et avec départ à l’aube le lendemain, donc pas de possibilité de rester des heures, plaisir du voyage organisé…) ils se succédaient comme des artistes de cirque. Déjà cinq éléphants. Entracte. Un rhinocéros, ou plutôt trois, avec son ombre et son reflet ! Entracte. Une hyène tente une entrée façon Coyote, sur la pointe des pattes, ose à peine s’approcher. Un chacal la dérange, elle rentre dans les coulisses ; le chacal itou, craintifs ; entracte. Autre rhino. Pointe du nez de la hyène. Le rhino se barre. La hyène avance à pas de loup vers l’eau, lape une fois, regarde à gauche, lape, mate à droite, se barre. Autre hyène. Etc., etc. Je renonce et tente de dormir, et le lendemain les camarades m’apprennent qu’à peine étais-je parti que sont arrivés une rhino et son petit ! Même en plein jour, les hyènes sont quand même rigolotes à voir, elles semblent tout droit sorties des contes de Birago Diop, et l’on croit voir Bouki-l’Hyène qui s’est pris un coup de patte du lion sur les hanches & traîne douleur et rancune ! Nous n’avons vu qu’une fois un léopard, ou plutôt des léopards, le matin à Chobe, mais là évidemment nous n’étions que 8 véhicules autour. Pourtant les guides empruntent tous des chemins différents, mais dès qu’ils croisent un gros chat, ils battent le rappel. En fait de lion, on ne croise bien sûr que des lionnes, ce qui n’empêche pas les auteurs des animaux empaillés magnifiques de l’aéroport de Victoria Falls d’avoir choisi un lion mâle… Cela dit un touriste m’a dit qu’ils en ont vu un. Nous en avons aussi vu une de loin lors d’une balade à pied dans l’Okavango, raison pour laquelle je n’étais pas rassuré. Quant aux éléphants que nous vîmes dans cette balade à pied, là aussi c’était de l’adrénaline inutile, car nous ne les approchions pas pour raison de sécurité, et les voyions à peine dans les herbes, alors que deux jours avant nous en avions mitraillé à deux mètres du bus ! Quant à la sécurité, le guide a l’habitude et nous dit ce qu’il faut faire, mais un des villageois qui nous conduisaient en mokoro nous a appris entre la poire et le fromage que son oncle était mort la veille, piétiné par une éléphante ; ils ne savaient pas pourquoi elle avait chargé. J’ignore si c’est une histoire qu’ils racontent à chaque fournée de touristes, mais c’est moyennement cool ! Sachez que les déjections d’éléphants sont de grosses balles d’herbes, qui peuvent se manipuler sans se salir, car ces pachydermes rejettent presque tel quel ce qu’ils ont ingurgité dix-huit heures par jour. Les femmes enceintes en tireraient profit, et mises au feu, elles éloigneraient les moustiques… Les termites les colonisent volontiers, les babouins les dégustent, et pour peu que la déjection soit dans un coin isolé, elle peut servir de fondation à une future termitière ! Vous trouverez facilement des articles sur l’énergie produite à partir de ces déjections, etc. Bref, qu’attendons-nous pour peupler d’éléphants nos forêts et le bois de Boulogne ?

Nid de républicain social (Philetairus socius ; sociable weaver).
© Lionel Labosse

Parlons littérature

Je ne partais pas de zéro en littérature sud-africaine, ayant déjà lu un pavé d’André Brink et le fameux Un long chemin vers la liberté (1995) de Nelson Mandela, que j’avais lu en version abrégée de l’École des loisirs, et que je lirais bien à nouveau en version intégrale. Comme d’habitude j’ai été fidèle aux grandes marques, Nobel ou autres, avec parfois des déceptions !

Tout au contraire, d’André Brink

D’André Brink j’avais lu il y a fort longtemps un de ses premiers romans, Au plus noir de la nuit, que j’aimerais relire maintenant. J’ai choisi un roman historique plus récent, dont l’action se passe au XVIIIe siècle. Un Français exilé pour sauver sa peau en Afrique australe, Estienne Barbier, devient un aventurier. Il s’agit d’un personnage ayant réellement existé, et Brink s’est inspiré d’un ouvrage en anglais ; il existe à l’heure où j’écris ces lignes un seul article sur cet homme, sur Wikipédia en Afrikaner, qui ne contient pas le nom d’André Brink ! Cet aventurier raconte ses aventures à la veille d’être exécuté, et les raconte dans le plus grand désordre. Une « Jeanne le suit dans ses aventures, déguisée en garçon. Elle est tellement faite pour le rôle qu’il faut qu’elle se déchire le pantalon pour qu’un homme de la compagnie s’en rende compte en voyant son entrejambe à travers la déchirure : « Petit, jamais de ma vie je n’ai vu un homme avec un si long trou du cul » (p. 22). Il fait connaissance avec l’intérieur des terres, et nous apprend certains faits : « ceux qui sont sur des fermes en location et qui, étant nés dans la colonie, se donnent le nom d’Afrikaners et semblent habités d’une méfiance profonde à l’égard de toute personne et de toute chose venant de Cabo » (p. 31). « Les signes de la civilisation européenne disparaissent au fur et à mesure qu’on s’éloigne de Cabo. C’est encore une région sauvage ; et l’aspect le plus déprimant en est la dépravation des membres de notre race européenne qui, dans ces contrées, semblent fort peu se préoccuper de la loi et de l’ordre qu’ils sont censés représenter » (p. 32). Estienne est fasciné par le Monomotapa : « on nous parle aussi d’une nation blanche encore plus au loin, avec des cheveux verts et des vêtements faits de roseaux secs et de coton filé, ainsi que des parures de vert bleu et d’or. (Cela tout de même doit bien être un signe du Monomotapa ?) » (p. 35). Pourtant ce français n’évoque pas la fable de La Fontaine « Les deux amis » dont le 1er vers contient ce nom, vers parodié par Paul-Jean Toulet dans sa contrerime LXVI (1929) : « Deux vrais amis vivaient au Monomotapa …Jusqu’au jour où l’un vint voir l’autre, et le tapa ». L’étymologie du mot « hottentot » est explicitée par ce passage : « Et plus on s’éloigne du centre, plus la langue hottentote devient […] inhumaine du point de vue des sons et de la grammaire. Je pense qu’on peut en fait la considérer à juste titre comme un monstre parmi les langues, et sa prononciation repose sur tant de heurts et de chocs de la langue contre le palais, et sur des vibrations et des inflexions si bizarres de cet organe, qu’un étranger ne peut facilement l’imiter, et que personne ne saurait la décrire. Et on considère donc les pays où l’on parle ainsi comme des nations de bègues » (p. 37). CQFD. « On sait que dans des conditions normales un rhinocéros n’attaque pas un homme. Mais, dans ce cas précis, le lieutenant portait une veste rouge, qui immédiatement enflamma les instincts destructeurs de l’animal, qui chargea, déchira et détruisit tout sur son passage. [Herr Allemann] […] ôta sa veste rouge avant que l’animal, avec beaucoup de difficultés, ait pu arrêter sa charge grondante. Alors le rhinocéros attaqua la veste, il la lança au-dessus de sa tête avec une force extraordinaire et la mit en lambeaux avec sa corne. Les Hottentots nous informèrent que si Herr Allemann s’était encore trouvé à l’intérieur de la veste, la bête l’aurait mangé en le léchant avec sa langue rêche et hérissée de piquants, et en arrachant ainsi la chair des os » (p. 40). Le narrateur revient sur son adolescence et sur un curé qui lui apprend le latin en échange de « certains services manuels de ma part » (p. 84). Le narrateur se venge : « pendant un de ses moments de transport, j’attachai adroitement un lourd cadenas de cuivre pris dans l’atelier de mon père aux parties les moins saintes du saint homme » (p. 84). Brink accrédite le mythe de l’île de Gorée au Sénégal : « Je viens de la maison des esclaves dans l’île de Gorée. Ils m’ont attrapée avec mes deux frères et ma sœur. Ma sœur a été tuée parce que trop d’hommes l’ont violée. Un de mes frères a frappé le marchand qui nous a attrapés et il a été tué. L’autre a sauté dans la mer quand ils nous ont chargés dans le bateau. Les requins l’ont mangé » (p. 88). Les esclaves ont d’ailleurs été sacrifiés lors d’une tempête dans le bateau du voyage aller : Et quand il ne resta rien d’autre, le capitaine donna l’ordre de débarrasser le navire des esclaves qui n’étaient pas plus à ce moment-là qu’un lest dangereux » (p. 92).
Barbier travaille pour un cousin éloigné installé en Afrique, Charles Marais, lequel distingue ses 7 enfants : « Charles me proposa d’utiliser la cuisine pour me divertir avec une esclave pendant qu’il s’amusait dans la chambre avec sa favorite de longue date, Anna de Macassar, dont il avait déjà trois enfants. C’était, m’expliqua-t-il, un bon investissement puisque les enfants, une fois adultes, seraient aussi esclaves » (p. 134). Estienne Barbier instruit les enfants, qui adorent l’histoire, même s’il la raconte à sa sauce, en se mêlant aux évènements et en mélangeant histoire et fiction. Ainsi, il se mêle au procès de Jeanne d’Arc, avec Cervantès et le Cid ! Cela nous fait comprendre que la Jeanne dont il parlait depuis le début, n’est qu’un fantasme, et l’on relit cette phrase de la p. 21 : « Je suppose que je devrais y ajouter Jeanne qui naturellement m’accompagnait. Mais sa présence ne fut jamais officiellement reconnue : et, de toute façon, elle vint déguisée en garçon selon son habitude ». Le livre inclut un beau conte, dit par Rosette, l’esclave libérée par Estienne : « Au commencement, il n’y avait qu’un conteur, et c’était une femme. […] Lentement, alors que de plus en plus de temps s’écoulait, cette conteuse continua à raconter des histoires pour combler sa solitude et faire naître un monde par la parole, un monde de plaines, de montagnes, de rivières et d’endroits secs, de forêts, de plantes grasses, d’herbe, d’oiseaux et d’animaux de toute sortes ; et à la fin, parce qu’elle souffrait toujours du besoin d’être entendue, et d’entendre elle-même une autre voix, elle créa par la parole un homme et une femme.
Pendant un temps, qui au début sembla infini, ils lui racontèrent de nouvelles histoires et elle les écouta avec étonnement et admiration. Mais à la fin, ils commencèrent à oublier que c’était la Femme qui leur avait donné la vie par ses histoires, et ils se mirent à se raconter leurs histoires seulement entre eux, des histoires d’enfants, de villes, de fermes, de bateaux, d’argent, et des histoires de faim, de cruauté et d’esclavage. Et la conteuse oubliée s’endormit d’un sommeil profond de plusieurs siècles parce qu’ils ne semblaient plus avoir besoin d’elle. Et quand, enfin, ils se souvinrent d’elle à nouveau, ils essayèrent de trouver l’histoire qui la réveillerait, mais personne ne put leur dire de quelle histoire il s’agissait. Et toutes les histoires que les hommes et les femmes ont racontées depuis ce temps ont été des tentatives pour trouver celle qui réveillerait la conteuse de son sommeil et qui rendrait au monde le bonheur qu’il connaissait assurément au commencement » (p. 207).
Le texte est volontiers graveleux ; le mot « couilles » revient souvent, par exemple lorsque le personnage-narrateur imagine qu’il a gagné son procès et que le juge suprême doit lui présenter « son volumineux postérieur » […] et que « Sous ses globes ballonnés pendaient, comme des figues de fin d’été d’une riche couleur surpassant même celle de son visage, ses misérables couilles » (p. 214). Estienne fait l’objet d’un long procès injuste pour avoir diffamé un puissant de la colonie, et après avoir constaté son échec à se défendre, il s’évade et se joint à des Trekboers pour rechercher des terres et du bétail. Il trouve le fameux Monomotapa, qui est plutôt une séquence onirique (et érotique) évoquant l’Eldorado, ce qui est conforme à la légende de cet empire, car la compagnie néerlandaise des Indes orientales faisait miroiter l’existence d’une cité de l’or à l’égal de l’Eldorado. La cité est décrite comme ce que fut le Grand Zimbabwe (le nom de ce pays a d’ailleurs le sens de « maisons de pierre » en langue shona) : « une ville de quelque quinze mille habitants » ; « les défenses extérieures se composent d’un mur de pierre de quatre pieds d’épaisseur et de dix-huit à trente pieds de hauteur qui tombe à pic dans une suite de fossés alimentés par le fleuve ». Les habitants sont blancs, couverts d’or, nus, magnifiques, et les invitent à une orgie qui dure trois semaines : « Une note des plus piquantes est fournie par la coutume locale qui veut qu’on alterne la dégustation gastronomique et la dégustation sexuelle : après chaque plat de ce banquet apparemment interminable, un entracte est offert qui comprend quelques numéros pour stimuler les sens (des vierges et des licornes, un spectacle de marionnettes racontant une histoire de chevaliers, de sarrasins barbares et d’une très belle fille du nom de Melisendra, de la musique, des danses, des tours de prestidigitation de toutes sortes) ; ensuite, un groupe de jeunes filles nubiles apparaît et on encourage les invités à folâtrer et à prendre leur plaisir avec elles – une fille pour chaque invité après le premier plat, deux après le second, trois après le troisième, et cætera –, et en conséquence les intervalles entre les plats deviennent de plus en plus longs » (p. 249). Le voyage se poursuit, à la rencontre de peuplades plus ou moins hostiles. La vision des Hottentots est raciste mais ne manque pas d’humour : « Certains défendaient l’idée qu’on pouvait considérer les Hottentots comme des êtres humains, descendant probablement des Juifs anciens (avec lesquels ils partageaient la coutume d’une sorte de circoncision, sauf que dans le cas des Hottentots il s’agissait de l’enlèvement d’un testicule plutôt que du prépuce ». Estienne évoque aussi ce qu’il nomme « ordre de la pisse » : « Cela prend la forme d’une cérémonie dans laquelle le héros s’accroupit sur une natte et tous les hommes s’installent autour de lui. La joie éclaire le visage du héros et de ses amis ; l’envie contracte les traits des autres quand l’homme le plus âgé de la communauté s’avance vers le héros et lui pisse dessus, de la tête aux pieds, et tous les autres l’imitent ; plus il y a de pisse, plus il a d’honneur » (p. 263). Belle idée pour moderniser la cérémonie de réception à l’Académie française ou l’intronisation du président de la République, non ? Le ton & la violence montent dans les relations avec les indigènes, car les désaccords se règlent avec des massacres d’Hottentots suivis de représailles. Cependant, l’un des Boers épouse une indigène qu’un chef Kabobiqua (branche des Namaquas) lui propose en gage d’hospitalité. Ses comparses sont choqués qu’il la prenne pour une vraie épouse et non une concubine : « « Tu pourrais aussi bien te marier avec un babouin », lui dit Henrik Ras. […] – Elle sait faire exactement les mêmes choses qu’une femme blanche, dit van Wyk avec désinvolture, sauf répondre. Ça me convient » (p. 271). Estienne rêve à Rosette, mais contente sa libido avec ses veuves, sans affects : « Que sont-elles pour moi ? Des femmes réduites à une collection de cons, toutes plaisantes à leur manière, intrigantes, mais des bagatelles » (p. 351). Il se venge (en rêve) d’un des responsables de la VOC d’une façon dérisoire et cruelle : « je ne vois que l’énorme derrière du procureur qui monte et descend, ses couilles qui se balancent et l’œil de cyclope de son anus béant qui me regarde. J’enfonce ma longue épée au cœur de cette cible. Il hurle comme un porc qu’on égorge. La violence de ses contorsions fait franchir à sa femme les barrières de l’extase ultime » (p. 370). Toutes ses veuves l’abandonnent, ayant trouvé à se remarier. In fine, Estienne reconnaît sa méprise au sujet des indigènes : « Maintenant, je les appelle par leur nom, Khoikhoin, le peuple-des-peuples, et plus jamais par le mot moqueur des Blancs : « Hottentots » » (p. 392). Mais il est puni dans une cérémonie qui fait écho à celle de la pisse : « Des hommes et des femmes s’accroupissent chacun leur tour au-dessus de mon corps malmené et défèquent sur moi » (p. 393). Ses derniers aveux avant l’arrivée de ses bourreaux, consistent à reconnaître aussi ses mensonges, comme la licorne qu’il prétendait avoir abattue, qui était peut-être « un oryx avec une seule corne » (p. 395) ; beau symbole des affabulations de certains voyageurs ! Le livre se referme sur 3 pages de remerciements dans lesquels l’auteur reconnaît ses dettes avec une grande humilité, parfois pour l’inspiration d’une seule phrase, et conclut : « Je pense que pour l’essentiel, le reste est inventé, mais on ne sait jamais » !

Aloe dichotoma (arbre à carquois, kokerboom, quiver tree).
© Lionel Labosse

En attendant les barbares

En attendant les barbares (1980), de J. M. Coetzee (né en 1940).
C’est le premier livre de ce prix Nobel que je lis. Il faut aller sur Wikipédia pour savoir que « J. M. » est l’acronyme de John Maxwell, mais il semble que ce soit une volonté de l’auteur de signer ainsi. Je ne saurais dire mieux sur ce livre que la courte notice de Wikipédia. Allégorie de la politique délirante de l’Afrique du Sud sous l’apartheid, dont le héros narrateur est un vieux magistrat d’une bourgade des confins de l’Empire, qui trouve absurdes les tortures infligées aux « barbares » par un bourreau venu du centre de l’Empire, et s’amourache d’une jeune « barbare » victime de cette barbarie. Il la raccompagne chez les siens, mais elle choisit d’y rester, et à son retour il est lui-même torturé, puis assiste à la débandade de l’Empire, repoussé par l’hiver et ces « barbares » sous-estimés. Comme chez André Brink, la libération de l’aliénation de l’apartheid passe par une sexualité doublement transgressive ici, puisque elle unit un « civilisé » et une « barbare », mais aussi un vieux et une jeune : « mes amis me l’avaient dit : si quelque chose pouvait faire désirer d’être envoyé dans les Marches, c’étaient les mœurs faciles des oasis, les longues soirées parfumées de l’été, les femmes complaisantes aux yeux comme des myrtilles. J’arborai pendant des années l’aspect repu d’un verrat de concours. Plus tard, ces habitudes licencieuses se tempérèrent, laissant place à des relations plus discrètes avec des gouvernantes ou des jeunes filles que je logeais parfois à l’étage, chez moi […]. Ce n’était pas tout ; il y avait parfois des moments déroutants où, en plein acte sexuel, je me sentais égaré comme un conteur qui perd le fil de son histoire. Je pensais en frissonnant à ces personnages comiques, vieillards obèses dont les cœurs surchargés cessent de battre, qui trépassent dans les bras de la femme aimée, une excuse au bord des lèvres, et qu’il faut emporter au dehors et jeter dans une ruelle obscure pour préserver la réputation de la maison. Même le point culminant de l’acte devenait lointain, ténu, étrange. Je me laissais parfois dériver jusqu’à l’immobilité, et d’autres fois je poursuivais mécaniquement jusqu’au terme. […] Mon sexe me semblait parfois être un organisme distinct de moi, un animal stupide menant à mes dépens une vie parasitaire, s’enflant et s’amenuisant selon des appétits autonomes, ancré à ma chair par des griffes que je ne pouvais détacher. Pourquoi dois-je te porter de femme en femme, demandais-je : simplement parce que tu es né sans jambes ? Est-ce que cela ferait la moindre différence pour toi si tu prenais racine dans un chat ou un chien, et non dans moi ? » (p. 76). « L’éducation d’une jeune barbare la conduit peut-être, non pas à se plier à toutes les fantaisies d’un homme – lui prît-il la fantaisie de la négliger –, mais à considérer la passion sexuelle, chez le cheval, la chèvre, l’homme, la femme, comme une réalité vitale élémentaire, aux moyens et aux fins absolument clairs ; de sorte que le comportement incohérent d’un étranger vieillissant qui la ramasse dans la rue et l’installe dans son appartement pour pouvoir tantôt lui baiser les pieds, tantôt la rudoyer, tantôt passer une nuit dans ses bras, tantôt, saisi d’une humeur maussade, aller dormir seul dans la pièce à côté, n’est peut-être à ses yeux que la preuve de l’impuissance, de l’indécision d’un homme aliéné à ses propres désirs » (p. 93). La clé de l’œuvre me semble se trouver p. 215 : « Pourquoi n’avons-nous pas pu vivre dans le temps comme des poissons dans l’eau, comme des oiseaux dans l’air, comme des enfants ? C’est la faute de l’Empire ! L’Empire a créé le temps de l’Histoire. L’Empire n’a pas situé son existence dans le temps uni, récurrent, tournant, du cycle des saisons, mais dans le temps déchiqueté de l’ascension et de la chute, du commencement et de la fin, de la catastrophe. L’Empire se condamne à vivre dans l’Histoire et à conspirer contre l’Histoire. Une seule pensée occupe l’esprit submergé de l’Empire : comment ne pas finir, comment ne pas mourir, comment prolonger son ère » (p. 216). Je vous renvoie à l’analyse d’Emmanuel Ruben sur son blog l’araignée givrée, même si je ne suis pas d’accord avec son affirmation : « Il y a donc deux formes de violation et d’animalisation de l’autre, la torture d’une part, pratiquée par le colonel Jost et les hommes sous son commandement ; d’autre part la possession physique de l’autre, pratiquée par le Magistrat ». Sous l’Apartheid, les rapports sexuels entre personnes de couleurs différentes étaient interdits, et c’est parce qu’il couche avec elle, que le Magistrat comprend la barbare et s’intéresse aux barbares. Les « barbares » du roman sont des chasseurs-cueilleurs, ce qui fait penser aux bochimans ou bushmen, que l’on appelle plutôt maintenant « san ». La description de certains d’entre eux, les malheureux qui sont les premiers faits prisonniers pas le colonel et ne se défendent pas, me rappelle les Mikea de Madagascar.

Vivre à présent, de Nadine Gordimer

Nadine Gordimer (1923-2014) fut avant J. M. Coetzee la première Sud-Africaine à recevoir le prix Nobel de littérature, en 1991. N’ayant jamais rien lu d’elle, j’ai choisi au hasard à la bibliothèque Vivre à présent, son ultime roman publié, pavé de 480 p. en édition brochée, disponible aussi en Folio. C’est l’histoire d’un groupe d’anciens militants anti-apartheid qui se retrouvent voisins dans un quartier de Johannesbourg et s’adaptent à la vie post-apartheid. Je n’accroche pas vraiment au style, car on dirait une sorte de scénario dicté tel qu’il vient à l’esprit, bourré d’informations historiques fort intéressantes si on l’aborde comme un documentaire ou un blog de journaliste, plutôt qu’une œuvre littéraire, qui plus est d’une auteure nobellisée ! Comme œuvre littéraire, il ne me laissera aucun souvenir, mais comme source d’informations, oui ! On dirait franchement un texte abandonné publié à l’état de dossier, ce qui pourrait s’expliquer vu l’âge avancée de l’auteure, mais rien ne va en ce sens sur la 4e de couverture. L’auteure semble avoir à cœur dans son dernier roman d’exposer à destination des touristes les incontournables de la tradition sud-africaine. Les personnages sont évoqués comme des silhouettes, mais on ne les voit pas vivre, il y a peu de dialogue au discours direct, et l’auteure ne nous aide pas à comprendre l’intrigue, pour peu qu’il y en ait, car l’histoire qui peut se résumer en 3 phrases n’est qu’un prétexte à émettre des opinions sur l’après-apartheid. Les personnages principaux sont Steve et Jabulile, improbable couple illégal de la période de l’apartheid, constitué d’un blanc juif de par sa mère, dont le père « un gentil, chrétien laïc non pratiquant » ne s’était pas opposé à ce « Que l’on coupe ce prépuce ! » (p. 13). Ils louent un appartement proche d’une sorte de communauté de gays, qui vivent la vie sud-africaine typique : « Le frère gay, Alan, les emmène avec son compagnon du moment dans un restaurant africain, nouvellement implanté au cœur de la ville, et qui propose des plats traditionnels à base de larves de mopane, des tripes et de l’usu avec des haricots » (p. 33). La tolérance à l’égard des gays a été une conquête progressive : « Andrew, son père, avait accepté que celui-là de ses fils fasse de l’« amour » avec d’autres hommes (oui, en entrant par le trou à merde) sa version du désir sexuel ; il ne parvenait pas à comprendre comment on pouvait se priver ainsi de l’amour des femmes, de ce repli si plein de délices dans leurs jolis corps » (p. 48). Il est amusant de lire de telles trivialités sous la plume d’une nonagénaire, qui doit forcer sa plume, j’imagine, pour ne pas paraître dépassée. La société anti-apartheid a ses coins d’ombre : « Steve avait raison au sujet de la compagnie de sécurité « Alertwatch », à laquelle la Banlieue souscrivait chaque mois ; il y avait forcément des impimpis parmi eux, des traîtres noirs qui avaient collaboré avec l’armée de l’apartheid » (p. 52) ; « Les anciens chefs des Bantoustans ne sont pas à proprement parler des impimpis du passé dans une démocratie moderne. Les gens sont libres de se souvenir d’eux-mêmes comme ils l’entendent, de la même manière que Jabulile et Steve sont des révolutionnaires devenus citoyens. La Constitution confirme tout cela. La vie normale, celle qui n’a jamais existé » (p. 56). Lorsqu’elle se retrouve à la synagogue pour la circoncision du neveu de son mari, Jabu réfléchit : « elle tente d’articuler les mots hébreux, elle qui parle au moins quatre langues en plus de l’isiZulu maternel qu’il a commencé à apprendre sous sa tutelle. Quand vous êtes noir, il vous a toujours fallu improviser des moyens de communiquer avec les blancs unilingues, elle n’aurait sans doute aucun mal à assimiler aussi cette langue ancienne » (p. 61).
Curiosité sexuelle
La sexualité est sans tabou, ou du moins les tabous sont exposés crument : « Je me suis toujours demandé. Autre chose. Pas la même chose, mais… Ce que ça fait d’avoir cette… une bite noire qui pénètre en toi. Sont-elles vraiment noires ou comme l’intérieur de leur bouche quand ils rient, et la paume de leurs mains, un peu roses, j’ai toujours voulu savoir » (p. 66) ; « La lèvre de Jabu frôle le creux de son cou, la peau la plus douce et vulnérable du corps d’un homme, avant que ne commence le papier de verre de la barbe rasée – à moins que pour les amants masculins, ce ne soit la peau de l’anus, comment une femme pourrait-elle le savoir » (p. 76). Qui aurait pu expliquer à notre amie Nadine qu’un anus ou un cou d’hétéro ressemble comme deux gouttes d’eau à un anus ou un cou d’homo ? Une amie de Jabu lui fait des confidences qui me rappellent les idées reçues de mes élèves lors des séances d’information sur la sexualité : « Une fois, je l’ai fait. J’étais folle de cet homme et il m’a dit, pour connaître tout ce qu’est, peut être, le sexe, tu dois le faire. C’était vraiment horrible Jabu – un peu de lubrifiant, de la vaseline, pour qu’il puisse me pénétrer et ça faisait mal j’avais honte j’avais comme une envie de chier il a joui tout seul sans moi. Tout ce que j’en ai tiré c’était l’idée de la saleté de cet endroit, ma saleté, qui se collait sur lui, sur son machin. Comment peuvent-ils le faire entre eux ? » (p. 113).
Traditions et progrès
Jabu étant avocate, cela nous donne accès à des analyses sur les contradictions de la nouvelle constitution entre le respect des droits modernes notamment ceux des femmes, et le respect des traditions ancestrales inscrit aussi dans la constitution, souvent en défaveur des femmes. Voir un dilemme p. 74. Un cas clinique est un procès pour agression sexuelle à l’encontre de Jacob Zuma, à l’époque vice-président de la République, au cours duquel celui-ci avait évoqué l’efficacité contre le VIH de la douche après le coït, et invoqué une coutume zouloue selon laquelle « incombe traditionnellement à l’homme, dans la culture zouloue, de satisfaire une femme lorsqu’elle lui montre qu’elle est sexuellement excitée » (p. 164). Jake est victime d’une agression, dont le récit est sans doute typique : « Arrêté à un feu rouge, alors qu’il fouillait ses poches pour donner un peu de monnaie à un mendiant penché à sa fenêtre, deux hommes poussèrent ce complice de côté et l’un d’eux pointa le museau froid d’un pistolet sur son visage. Sa voiture était une automatique, il avait un pied de libre, il accéléra pour se débarrasser d’eux et quand l’agresseur perdit l’équilibre et que son arme glissa de l’oreille vers le cou, son réflexe fut de presser la gâchette. La balle brisa une vertèbre, les hommes arrachèrent les clés du contact, poussèrent le conducteur affaissé sur le siège passager et roulèrent jusqu’à un immeuble désaffecté où ils l’abandonnèrent au milieu des décombres, avant de disparaître avec la voiture » (p. 167).
Antigone
En passant, Nadine Gordimer évoque Antigone, la version de Sophocle sans doute, montée dans l’école « Aristote » fréquentée par la fille de Steeve et Jabu : « Sindiswa incarne Antigone, cet inusable symbole de l’héroïsme invoqué en tout lieu, de tout temps, et que les camarades jouaient dans la prison de Robben Island. Dans le cas de Sindi, il s’agit d’une adaptation de cette intrigue ancienne, par les élèves d’Aristote, à l’histoire récente de l’Afrique ». […] « Puisque son père n’a pas étudié dans une école grecque, elle imagine qu’il ne sait pas. « Le frère d’Antigone Polynice a été tué et privé de sépulture par le cruel roi Créon, qui le laisse pourrir au soleil, parce qu’il était impliqué dans une sorte de révolution, Antigone est allée l’enterrer, ce qui était interdit, si bien qu’elle va devoir mourir… » Oh, l’intrigue est bien plus compliquée que cela mais sa mère et son père ont participé à la lutte contre l’apartheid, alors ils…
Il sent que Jabu le regarde, lui, pas la représentation ; comme si elle avait elle-même appris le rôle. Repense à ceux d’entre eux qui n’ont jamais su si leurs camarades avaient été enterrés, et qui avaient espéré que certaines confessions recueillies par la Commission Vérité et Réconciliation leur permettraient de retrouver et de réclamer leurs dépouilles. Exactement. « Va chercher ton frère maintenant, Sindi, il est temps qu’il rentre – et dis à Blessing et Peter que nous aimerions bien les voir. » Elle voudrait que l’éclat d’Antigone qui rougeoie en Sindi, cette fille avec laquelle leurs propres enfants ont partagé leur enfance dans la Banlieue, réchauffe le cœur des Mkize… Et Marc, Marc doit absolument venir voir une répétition, il sera stupéfait… il pourra sans doute distiller ses conseils à la troupe, sur l’adaptation de la pièce » (pp. 236 à 241).
Un détail de l’apartheid est rappelé : « Tu travailles dans une université où – l’as-tu oublié ? – les étudiants en médecine noirs n’étaient pas autorisés à disséquer des cadavres de blancs, mais où les étudiants blancs avaient le droit de disséquer ceux des noirs » (p. 261). Plusieurs pages sont consacrées à un fait divers (peut-être véridique) ayant eu lieu dans une université, une sorte de bizutage que des étudiants blancs ont fait subir à des employés noirs : « Ils méprisent tant ces hommes et ces femmes qui nettoient leurs saletés qu’ils les attirent dans un piège si immonde qu’on ne peut même pas l’imaginer. Cette bienvenue, c’était la pire des insultes ; inviter ces pauvres noirs à faire la fête avec les étudiants, les faire boire, les faire danser pour eux – et ensuite manger dans une gamelle où l’un des étudiants avait pissé. Tout est là, filmé, sur la vidéo » (p. 270 ; pour la petite histoire, le plat typiquement sud-africain dans lequel ils ont pissé est un des rares plats traditionnels, le potjiekos (p. 298)). Les personnages relient ce fait divers aux rites d’initiation, et je fais le rapprochement avec la cérémonie ondiniste racontée par André Brink… L’incident est désigné plus loin sous le terme « urination » (p. 330), synonyme de « miction », mot que je n’avais jamais rencontré jusque-là. Vu les horreurs lues dans la littérature sud-africaine de l’apartheid, l’emploi d’une hyperbole comme « piège si immonde qu’on ne peut même pas l’imaginer » est révélateur, s’agissant d’un bizutage certes humiliant, mais sans violence physique, à comparer avec les tortures infligées dans des temps heureusement révolus.

La marmite magique de notre cuisinier.
© Lionel Labosse

Un des personnages de la communauté homo vire sa cuti : « il était tombé amoureux d’une femme. Il allait s’installer avec elle : pour la première fois de sa vie. Il avait besoin d’en parler. N’avait jamais été bisexuel. C’était une révélation décisive – ils comprendraient » (p. 293). Typique de cette écriture à l’arrache de notre nobel-nonagénaire : pourquoi s’emmerder à raconter cela par le menu ? Seul le résultat compte, non ? Je relève une phrase peu adroite sur le sida : « Deux camarades – pas de la Banlieue, mais qui sont des leurs de par les liens plus vastes d’un passé partagé – ont fait leur coming out, ils prennent un traitement qui les maintiendra en vie sans développer, peut-être, le sida. » Pourquoi « peut-être » à l’ère des trithérapies ? Le roman-documentaire n’oublie rien, pas même la vuvuzela : « l’arrivée du nouvel an est un phénomène auditif, des cris de joie et des feux d’artifice lancés depuis la Banlieue et la ville, tout autour, le trépignement des tambours et les flatulences tonitruantes des vuvuzelas, clones vendus au supermarché de la corne de bœuf dans laquelle on soufflait jadis pour honorer les dignitaires de la tribu, et dont l’avatar de plastique assourdit les foules quand un but est marqué » (p. 313).
Le douloureux problème de l’immigration
Un long chapitre lénifiant nous raconte par le menu une infidélité de Steeve lors d’une conférence à Londres. À son retour, dilemme : « Tout déballer » (p. 219) ou mentir ? Au lieu de suivre la piste de l’adultère, des pages et des pages sont consacrées à un projet d’émigration de la famille en Australie. L’évocation de l’immigration illégale depuis le Zimbabwe permet de poser la question d’une manière qui ressemble étonnamment aux discussions de bisounours qu’on connaît en France, où aucun journaliste et aucun politicien – et aucun prof en salle des profs ! – à part s’il est ouvertement apparenté à l’ex-Front national, n’ose dire ce qu’il pense vraiment. Comme en France, les gauchistes vous culpabilisent toujours avec le bon vieux parallèle immigration / holocauste : « On mourait parce qu’on était juif. Les gens ici viennent du Zimbabwe où vous mourez à petit feu parce que vos propres frères vous ont tout pris et l’ont gardé pour eux, la méthode Mugabe » (p. 224). Et Nadine Gordimer n’a pas peur d’oser faire répondre par personnage interposé : « Donc on n’a pas le droit d’en parler, simplement. Tu proposes qu’on fasse quoi, mon frère. Qu’on aille tous à l’église et qu’on les invite chez nous ? Tu serais prêt à partager cette chambre ? » (p. 224). À l’heure où j’écris ces lignes, notre ami Melenchon prend une mesure stalinienne à l’égard de Djordje Kuzmanovic, membre de son groupuscule, coupable d’une pensée non-bisounours sur l’immigration. Lire cet article du Monde, et vous comprendrez pourquoi cette gauche de la gauche plafonnera toujours au-dessous de la barre des 20 % aux élections, faute d’oser débattre en son sein de cette question cruciale sans que le point Godwin soit atteint dès la première salve. Est-il rassurant de savoir que l’Afrique du Sud connaît les mêmes débats de faux-culs dès qu’on sort la patate chaude des « migrants » ? La politique de l’autruche est plus universelle en la matière que celle de l’Autriche ! Malgré la confusion de son récit, Nadine Gordimer aura quand même donné la parole à des personnages du peuple qui expriment diverses opinions facilement qualifiées de populistes (le peuple a une fâcheuse tendance au populisme) : « Cette vermine, il faut qu’ils se cassent, voetsak !, qu’ils rentrent chez Mugabe, ils sont seulement ici, ils sont seulement venus de là-bas pour voler, nous piquer nos sacs dans la rue, et honte à eux, honte à eux, regardez ce qu’ils ont fait à M. Jake. […] Les gens devraient rester dans leur pays pour arranger les choses, pas se sauver, nous on s’est jamais sauvés, on est restés au KwaZulu même quand les Boers, les blancs de la mine, payaient nos hommes une misère, même pas assez pour l’école des enfants, nous sommes restés, nous étions forts, pour que les choses s’arrangent dans le pays – si ces gens-là ne s’en vont pas, il faudra qu’on les chasse » (p. 236). C’est une noire qui s’exprime, heureusement, sinon cela relèverait de l’horrible populisme à front de taureau ! Et voilà la position de certains noirs sud-africains clairement exposée : « Tous les dégradés-de-noir, les Sud-Africains qui vivent dans les townships et les abris de fortune ; ils ne désavouent, ne rejettent pas, n’attaquent et n’incendient pas leurs frères africains comme s’ils étaient des étrangers : en dernier recours, contre leur propre condition, ils défendent désespérément les moyens, les fragments de substance, dont dépend leur propre survie. Aucun toit qui ne laisse passer la pluie et le froid, pas d’électricité, aucune intimité même pour faire ses besoins, pas de routes pour se rendre dans des dispensaires à court de médicaments, peu d’emplois cherchés sans fin par de trop nombreux demandeurs – voilà ce qu’ils possèdent, ce qui est à eux, et d’autres qui n’ont rien arrivent pour le leur disputer » (p. 237). « « Xénophobie » – c’est ce qui nous permet de ne pas voir que notre peuple, ici, dans notre propre pays, chez nous (sa main se nouant inconsciemment, poing serré), mène une existence qui est celle de véritables réfugiés de notre économie, sans emploi, sans maison, ne survivant que par les expédients de la mendicité, du geste qu’on fait aux voitures pour leur indiquer une place libre contre quelques pièces de monnaie (tous ceux d’entre nous qui ont un véhicule leur versent cette obole), ou en restant planté aux feux rouges avec des cartons de fruits que l’on vend par les fenêtres des voitures ; lorsqu’on est une femme, en portant un bébé ou avec un enfant assez autonome pour jouer dans le caniveau. C’est trop facile – de qualifier ces gens, notre propre peuple, de xénophobes, alors qu’ils ne recourent à la violence que pour défendre le seul espace, les seuls moyens de subsistance dont ils disposent, contre ceux qui leur disputent ce presque rien. Ce n’est pas la haine des étrangers. Le nom de cette violence, est-ce la xénophobie ? » (p. 243). Tout auteur français qui, même dans la bouche d’un personnage, placerait ce genre de réflexion, ne se verrait-il pas taxé immédiatement d’« extrême droite » ? Autre réflexion ironique politiquement incorrecte : « On peut faire du chez soi de n’importe qui le sien, n’importe où dans le monde. C’est l’histoire de l’humanité. Mais cela est moins compliqué lorsqu’on s’est plus ou moins débarrassé des populations indigènes » (p. 311). La discussion reprend avec la citation d’une lettre ouverte de Breyten Breytenbach à Nelson Mandela : « Je dois vous dire cette chose terrible… si un jeune Sud-Africain venait me demander si il ou elle doit rester ou partir, je lui conseillerais sans hésiter, amèrement, de quitter le pays » (p. 331). Cela m’a amené à lire une longue entrevue de ce poète pour la revue Ballast. Pour ajouter une remarque personnelle sur l’immigration zimbabwéenne, nos deux guides-chauffeur-cuisinier-hommes à tout faire étaient zimbabwéens, et de parfaits professionnels multi-cartes, parlant un anglais absolument parfait en plus de plusieurs langues africaines. Je crois que malheureusement ce qu’il se passe dans le monde actuellement, c’est que les pays démocratiques ponctionnent toute la partie la plus qualifiée des pays de merde, ce qui ne fait qu’amplifier la débandade [3].
Pour en revenir au fil rouge du projet d’émigration en Australie, qui constitue quasiment toute l’intrigue du roman, il s’agit d’un prof de fac et d’une juriste, donc c’est de l’immigration 1re classe. Cela permet quelques parallèles entre les deux pays. On cite une certaine Germaine Greer : « la manière dont fonctionnait l’Australie était un régime d’apartheid reproduisant la séparation et l’aliénation que l’Afrique du Sud tentait avec acharnement et sauvagerie d’imposer à sa majorité noire… » (p. 382 ; c’est moi qui souligne les expressions redondantes de cette citation qui ne donne guère envie de lire l’auteure australienne). S’ensuit une discussion sur le problème linguistique : « Un pays qui s’est débarrassé de ses maîtres ne devrait-il pas exiger l’usage universel d’une langue indigène – que ce soient eux qui fassent l’effort de nous comprendre, nous. – Mais alors, laquelle des neuf langues qui existaient ici avant l’arrivée des Européens. » Ce à quoi une femme répond : « Certains des blancs dont vous parlez ont inventé une langue qui mélangeait un peu de leur hollandais avec les mots des esclaves malais importés des pays qu’ils avaient envahis en Malaisie, mais sans y inclure les langues indigènes des Sans et des Khoïs, à l’exception des termes qui décrivaient les choses que les Hollandais ne connaissaient pas, animaux, coutumes locales, paysages. Nous affirmons donc que notre taal, la langue afrikaner, n’est pas une langue européenne mais africaine » (p. 384). Dans la discussion surgit une insulte : « inkwenkwe », dont le sens nous est donné : « Garçon non circoncis » […] « c’est peut-être la pire chose qu’on puisse dire à un homme noir » (p. 389). Quelques pages plus tard, une discussion traite des rituels de circoncision : « La tradition amaZulu stipule que les jeunes hommes doivent tuer un taureau à mains nues – et lui arracher les yeux au passage, lente torture de cette énorme bête. Un animal n’est pas un être humain, bien sûr, mais les associations de défense des animaux ont crié au scandale, cette année, quand des caméras ont rendu public ce rituel, retransmettant l’agonie de la victime. Zuma lui-même a dû prendre part à ce rituel dans sa jeunesse, et il n’est pas bien vu de mettre en cause l’humanité, la moralité de cette pratique par laquelle le président a accédé à une virilité dont il a fait depuis la preuve, avec ses différentes épouses et d’autres femmes encore » (p. 449). Cela nous rappelle les débats européens sur la tauromachie. Jabu contredit un jeune homme défenseur de cette tradition qui vaudrait mieux que « laisser les hommes se marier entre eux », avec un argument étonnant : « c’est peut-être une bonne coutume, elle aide à prévenir les contaminations par le HIV et le sida » (p. 450) ! On a envie de répondre : comme de prendre une douche après le coït, de même qu’on aurait envie de répondre que le meurtre du taureau vaudrait bien une hyperbole gaspillée pour la gamelle de pisse, mais bon, on ne va pas prétendre que ce pavé d’une prix Nobel n’a d’intérêt que documentaire, et ne constitue en aucun cas ce qu’il est convenu d’appeler de la littérature. Le livre se termine abruptement sur une déploration de la perte de sens de la philosophie « Ubuntu », par laquelle nous commencions ce long article…

 Un article est consacré à Comment j’ai retrouvé Livingstone de Henry Morton Stanley et au Dernier journal de David Livingstone.
 L’amie Isabelle me signale un film que je n’ai malheureusement pas encore vu, Les Initiés de John Trengove.

 Pour des renseignements sur l’état de l’altersexualité en Afrique, voir les sites Globalgayz.com et OSI Bouaké.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Photos d’Afrique australe


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[1Voir cette liste des 12 animaux les plus meurtriers pour l’homme.

[2Cette formulation ressemble davantage à la devise de l’UE « In varietate concordia » (Unie dans la diversité), que la philosophie Ubuntu expliquée supra : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous », mais ce n’est pas la devise nationale, juste une philosophie.

[3À l’heure où j’écris ces lignes, un article du Monde évoque la fuite des médecins algériens vers la France, liée au numérus clausus : nous ponctionnons les médecins des pays pauvres, ils ont des pandémies du type ébola qu’ils ne peuvent combattre puisque nous leur avons pris leurs toubibs, et les pauvres affluent en Europe pour s’y faire soigner par leurs propres médecins… engrenage fatal dont on ne parle quasiment pas, car si l’on émet la moindre réflexion défavorable à l’immigration, on est « d’extrême droite ».