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Confusion des sentiments, pour les 5e / 3e.
Étrangère au paradis, de Gudule
Grasset-Jeunesse, Lampe de poche, 2004, 152 p., 7,4 €.
mercredi 25 avril 2007
« C’est vendeur, les lesbiennes ? » demande Léna à sa mère qui courtise ans le savoir son éditrice en traitant le thème du lesbianisme dans son dernier roman. Elle fait mine d’y croire, de pourfendre les « préjugés les plus profondément ancrés » (p. 118) ; mais quand sa fille lui « avoue » qu’elle courtise Sybille en vrai : « Ne me dis pas que tu fricotes avec cette… cette gouine ! », dit-elle. Une réflexion sur la littérature de commande…
Résumé
Léna, 17 ans, est la fille de Marie, célèbre romancière dont le pseudo, Marie Possa, signifie « papillon » en espagnol. Marie est une « mère-copine », qui partage les confidences de sa fille, au point que Léna a parfois l’impression qu’elle partagerait aussi ses mecs. Marie est en crise à cause de sa nouvelle éditrice, Sybille, qui sabre ses manuscrits à grands coups de stylo rouge. C’est une jeune femme aux dents longues qui ne parle que de « re-cibler le produit ». Chez les Romains, la Sibylle de Cumes était une vieille femme qui proposa au roi Tarquin le Superbe les neuf volumes des livres sibyllins pour une somme si élevée qu’il refusa ; elle en détruisit trois ; il refusa encore ; puis trois autres, et il accepta, pour le même prix que la série complète. Sybille ne brûle pas les volumes, mais veut faire trouver à Marie son créneau d’auteure de genre, en coupant digressions politiques et descriptions inutiles, de façon à lui faire gagner autant avec un volume qu’avec la série entière. C’est ce qu’elle expose à Léna, venue apporter la nouvelle version du dixième volume d’une série historique de maman. Si Léna juge Sybille antipathique lors de cette première entrevue, il n’en sera pas de même à la suivante, la belle scène centrale du roman (pp. 58-62, que l’on peut choisir en extrait à analyser) : une double scène où, sous le discours de surface à propos des rapports auteur / éditeur, affleure l’intérêt que Léna porte à cette troublante androgyne qui fait souffrir maman. Dès lors, l’image de Sybille hante Léna, qui trouve moins de charme à Gaspard, son petit ami du moment : « Je me dis bêtement : « si j’étais un mec, cette nana me plairait ». Et après, je me demande pourquoi j’ai pensé ça » (p. 69). Une étrange relation de vases communicants s’établit entre l’œuvre de la mère et les expériences sentimentales de la fille, tant au niveau mecs qu’avec Sybille. Tandis que Léna vit un début de passion pour l’éditrice, par une sorte de télépathie, Marie invente une histoire de prof lesbienne sortant avec une élève en plein mai 68… Devinez laquelle de Marie ou de Léna séduira le plus Sybille ?
Mon avis
Étrangère au paradis ne surprendra personne par sa composition ni par son style, dans le genre « journal de pétasse » que Gudule évoque elle-même dans notre entrevue. Les extraits des livres écrits par Marie émergent tels des poissons crevés dans cette rivière souillée par les concessions à la mode « djeune » qui plaît aux éditeurs, mais ils sont courts, et rien ne devrait entraver la lecture confiserie de nos élèves. J’aimerais proposer le roman pour les classes de seconde, car le thème du rapport auteur / éditeur illustrerait parfaitement l’objet d’étude « Lire, écrire, publier » ; mais la simplicité du style le réserve au collège, sauf à le proposer en complément de lecture après la série des Rose, dont il peut être considéré comme un commentaire. En effet, Gudule se plaint de ce que son éditeur Grasset ne publie pas la suite de la série (justement parce qu’elle est plus littéraire) ; et elle se moque dans ce roman de son propre personnage d’auteure inflexible qui fait du commercial sans en avoir l’air (« C’est vendeur, les lesbiennes ? » (p. 120)). La clé du roman est la scène où Marie demande un conseil pour choisir entre ineffables et inavouables dans cette phrase : « Cette chair féminine, si douce, si troublante, suscitait en elle d’ineffables désirs. » Léna penche pour inavouables. « Tu as raison : dans « inavouable », il y a une notion de péché, de transgression… », acquiesce Marie. Et ce choix trouve sa confirmation lorsque Léna « avoue » à Marie qu’elle est attirée par Sybille : « Ne me dis pas que tu fricotes avec cette… cette gouine ! » (p. 140). Eh oui, le choix de l’adjectif était révélateur des préjugés qu’il connote. Comme le suggère le titre, c’est surtout avec l’ineffable que fricote l’amour lesbien, dans Étrangère au paradis. « Cette scène d’amour, vingt fois je la relis » dit Léna (p. 133), mais on n’en verra pas la queue d’une, à part dans le rêve final, où Léna ne sait plus si elle embrasse Sybille ou tel ou tel de ses amants de l’année (oui, elle consomme beaucoup de petits mâles, notre Bi en herbe, tout en faisant mine de s’intéresser à Colette). Ce roman confirme notre observation : les éditeurs ne rechignent plus à publier des livres évoquant l’homosexualité, du moment qu’elle n’est qu’évoquée, et que les « vraies » scènes d’amour, pour faire passer la pilule, sont dûment orthosexualisées. En cours, on pourra également utiliser la discussion de Léna avec sa copine lesbophobe Souad (p. 94) comme support à un débat sur exclusion, racisme et préjugés : « Deux filles ensemble, c’est dégueulasse ! » Ou, dans un autre cadre, distribuer plusieurs livres de Gudule, pour amorcer un débat général sur les questions de sexualité. Certains de mes élèves de seconde, actuellement, dévorent le fameux La Vie en Rose. Que peut demander un prof de plus à un livre que d’inoculer aux élèves le virus de la lecture ? Et tant mieux si cette bande d’inoculés découvre, après, des textes plus élaborés… Comme dirait Gudule : jouissif !
La réponse de Gudule
– « Je viens de lire votre critique avec laquelle je ne suis pas tout à fait d’accord (mais chacun sa perception des choses, n’est-ce pas ! C’est la raison d’être des critiques !) Pour moi, Etrangère au paradis n’est pas un livre-pétasse, et je le revendique entièrement. J’en ai tout particulièrement soigné l’écriture (très proche de celle de mes livres pour adultes, parce que épurée à l’extrême), bref ce livre est exactement l’inverse d’un livre de commande. Il fait partie de ceux que je revendiquerai toujours, contrairement aux trois-quarts de mes romans pour la jeunesse vis-à-vis desquels j’ai un regard très sévère. C’est comme les Rose, comme La chambre de l’ange (qui après m’avoir été refusé par de nombreux éditeurs parce que pas assez commercial, va sortir chez Nathan) : des livres que je ne destine pas à un lectorat particulier, mais à moi-même. Ceci dit, vous avez adroitement mis le doigt sur les interactions télépathiques entre l’œuvre de la mère et les pulsions de la fille, ainsi que sur le double choix, pour chacune d’entre elles à son propre niveau, entre la norme qui plaît et rassure, et la transgression qui éblouit mais blesse. Je vous en remercie. »
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
– Lire l’entrevue de Gudule et ses autres romans : Le bouc émissaire (L’Instit), Aimer par cœur (L’Instit), L’envers du décor, L’amour en chaussettes, La vie à reculons, Le chant des Lunes, Le bal des ombres, et la série autobiographique de La vie en Rose, Soleil Rose et La Rose et l’Olivier. Pour les adultes avertis et potaches, voir aussi La Ménopause des Fées. Gudule a également écrit la préface de mon roman Karim & Julien paru en mars 2007.
– Lire un article de Myriam Cieux.
Voir en ligne : Site officiel de Gudule
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