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Un corps qui sert à penser, pour étudiants et adultes
Variations sur le corps, de Michel Serres
Le Pommier, 1999, 192 p., 33 €.
samedi 2 février 2019
Variations sur le corps est un des livres inscrits sur la liste proposée au Bulletin Officiel de l’Éducation nationale pour le thème « Corps naturel, corps artificiel ». Je ferai globalement le même commentaire que pour Demain, les posthumains de Jean-Michel Besnier : livre écrit dans un style abscons, mais qui laisse quand même suinter quelques fort beaux passages. Là, ce n’est pas tant le style habituel des philosophes qui me gêne, qu’une poéticité facile qui confine pour le lecteur difficile que je suis, à la masturbation intellectuelle. On est « de l’Académie française » ou on ne l’est pas, mais cher Monsieur, pourquoi ne vous rappelez-vous pas le précepte d’un de vos illustres prédécesseurs : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » (Nicolas Boileau). Mais passons outre. L’originalité du livre est de baser la pensée sur les potentialités du corps. D’autre part il s’agit d’un « beau livre », abondamment illustré, dans un format large. Il en existe une version de poche moins onéreuse, mais j’ignore si elle contient les mêmes illustrations.
Un nouvel homme de Vitruve
En humaniste du XXe siècle, Michel Serres (1930-2019) appréhende l’espace avec son corps façon Vinci : « Étendez vos bras et vos jambes : vos vingt doigts atteignent dans l’espace un grand cadre rectangulaire ou un cercle, votre emprise maximale d’étoile de mer, de pieuvre ou de gibbon, sur le monde » (p. 6). Il prodigue ses conseils : « Étudiez, apprenez, certes, il en restera toujours quelque chose, mais, surtout, entraînez le corps et faites-lui confiance, car il se souvient de tout sans poids ni encombrement. Seule notre chair divine nous distingue des machines ; l’intelligence humaine se distingue de l ’artificielle par le corps seul » (p. 22). La métaphore de l’architecture présente dans l’homme de Vitruve est développée : « Mieux : en renvoyant à l’arrière ses abris, le corps, debout, se souvient du toit qui protégeait les hauts de l’animal quadrumane qu’il fut : sorte de tortue dont la carapace s’intériorisa en squelette. Voyez à quel point ce quadrupède ressemble à une maison, et comment, à l’inverse, la maison mime la même bête à quatre pattes, tous deux environnés d’os, de tuiles et de briques, au-dessus, tout autour et sur les côtés. Le mou, dessous : ventre et cuisine, cœur, sexe et chauffage… habite le dur : dos et toit, thorax et charpente, colonnes et pattes. À se redresser, le fragile s’expose » (p. 31). L’une des illustrations, Les sept âges de la vie d’une femme (1544), de Hans Baldung, est accompagnée de cette légende : « Loin de peiner, le vieillissement délivre. Les douleurs de la croissance, le pathétique de l’adolescent, les stupides conduites liées à la rivalité, le corps s’en libère : il aborde la mort, rajeuni de ces contraintes » (p. 34). À ajouter à un corpus sur le vieillissement, à moins qu’on ne préfère la terrible vanité du tableau plus célèbre Les Trois Âges et la Mort.
L’activité sportive est mise au premier plan : « Quelque activité à laquelle on se livre, le corps demeure le support de l’intuition, de la mémoire, du savoir, du travail et surtout de l’invention. Une procédure machinale peut remplacer n’importe quelle opération de l’entendement, jamais les actes du corps : l’intelligence artificielle se développe, mais la robotique risque la faillite. Dans un métier pourtant intellectuel, nul ne m’a aidé comme l’ont fait mes professeurs de gymnastique… » (p. 44). À partir de l’étymologie de Narcisse qui « dérive de celui de ce poisson torpille, qui, d’un choc que nous appelons aujourd’hui électrostatique, plonge le corps dans la torpeur », Serres déduit : « À suivre le droit fil des langues, le problème de la drogue ou des narcotiques caractériserait un individu ou une culture narcissiques. Connais-toi toi-même, certes, mais pas trop, car tu risques, par l’excès de complaisance, de plonger dans les stupéfiants ». Le Robert historique nous apprend pourtant que cette hypothèse étymologique séduisante de Plutarque est « probablement une étymologie populaire », mais à l’Académie française on n’a sans doute pas le temps de vérifier ce que l’on avance… Cf. cet article « narcisse narcotique ». J’ai admiré Le panneau de lit La Naissance, de Georges Lacombe (1868-1916), bas-relief en noyer reproduit p. 70, avec ce commentaire : « De quel fleuve, ruisselant de la chevelure de la parturiente dans la barbe du vieillard accoucheur, émerge un tel miracle que les quatre personnes présentes, assistants ou acteurs, en ferment les yeux ? Du Nil coula Moïse et Romulus du Tibre… Le flux prodigieux de la phylogenèse traverse aveuglément les individus » (p. 70).
Une envolée lyrique brode sur une bonne vieille image rassurante pour les mâles : « Comme j’ignore le procès foudroyant qui, dans le ventre d’une mère, multiplie un œuf en milliers de milliards de cellules diverses et ordonnées, que sais-je, en vérité, de la production ? Rien qui vaille ; j’eusse dû laisser ma place. Le corps mâle parle par le vent ; féconde, lourde, réelle, la femelle conçoit, porte, accouche, allaite ; son corps vit au moins deux fois. Le verbe vole, la chair produit » (p. 84). Vieille antienne…
Le paragraphe suivant sur la vieillesse me semble plus sincère, et comme par hasard, écrit dans un style plus simple : « Me voici donc parvenu à l’âge dont j’apercevais le poids sur les épaules des vieillards lorsque j’étais enfant. Se peut-il qu’ils aient porté en eux, comme je le ressens dans mon corps d’aujourd’hui, le même petit garçon rieur, joyeux et juvénile, sous leurs rides et dans la courbe arquée de leur dos ? Comme l’on compte les années par un nombre, celui-ci mesure l’intervalle entre ce chahuteur souplement remuant et les articulations raides qu’il en reste et qui dessinent, je le sais bien, la queue de comète de ce noyau brillant toujours présent, au-dedans. Dois-je croire qu’à l’époque, les grands-parents aimaient, en moi, une reproduction vivante de la minuscule poupée russe qui, dans leur cœur, battait le temps, et dont le tabernacle de leur souffle protégeait la permanence, puisque les larmes aussitôt me viennent dès que je vois rire et courir, hors de moi, ces vies commençantes qui correspondent si exactement à celui qui, dans mon thorax, n’a jamais arrêté d’aimer, d’espérer ni de danser ? » (p. 88). Le mimétisme du corps apprend autant que la théorie : « Nous apprenons, certes, les figures des ballerines, les gestes des gymnastes et les pratiques des métiers, mais mieux vaut dire que tout s’acquiert, justement, par la danse et le miroir, les sports et les tours de main, le tête-à-tête de la mère et de l’enfant, où la fille ou le fils enseigne autant à l’adulte que celle-ci à ceux-là, le mano a mano des guerriers, le vis-à-vis du professeur et des élèves, du patron et des employés, la prière réciproque des amants… toute société en pas de deux » (p. 101). Mieux, il faut d’abord apprendre sans comprendre : « Je compris passé quarante ans ce que j’avais appris par cœur à six et n’aurais rien compris si je n’avais d’abord appris sans comprendre, si je n’avais pas pris la leçon telle quelle. La surévaluation arrogante de la clarté vient-elle de l’âge des Lumières et d’un rationalisme soucieux de chasser les ténèbres ? Le geste d’exclusion décidément nous tient comme une habitude. Autant j’estime jusqu’à l’ivresse la transparence dans l’exposé, autant je vois que nous apprenons sans cesse de l’opaque, dont l’obscurité ne fait aucun obstacle à la rétention » […] « Nous savons rarement que nous ne savons pas et ce que nous savons : deux exploits hauts de l’intelligence ; le plus souvent, nous savons ce que nous ne savons pas et nous savons mal ce que nous savons » […] « Par bonheur, j’appris beaucoup de choses par cœur, expression admirable où le peuple fait voir qu’il ne remonte pas encore au cerveau, mon corps le rumina et se l’appropria sans que je le sache » […] « Il ne faut pas beaucoup répéter les gestes pour que le corps les fasse siens et devienne danseur ou cordonnier. Des chaînes compliquées de postures s’incorporent si aisément dans ses muscles, os et articulations qu’il enfouit dans un oubli simple la mémoire de cette complexité. Par après, comme sans le savoir, il reproduit ces suites de positions plus rapidement qu’il ne les assimila ; il mime, stocke et se souvient » (p. 103-4).
Le vocabulaire est riche, par exemple « assuétude » (p. 68), synonyme d’addiction ; « plain(e) » au sens de « plat », « plan » (p. 119, p. 148). Je relève p. 130 le superbe Abel et Caïn (1550-53) du Tintoret, dans lequel j’identifie enfin la source la plus évidente du David et Goliath (1555) de Daniele da Volterra auquel j’ai consacré une étude cette année 2018.
Les nombreuses illustrations manquent parfois de références. On ignore souvent qui est le photographe, d’où vient la photo, et cela peut aller jusqu’au mépris, par exemple p. 141, une photo N&B représentant un couple âgé dans son salon, simplement créditée « Villeurbanne, 1984 », avec ce commentaire expéditif : « Les vieux époux se ressemblent d’autant plus qu’après s’être longuement regardés, sans doute, ils s’abrutissent tous les soirs devant les mêmes images débiles à la télévision. Conservant dans le dos une trace de voyages exotiques, donc d’adaptations anciennes, ils demandent désormais à l’écran répétitif d’accélérer l’avachissement de leur esprit et la sénescence navrante des corps ». Il faut aller voir les crédits écrits en tout petit à la dernière page du livre pour savoir qu’il s’agit d’une œuvre du photographe Marc Riboud. Une recherche sur Internet permet de rendre leur dignité à ces personnes et à cette œuvre que l’Académicien n’estime pas utile de nommer : « M. et Mme Boulogne, locataires des Gratte-ciel depuis 1936 ». Cher Michel Serres, là où vous estimez qu’il y a une télévision abrutissante, se tient en fait le photographe, devant ce couple dont vous ignorez la vie, et que votre jugement exécute ! Quant à l’affirmation en regard de cette photo : « La culture protège seule de la sénilité, produite au contraire, par l’absence d’exercice intellectuel », non seulement elle est en contradiction avec l’apologie de l’exercice physique qui informe le reste de l’ouvrage, mais avec toute l’expérience des nombreux intellectuels morts de maladies dégénératives, mais aussi de non-intellectuels morts centenaires (à l’instar de ma grand-mère et sa sœur dont je raconte l’histoire dans M&mnoux, qui étaient tout sauf des intellectuelles). Suit une apologie de l’exercice physique, avec les exemples de Diderot, Rousseau, Chateaubriand : « Vous reconnaîtrez sans faute la pensée à ce qu’elle donne la santé ». Tiens, et Paul Scarron et Stephen Hawking alors ? Bref, Michel Serres tombe dans le café du commerce…
Je préfère en rester sur quelques remarques simples autant que judicieuses : « Coudée, pouce, pas et pied… les anciennes unités se référaient au corps, comme s’il mesurait toutes choses ; avertie de l’exquise manière dont il s’y prend pour en évaluer les signaux, la physiologie contemporaine confirme cette antique intuition » (p. 176). Tirée de son expérience de l’alpinisme, voici une remarque plus originale sur la capacité du corps humain de s’étendre au-delà de ses limites, par laquelle je terminerai cette prise de notes : « Ainsi, comme celui d’extension, le terme effort exprime cet excédent. Au-delà de la force qui tire, l’effort de l’étirement joue de ce supplément de longueur et d’angle, variable mais limité, limité mais variable : encore un peu plus, encore… Il ne réalise pas seulement notre force, mais jouera de cet excès. Grâce à lui, nous faisons ce que nous ne pouvons faire, accédons à de l’inaccessible, dénichons le mal placé, extrayons et débloquons l’impénétrable, contournons l’obliquité. Le corps nous enseigne ce surplus, où s’embryonne toute démesure, perverse ou divine. Il sait aller au-delà et ailleurs. Voilà une preuve fine de notre puissance » (p. 180).
Voir en ligne : Les potentialités du corps, vidéo de Michel Serres
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