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Des baleines et des hommes
Moby Dick, d’Herman Melville
Qu’on me donne une plume de condor et le cratère du Vésuve pour l’y tremper !
lundi 20 août 2007
Dans la série « comblons nos lacunes », ce phare de la littérature étasunienne échappait à ma grand-honte à ma culture. Peu de rapport a priori avec l’objet du présent site, mais qui sait ? En tout cas, un roman tout à fait recommandable en classe de première, notamment la série ES, pour l’allégorie économique que constitue le navire sur lequel cette micro-société d’aventuriers proto-capitalistes est embarquée. Dans le domaine narratif, les pages haletantes sont chèrement payées par des tunnels de pensum encyclopédique – que jamais un éditeur actuel ne laisserait passer en l’état – et le lecteur, tel un bateau dans la tempête, est ballotté par les facéties d’un narrateur qui « sonde » à l’instar du cachalot, et laisse la place à des chapitres sous forme de dialogue théâtral, dans lesquels sa présence est gommée (ch. XL par exemple), avant de reparaître aussi gaillard que devant. Les considérations psychanalytiques de Robert Silhol dans sa savante préface nous préviennent de « la nature bisexuelle de Moby Dick » (p. 18), ainsi que de l’ambiguïté de la relation entre Queequeg et le narrateur, à la fois amitié homosexuelle et amour maternel. Tout cela m’a donné envie de vous affliger du présent article.
Gloire du long désir
Quand un tel roman est précédé par sa gloire, on est surpris du décalage entre le mythe et la réalité ; ainsi sommes-nous trompés par les images célèbres de la baleine qui ornent souvent la couverture. Dans le roman, Moby Dick (bien qu’elle soit évoquée dans maints chapitres sous forme rétrospective) ne fait son apparition fatale que dans l’antépénultième chapitre sur 135 ! Et la « Première mise à la mer » n’intervient qu’au chapitre XLVIII, dont c’est le titre. Cela ne fait qu’appuyer son interprétation symbolique : la Mort, l’Inéluctable… En attendant cette mort, on a une alternance entre d’insupportables articles wikipédiesques sur le cétacé, sa vie, ses mœurs, et de plus supportables chapitres d’action, pêche et bagarres entre mâles affûtés par trois années de solitude. La fin tragique d’Achab — lequel ne fait son entrée qu’au chapitre XVI par son nom, et au chapitre XXVIII en personne après avoir été longuement espéré par Ismaël, comme la baleine par lui — prend moins de place dans l’œuvre que le burlesque partage d’un « plumard d’un harponneur » malicieusement proposé par l’aubergiste au narrateur Ismaël. Son amitié avec le tomoffinlandesque Queequeg fournira la matière principale des chapitres III à XXI, c’est-à-dire tout ce qui se passe avant l’embarquement. Si le récit était une allégorie de la vie, eh bien ! cela constituerait donc l’enfance et l’adolescence ! Au fait, précisons que « Achab », en anglais « Ahab » (écouter la VO du film de Huston), est le nom biblique d’un roi d’Israël fameux pour son impiété. Ismaël est le nom du fils d’Abraham et d’Agar.
La rencontre entre les deux hommes est fortuite : un aubergiste surbooké propose à Ismaël de partager le lit d’un harponneur. « Aucun homme n’aime coucher à deux ; en fait, votre propre frère lui-même n’est pas le bienvenu dans votre lit. J’en ignore la raison mais tout le monde préfère la solitude du sommeil. Et quand il faut dormir avec un étranger, dans une auberge étrangère, en une ville étrangère et que cet étranger est un harponneur, alors vos objections se multiplient. Je ne voyais pas non plus de raison valable à être contraint, moi plutôt qu’un autre, de partager mon lit ; car les marins ne dorment pas davantage à deux en mer que les rois célibataires de la terre ferme. Naturellement ils dorment tous dans le même carré, mais chacun a son hamac, se couvre avec sa propre couverture et dort dans sa propre peau », philosophe le brave Ismaël (ch. 3). Les choses se corsent quand il s’avère que ledit harponneur est un « cannibale », tout au moins qu’il est tatoué de partout et se livre à d’étranges rituels. Mais, fort humaniste, Ismaël surmontera aussitôt ses réticences, et dès la première nuit : « En m’éveillant, au point du jour, le lendemain matin, je constatai que le bras de Queequeg m’entourait de la manière la plus tendre et la plus affectueuse. On aurait presque pu croire que j’étais sa femme. […] Car malgré mes efforts pour dégager son bras et dénouer sa nuptiale étreinte, et bien qu’il dormît profondément, son embrassement si étroit me laissa à croire que seule la mort parviendrait à nous désunir. Je m’efforçai alors de le réveiller : […] « Queequeg ! pour l’amour de Dieu ! debout, Queequeg ! » Finalement, à force de contorsions, de remontrances, à haute voix réitérées, sur l’inconvenance d’une étreinte d’un style pareillement matrimonial de la part d’un autre mâle, je parvins à lui soutirer un grognement et il retira bientôt son bras » (ch. 4). On sent presque pointer un regret qu’il ne s’agisse que d’une comparaison : « En pensant à la manière fraternelle dont nous avions dormi ensemble la nuit précédente, en me remémorant plus particulièrement ce bras qui me tenait tendrement au matin, je trouvai son indifférence très étrange. Mais les sauvages sont des êtres singuliers, parfois on ne sait pas comment les prendre. De prime abord ils sont impressionnants, leur sereine maîtrise d’eux-mêmes et leur simplicité paraissent une sagesse socratique. » D’ailleurs toute crainte est vite écartée, quelques lignes plus bas, avec un comique involontaire de la traduction : « Il ne faisait point d’avance et ne paraissait pas désireux d’étendre le cercle de ses relations [1]. Lorsque nous eûmes fini de fumer, il appuya son front contre le mien, m’enserra la taille et me dit que dès lors nous étions mariés, ce qui signifiait, dans le langage de son pays, que nous étions des amis de cœur et que, si besoin en était, il donnerait joyeusement sa vie pour moi. Chez un compatriote, cette flamme soudaine d’affection aurait paru par trop prématurée et tout à fait suspecte mais ces règles générales ne pouvaient en aucun cas s’appliquer à ce sauvage simple » (ch. 10). Le bonheur conjugal règne dans la sérénité : « Il faut le dire, si la nuit précédente j’avais éprouvé une répugnance profonde à ce qu’il fumât au lit – et c’est à cela qu’on s’aperçoit à quel point nos plus rigides préjugés s’assouplissent lorsque l’amour vient à les courber – cette nuit, je n’aimais rien tant que d’avoir Queequeg fumant à mes côtés et même au lit tant il semblait alors pénétré d’une joie sereine et familière […]. Je n’étais sensible qu’à l’intense et réconfortant partage d’une pipe et d’une couverture avec un véritable ami » (ch. XI). Et la comparaison entérine le pacte : « Dès ce moment, je m’attachai à Queequeg comme une bernacle » (ch. XIII).
Dans la suite des aventures, l’intimité entre les deux hommes ne sera plus traitée, mais le côté maternel de Queequeg est développé, comme ce passage allégorique où il sauve un marin tombé à l’intérieur de la tête d’un cachalot comme d’il s’agissait d’un « accouchement », avec des « talents d’obstétricien » (ch. LXVIII). De son côté, le narrateur Ismaël nous livre son subconscient à propos du « spermaceti » en des termes qui se passent de commentaire, et que vous me pardonnerez de citer in extenso : « Serrer, presser, la matinée durant ! J’étreignais ce spermaceti jusqu’à m’y fondre, jusqu’à ce qu’enfin une étrange folie m’envahit et je me surpris à serrer involontairement les mains de mes camarades, les prenant pour des mottes douces. Ce travail faisait naître un tel débordement d’affection, de fraternité, d’amour que pour finir je continuai à étreindre leurs mains, les regardant tendrement dans les yeux comme pour leur dire : Oh ! mes bien-aimés semblables, pourquoi nourririons-nous des rancunes sociales, des humeurs acariâtres, de l’envie ? Allons, serrons-nous tous les mains, non, faisons davantage, fondons-nous les uns dans les autres, perdons-nous dans l’universel et devenons le lait et le spermaceti de la bonté. Que n’ai-je pu presser à jamais ce spermaceti ! Car je sais à présent, par tant d’expériences prolongées, renouvelées, que l’homme doit abaisser ou du moins déplacer l’idée qu’il se faisait d’un bonheur accessible, qu’il ne doit pas le chercher dans l’intelligence ou l’imagination, mais dans la compagne, le cœur, le lit, la table, la selle du cheval, le coin du feu, le pays ; maintenant que j’ai compris cela, je suis prêt pour une éternelle étreinte. Dans mes nocturnes visions j’ai vu, au paradis, des anges défiler longuement, tenant entre leurs mains une jarre de spermaceti » (ch. XCIV). Les femmes sont quasiment absentes de cet univers de mâles et de spermaceti. L’une des rares apparitions féminines se fait sous l’espèce de « filles » et non de femmes (« girls » en v.o.) : « Sur le gaillard d’arrière, les seconds et les harponneurs dansaient avec les filles olivâtres qui s’étaient laissé enlever par eux aux îles polynésiennes » (ch. CXV). Quant à Achab, sa confession finale est peu empreinte d’enthousiasme hétérosexuel : « des océans entiers me séparant de cette femme-enfant que j’ai épousée à passés cinquante ans, faisant voile le lendemain pour le cap Horn, ne laissant que l’empreinte de ma tête sur l’oreiller de mes noces… une épouse ? une femme ?… non, une veuve plutôt dont le mari est vivant ! » (ch. CXXXII). Du reste, son rapport à la sexualité, et le rôle castrateur qu’y joue la baleine, semble renfermé dans cette inoubliable image symbolique : « Je fus frappé de sa position singulière. De chaque côté du gaillard d’arrière, assez proche des haubans d’artimon, se trouvait un trou de tarière d’un demi-pouce de profondeur. Sa jambe d’ivoire immobilisée dans ce trou, agrippé d’une main à un hauban, le capitaine Achab se tenait droit, regardant fixement au-delà de la proue toujours plongeante du navire » (ch. XXVIII) [2].
Du capitalisme, et d’autres coutumes sauvages
Le chapitre XVI contient un passage clé sur la théorie exposée par le roman, qui en fait un livre particulièrement pertinent en première ES. En effet, les marins, tout comme les armateurs, ne sont pas rémunérés sur la base de leur travail, mais sur des parts de leur participation escomptée aux bénéfices ; cela fait du roman un « tableau explicite du mode de production capitaliste », comme l’explique Robert Silhol dans sa préface (p. 24-25). Le narrateur se voit proposer une part d’un 275e, tandis que Queequeg, ayant montré ses qualités de harponneur par un seul tir d’essai, se voit aussitôt proposé un 90e ! (ch. XVIII). La vengeance d’Achab constitue une pierre d’achoppement dans le chemin du profit ; c’est ce que ne manque pas de constater son second, Starbuck : « Je suis prêt à affronter sa mâchoire de travers, comme les mâchoires de la mort, capitaine Achab, si elles s’ouvrent honnêtement au cours du travail que nous avons à faire, mais je suis ici pour chasser les baleines, non pour assouvir la vengeance de mon commandant. Combien de barriques d’huile te rapportera ta revanche si tu la remportes, capitaine Achab ? elle ne te sera pas d’un grand profit sur le marché de Nantucket. » Achab répond par des considérations philosophiques, et rallie tout l’équipage à sa cause — et à sa perte — en l’appâtant d’une simple pièce d’or, un doublon d’une valeur de « seize dollars », qu’il a cloué au grand mât : « dans chaque événement… dans l’acte vivant, le fait indubitable… quelque chose d’inconnu mais doué de raison porte, sous le masque dépourvu de raison, la forme d’un visage. Si l’homme frappe, qu’il frappe à travers ce masque ! » (ch. XXXVI). L’accident d’Achab est relaté par une analepse, avec une métaphore qui contribue à donner à cet accident le sens d’une sorte d’économie métaphysique : « Et c’est alors que, glissant soudain sous lui la faucille de sa mâchoire, Moby Dick avait moissonné la jambe d’Achab, comme le faucheur une feuille d’herbe dans les champs » (ch. XLI)
Le cannibalisme est évoqué avec une alacrité qui n’est pas sans rappeler Montaigne : « J’avais rencontré un marin ayant visité cette même île et il m’avait raconté qu’à l’issue victorieuse d’une grande bataille la coutume voulait que tous les morts, se trouvant dans la cour ou le jardin du vainqueur, fussent rôtis tout entiers. Ensuite de quoi, on les disposait, un par un, sur de grandes planches à hacher, on les garnissait comme un pilaf avec des fruits de l’arbre à pain et des noix de coco, on leur mettait du persil dans la bouche et le vainqueur les distribuait en cadeau à tous ses amis, avec ses meilleurs compliments, comme autant de dindes de Noël. » (ch. XVII ; le thème sera repris à la fin du ch. LXV). Les coutumes de Queequeg sont désarçonnantes, comme celle consistant à prendre pour siège un homme : « Il posa la main sur l’arrière-train de l’homme, comme pour tâter s’il était assez moelleux, puis, sans autre forme de procès, il s’y assit tranquillement » (ch. XXI). Queequeg ne recule pas devant le blasphème : « — Queequeg s’en moque savoir quel dieu a fait lui requin, dit le sauvage en abaissant et en levant, tour à tour, douloureusement sa main, si être le dieu de Fidji ou le dieu de Nantucket, mais le dieu qui faire requin être un damné faux jeton » (ch. LXVI).
De la cétologie et autres réjouissantes pages
Le chapitre XXXII contient une facétieuse classification des cétacés par leur taille selon une métaphore livresque : de la « Baleine in-folio » à la « Baleine in-douze » ! Cela nous rappelle que Melville écrit quelques années avant que Darwin publie son Origine des espèces. Mais il cite Linné [3], tout en s’autorisant des plaisanteries : « Je sais que jusqu’à ce jour les poissons appelés Lamantins et Dugongs (cochons et truies de mer des Coffin de Nantucket) sont classés dans les cétacés. Mais je leur refuse ces lettres de crédit car ces cochons de mer sont bruyants, forment une société méprisable, se cachent à l’embouchure des rivières, broutent du foin mouillé et surtout ne sont pas des souffleurs. Je leur ai délivré leurs passeports afin qu’ils quittent le royaume de la Cétologie. » [4]
Parmi les autres pages exaltantes ou amusantes, signalons :
– l’étude de la couleur blanche en tant qu’elle participe de l’épouvante que cause la baleine (ch. XLII).
– Une comparaison facétieuse entre le squelette de la baleine et celui d’un autre mammifère : « Si le squelette de Jeremy Bentham, qui fait office de candélabre dans la bibliothèque de l’un de ses exécuteurs testamentaires, donne une idée juste d’un vieux monsieur au front solide nourrissant des idées utilitaires, ainsi que toutes les caractéristiques marquantes dudit Jeremy, les articulations d’aucun léviathan ne sont susceptibles de pareilles révélations » (ch. LV).
– L’apparition d’un « calmar géant », dont les bras sont comme « un nid d’anacondas » (ch. LIX), seul animal susceptible de rivaliser avec Moby Dick dans la monstruosité. Le mot « kraken » est utilisé. Cela nous rappelle que, 160 après, le calmar géant reste l’un des rares animaux dont la connaissance soit demeurée lacunaire, faute de spécimens capturés et conservables.
– L’inénarrable discours de « Toison », le cuisinier, engagé par Stubb, second d’Achab, à haranguer les requins qui font du raffut en dévorant le cachalot amarré au bateau pendant que ledit Stubb dévore son steack : « Vot voacité, fè’es, ze ne vous en blâme pas tant, c’est la natu et on y peut yen, mais contôler cette natu pevesse, ça c’est le bu. Su et cetain, vous êtes des equins, mais si vous épimez le equin en vous, vous seez des anzes, car tous les anzes ne sont que des equins qui se sont maîtisés » (ch. LXIV). Traduction à comparer avec d’autres versions, et avec la version originale : « Your woraciousness, fellow-critters. I don’t blame ye so much for ; dat is natur, and can’t be helped ; but to gobern dat wicked natur, dat is de pint. You is sharks, sartin ; but if you gobern de shark in you, why den you be angel ; for all angel is not’ing more dan de shark well goberned ». J’ai soulevé déjà le problème de la façon de rendre par écrit la prononciation des noirs à la fin de cet article. Cela fournirait une belle étude de cas, puisqu’il existe cinq traductions françaises. Je tâcherai d’approfondir un de ces quatre… [5]
– Le chapitre francophobe amusant où le même Stubb roule un capitaine français, avec un comparse qui fait semblant de traduire ses insultes en phrases courtoises (ch. XCI).
Qu’on me donne une plume de condor et le cratère du Vésuve pour l’y tremper !
– L’évocation de « la ligne » (l’outillage qui permet de harponner l’animal depuis les pirogues) et de ses dangers au ch. LX montre les limites de la littérature face au réel. En ce qui me concerne, les explications techniques complexes de Melville me restent incompréhensibles, et un bon dessin aurait davantage convenu à mon esprit aussi subtil qu’un mollusque lymphatique. Pourtant, selon un procédé récurrent, ce chapitre technique bute sur une phrase qui vous coupe le souffle : « L’humanité tout entière est cernée par une ligne à baleine. Tous les hommes naissent la corde au cou mais ce n’est qu’au moment où ils sont pris dans le tourbillon soudain et rapide de la mort qu’ils prennent conscience des dangers muets, subtils, toujours présents de la vie. Et si vous êtes un sage, l’effroi ne troublera pas davantage votre cœur si vous êtes assis dans une baleinière plutôt qu’au coin du feu avec votre tisonnier et non un harpon à vos côtés. ».
– Encore un paragraphe inénarrable, dans lequel Melville se livre à des plaisanteries incongrues, en partant ici d’une comparaison entre la cervelle du cachalot et la tête de veau : « Et tout un chacun sait que quelques jeunes dandies parmi les gourmets, en se nourrissant sans cesse de cervelles de veau, finissent par acquérir assez de cervelle eux-mêmes pour distinguer leurs propres têtes d’une tête de veau, la distinction réclamant d’ailleurs une perspicacité peu commune. C’est pourquoi un jeune dandy, attablé devant une tête de veau qui a l’air intelligente, est l’un des plus tristes spectacles que l’on puisse voir. Cette tête le contemple avec une sorte de reproche et une expression signifiant un Tu quoque, Brutus » (ch. LXV). Cela ne vous fait-il pas penser à la fameuse tête de veau dans « La grasse matinée » de Jacques Prévert ? Mais comme dans le cas précédent, l’incongru débouche sur une réflexion saisissante sur la nourriture carnée comparée au cannibalisme. De même, au chapitre LXXXIX, une comparaison de plaideur entre une femme abandonnée par son mari et un « poisson perdu » (qu’un autre navire peut accaparer) débouche sur un tourbillon de questions rhétoriques au terme desquelles on finit par croire que tout sur terre, jusqu’à la terre même, n’est que « poisson perdu » ! De ce procédé récurrent, la clé est peut-être donnée par ce paragraphe, qui fournirait un excellent sujet de dissertation, non ? « On entend souvent dire de certains auteurs qu’ils font mousser leur sujet et qu’ils le gonflent. Qu’en est-il alors de moi qui écris sur le léviathan ? Malgré moi, mon écriture s’enfle en caractères d’affiches. Qu’on me donne une plume de condor et le cratère du Vésuve pour l’y tremper ! Amis, retenez mes bras ! car le seul fait d’écrire mes pensées sur le léviathan m’accable de fatigue et me fait défaillir dès que je songe à l’envergure de mon étude, comme s’il fallait y faire entrer toutes les sciences, toutes les générations de baleines, d’hommes, de mastodontes passés, présents et à venir, de tous les panoramas des empires terrestres, à travers l’univers entier et ses banlieues aussi. Un thème si vaste et si généreux est exaltant ! On se dilate à sa dimension. Pour faire un livre puissant il convient de choisir un sujet puissant. On ne pourra jamais écrire une œuvre grande ni durable sur la puce, si nombreux que soient ceux qui s’y sont essayés » (ch. CIV).
Le film de John Huston (1956)
Ce film auquel Ray Bradbury a participé pour le scénario, avec Gregory Peck dans le rôle d’Achab, est un beau film, certes, aux scènes de chasse à la baleine fort convaincantes, mais il date de 1956, ce qui signifie que toutes les allusions sexuelles en sont bannies. Point de mains baignant dans le spermaceti, ni d’effusions viriles entre beaux marins musclés ! La scène finale, avec l’engloutissement du navire, dont émerge le cercueil, est d’une grande force, et fait ressortir la mise en abyme en œuvre dans le roman, puisque Ismaël sort littéralement de l’engloutissement pour produire un récit qui sans cela serait demeuré dans l’abyme. Je regrette de n’y avoir point décelé, cependant, d’icône mythique d’Achab dans la posture sus-mentionnée, pourtant a priori intéressante pour un cinéaste soucieux du succès. Et bien sûr, par rapport au roman, Achab survient trop vite de sa cambuse. Histoire de rentabiliser Gregory Peck, sans doute. Alors qu’Orson Welles est sous-utilisé dans le rôle passager d’un prêtre sermonneur, on se plaît à rêver de ce que Welles aurait fait du mythe Achab.
– Lire l’avis de Jean-Yves.
– Parmi les adaptations en bande dessinée, j’ai apprécié la version de Denis Deprez & Jean Rouaud (Casterman, 2007, 112 p., 25 €), dont est extraite la bande ci-dessus représentant nos deux héros au lit. Je n’ai pas trouvé dans cette BD ni dans d’autres, de représentation idéale d’Achab avec sa jambe prise dans le trou de tarière. Vu aussi, les adaptations de Paul Gillon et Jean Ollivier (Hachette, 1983) ; de Will Eisner (1998) ; de Jean-Pierre Pécau et Zeljko Pahek (2 tomes, Delcourt, 2005) ; de Patrick Mallet (sous le titre Achab, 4 tomes, Milan / Glénat, 2007-2011) ; de Christophe Chabouté (2 tomes, Vents d’Ouest, 2014) et de Pierre Alary et Olivier Jouvray (Soleil, 2014). Mes investigations continuent…
Voir en ligne : Article sur le film de John Huston
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[1] « have no desire to enlarge the circle of his acquaintances », en v.o. sur Wikisource.
[2] Inoubliable ? j’ai cherché désespérément sur le Net une gravure ou un dessin correspondant à cette phrase. Je fais donc appel à vos talents pour illustrer cet article, soit votre propre inspiration, soit votre talent de chercheur d’images ! J’ai piqué la gravure de la vignette sur un site, qui ne précise pas d’où elle vient. En attendant, voici une photo (prise par votre serviteur) de l’homme-requin du musée du quai Branly, qui me fait penser à Achab, ou bien à Queequeg…
[3] Et se permet, tout comme Darwin, d’ironiser sur Cuvier : « La palme de la maladresse revient à Frédéric Cuvier, homme de science et frère du fameux Baron. En 1836, il a publié une Histoire Naturelle des Cétacés, dans laquelle il donne ce qu’il appelle une image du cachalot. […] En un mot, le cachalot de Cuvier n’est pas un cachalot, c’est une courge. » (ch. 293).
[4] La phylogénétique a balayé toutes ces balivernes pour simplifier l’arbre de classement de nos cousins mammalia. Melville était bien bête d’ignorer que les cetartiodactyla (hippopotame, baleine…) sont des espèces de gros ongulés, qui n’ont rien à voir avec les siréniens (dugong, lamantin) !
[5] Melville est d’ailleurs peu suspect de politiquement correct dans ses considérations sur les noirs : « L’enfer est vraisemblable. Comme vole la suie ! Ce doit être avec ce résidu que le Grec [Prométhée] a fait les Africains » (ch. CVIII ; c’est Achab qui parle).