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Pamphlet féministe pro-sexe, pour les éducateurs

King Kong théorie, de Virginie Despentes

Le Livre de Poche, 2006, 153 p., 5 €.

samedi 27 octobre 2007, par Lionel Labosse

Virginie Despentes, auteure et coréalisatrice du fameux Baise-moi, livre ici son premier essai, réédité en poche. Il s’agit d’un pamphlet flamboyant, à la plume trempée dans une encre de stupre et de rage, dopée par des lectures diverses des féministes américaines pro-sexe. S’il ne s’agissait que de moi, je proposerais ce livre en lecture obligatoire en classe de terminale, avant de livrer jouvençaux et -celles en pâture à la société qui castre leurs désirs. Il y a là, à mon humble avis, une réflexion sur les « violences faites aux femmes » bien plus profonde que le discours ambiant dont la leçon semble limitée à « restez chez vous les filles, et priez les mâles de taper un peu moins fort ». Le discours pro-sexe a d’ailleurs déjà beaucoup d’adeptes, si l’on en croit les chiffres de ventes des romans dont la sexualité libérée est le sujet principal ; mais en France, on persiste à faire semblant, à maintenir les ados dans une utopie asexuée, et bac en poche, à les envoyer comme une boule lisse et vierge dans un jeu de quilles lubriques. Or en réalité, beaucoup d’ados lisent les livres de Virginie Despentes, comme elle le remarque elle-même (voir articles signalés sur Wikipédia). Attention : dans les entrevues publiées autour de ce livre, notamment par Elle, il est fait état de l’expérience lesbienne de l’auteure, mais il n’en est pas question dans l’ouvrage. Pour les livres très médiatisées, c’est souvent le cas. Je ne comprends pas cette manie des gens de blablater sur des œuvres qu’ils n’ont pas lues ni vues, et de troubler la réception par des informations parasites. Virginie Despentes n’est ni homo ni hétéro, elle est simplement (alter)sexuelle. Pratiquante !
Cet article est augmenté en mars 2020 d’un chapitre sur un malheureux article de Virginie Despentes dans Libération, qui l’a fait descendre de 20000 pieds dans mon estime.

Virginie Despentes se présente d’emblée en « prolotte » ou « looseuse de la féminité » (p. 10). Si elle constate que « la révolution féministe a bien eu lieu », elle s’étonne que nombre de femmes persistent à se laisser minorer par les hommes, « via la famille, les journaux féminins, et le discours courant » (p. 20), sans oublier le « sur-marquage en féminité » imposé par la mode, comme « une excuse suite à la perte des prérogatives masculines » (p. 22). La maternité lui semble être « devenue l’aspect le plus glorifié de la condition féminine » (p. 25), au point que « personne n’a inventé l’équivalent de Ikea pour la garde des enfants » (p. 24) [1]. On trouve avec plaisir des analyses d’un féminisme éloigné du féminisme victimisant à la mode : « Quand Sarkozy réclame la police dans l’école, ou Royal l’armée dans les quartiers, ça n’est pas une figure virile de la loi qu’ils introduisent chez les enfants, mais la prolongation du pouvoir absolu de la mère. […] Un État qui se projette en mère toute puissante est un État fascisant » (p. 26).

Le viol : appareil de surveillance des femmes

Virginie Despentes évoque le viol qu’elle a subi à l’âge de 17 ans. Elle en tire des réflexions originales, qui vont à l’encontre de la morale qui pousse les filles à rester chez elles en cultivant l’image de la victime, en vertu de « l’appareil de surveillance des femmes qui se met en branle » dès qu’on fait savoir qu’on a été violée. Ses réflexions sur la question sont proches de celles de Marcela Iacub & Patrice Maniglier, dont l’ouvrage est malheureusement absent de la bibliographie : « Le fait d’être plus terrorisée à l’idée d’être tuée que traumatisée par les coups de reins des trois connards, apparaissait comme une chose monstrueuse » (p. 39). Les idées de Camille Paglia résumées p. 42 seront comprises mutatis mutandis par les homos qui ont vécu l’époque d’avant la consumérisation de l’homosexualité : le risque d’être agressée en tant que femme vaut mieux que la sécurité de vivre enfermée « chez papa-maman ». Virginie Despentes agit « comme si je n’étais pas une fille » (p. 44). Elle s’étonne « qu’en 2006 […] il n’existe pas le moindre objet qu’on puisse se glisser dans la chatte quand on sort faire un tour dehors, et qui déchiquetterait la queue du premier connard qui s’y glisse » (p. 48). C’est la peur de mourir qui terrorise, pas celle de la pénétration. Ce viol est « fondateur […] de ce que je suis en tant qu’écrivain » (p. 53).

La prostitution : contrôle et avilissement par la sexualité

Le chapitre consacré à la prostitution est de la même veine : « Les prostituées forment l’unique prolétariat dont la condition émeut tant la bourgeoisie » (p. 57). Les arguments ne sont pas neufs, mais ils sont formulés d’une manière nouvelle, due au poids du témoignage personnel de l’auteure, de son expérience de la prostitution par minitel à l’âge de 22 ans  [2] : « dans ma petite expérience, les clients étaient lourds d’humanité, de fragilité, de détresse ». De ce point de vue, l’aspect physique passe au second plan : « c’était affaire de charité, même tarifée » (p. 65). Elle envisage la prostitution dans son cas comme « une entreprise de dédommagement, billet après billet », permettant la « reconstruction après le viol » (p. 72). Dans le discours admis, on exige que les prostituées « appartiennent à une catégorie unique : victimes » ; « on exige qu’elles soient salies » (p. 67). Les lois anti-prostitution ne servent pas qu’à avilir les filles, mais aussi les clients : « c’est aussi la sexualité des hommes qu’on contrôle » ; « le soulagement doit rester problématique, culpabilisant » (p. 80). Ce fait est envisagé comme une « construction politique » (p. 83), des « chaînes » dont on n’est pas près de se libérer, et pour cause : « quand on affirme que la prostitution est une « violence faite aux femmes », on veut nous faire oublier que c’est le mariage qui est une violence faite aux femmes, et d’une manière générale, les choses telles que nous les endurons » (p. 85).

Le porno : bon pour l’élite, dangereux pour le peuple

Le porno permet à Virginie Despentes d’approfondir son analyse des ressorts de nos comportements sociaux : « l’image porno ne nous laisse pas le choix : […] elle nous fait savoir où il faut nous appuyer pour nous déclencher ». Les « militants anti-porno […] refusent qu’on leur parle directement de leur propre désir, qu’on leur impose de savoir des choses sur eux-mêmes qu’ils ont choisi de taire et d’ignorer » (p. 91). Les conditions de travail des hardeuses sont les mêmes que celles des prostituées : les pouvoirs publics ne se préoccupent pas de leur dignité de travailleuses, seulement de la moralité sexuelle. Les interdits du porno (« pas de scène de violence, pas de scène de soumission » pas de « gode-ceinture » [3]) font sourire : « le SM doit rester un sport d’élite, le peuple est incapable d’en saisir la complexité, il se ferait mal » (p. 95). Elle remarque que « quand Valéry Giscard d’Estaing interdit le porno sur grand écran dans les années 70, il ne le fait pas suite à un tollé populaire » (p. 98). C’est seulement le « trop de succès » des films qui fait peur : « Ça n’est pas la pornographie qui émeut les élites, c’est sa démocratisation » (p. 99). Virginie Despentes revient sur la censure dont le film Baise-moi a été l’objet. Elle remarque justement que « la hardeuse […] se comporte exactement comme un homosexuel en back-room […] comme un homme s’il avait un corps de femme » [4] (p. 101). Elle s’étonne de ce que les femmes pratiquent peu la masturbation : « Nous sommes formatées pour éviter le contact avec nos propres sauvageries » (p. 105). Elle évoque l’importance des « premiers concerts de rock », qui ont vu la manifestation des désirs des femmes « nos clitoris sont comme des bites, ils réclament soulagement » (p. 105).

King Kong théorie

Alors, que vient faire la grosse bête poilue ici ? Virginie Despentes voit dans le film de Peter Jackson « la métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du XIXe siècle […] l’île de ce film est la possibilité d’une forme de sexualité polymorphe et hyperpuissante » (p. 112) [5]. Cela amène l’auteure à revenir sur sa période « keupone », où son rapport à la féminité et avec les mecs était radicalement différent (p. 116). Par contraste, les réactions à la sortie du livre Baise-moi sont intéressantes. En gros, on lui reproche d’être une femme : « Personne n’a éprouvé le besoin d’écrire que Houellebecq était beau » (p. 118). « Il n’y a pas pire qu’être une femme jugée par des mecs. […] On n’est même pas des étrangères : on est sous-titrées, tout le temps, parce qu’on ne sait pas ce qu’on a à dire » (p. 119). Pour le film, la censure provient du fait qu’il ne faut « pas de film sur une tournante où les victimes ne larmoient pas avec le nez qui coule sur des épaules d’hommes qui les vengeront » (p. 120). C’est exactement ce que j’avais compris à la sortie du film, et ce qui m’avait bouleversé : les femmes se vengent elles-mêmes, et font subir aux hommes ce qu’elles ont subi. Pourquoi un tel ramdam autour d’un film féministe ? Virginie Despentes conclut en approfondissant le chapitre sur la prostitution : « la féminité, c’est la putasserie. L’art de la servilité » (p. 126). De leur côté, les « hommes » ne sont pas mieux lotis : « on dirait qu’ils veulent se voir baiser, se regarder les bites les uns les autres […] on dirait qu’ils ont peur de s’avouer que ce dont ils ont vraiment envie, c’est de baiser les uns avec les autres […]. Ils se baisent à travers les femmes, beaucoup d’entre eux pensent déjà aux potes quand ils sont dans une chatte » (p. 142). Mais ils (les hommes hétéros) ont « peur d’être PD […] alors ils filent droit. Ils renâclent, mais obéissent. Au passage, ils torgnolent une fille ou deux, furieux de devoir faire avec » (p. 142). Cela nous donne du pain sur la planche dans notre mission éducatrice ! Conclusion : « Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de l’échangisme » (p. 145).

 Voir également dans Le sexe et ses juges, ouvrage collectif du Syndicat de la Magistrature, la communication de Catherine Breillat. Lire l’article de Matooblog.
 Voir mon article sur La prostitution.
 Ce livre fait partie des nombreux ouvrages que j’ai lus pour écrire mon essai Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay ». Et si vous l’achetiez ?

 J’ai été choqué en mars 2020 de lire un article de Virginie Despentes dans Libération qui ne contient aucun argument, seulement des injures. Cet article en jouxtait un autre écrit en jargon par le philosophe Paul B. Preciado, ci-devant ancienne compagne de Despentes. Il se trouve qu’en 2019 j’ai eu d’une part l’occasion de revoir après 20 ans Baise-moi à la Cinémathèque, en présence de la réalisatrice, qui revenait avec beaucoup de calme sur la censure dont elle fut victime à l’époque au nom du féminisme ; et d’autre part d’assister à un débat avec Paul B. Preciado sur le thème « habiter son corps », en fait une conférence que je finis par interrompre au bout d’une heure de monologue ponctué de l’habituel Om mani padme hum des activistes queer : patriarcat / domination masculine / patriarcat / domination masculine, ad lib. Bref j’avais interrompu le philosophe pour lui demander si l’on pouvait toujours jouir avec son corps en pratiquant la pénétration, et m’étais vu répondre que, en gros, en pénétrant, les mâles blancs avaient asservi les dominés, et j’ai compris ce dont Paul B. Preciado était le nom. Les trans FtM comme lui qui s’excitent contre la pénétration génitale vue comme un signe du patriarcat sont cliniquement des hommes sans couilles (je suis désolé, ce n’est pas une insulte, c’est juste une nosographie) qui à l’instar du « Renard ayant la queue coupée » de La Fontaine, voudrait imposer à tous une mode qui ne concerne que lui. Si ces gens-là sont heureux d’être des hommes sans couilles, grand bien leur fasse, cela m’en touche une sans faire bouger l’autre, mais qu’ils ne jouent pas les orchidectomistes. Je suis fort aise d’avoir été pourvu d’un anus et d’un pénis, et que ces instruments ne me servent pas qu’à la miction & l’exonération, mais me procurent aussi du plaisir. Si Paul B. Preciado n’éprouve pas de plaisir à se faire sodomiser, c’est son droit, mais qu’il ne me prive pas de ce plaisir. En clair, qu’il aille se faire foutre comme tous les autres khmèr.e.s-la-pudeur de son acabit. Suis-je clair ?
Bref, je m’apprêtais à écrire un billet d’humeur sur cette déception de ce que cette femme que je croyais une féministe pro-sexe et intelligente soit passée sous l’emprise d’un philosophe à la coupe-moi-le-nœud, lorsque je suis tombé sur un article brillant dans Marianne de Natacha Polony : « Virginie Despentes : "meuf", tu délires… ». Il n’y a que deux choses à ajouter à cet édito à mon avis. Virginie Despentes sait-elle qu’en appuyant les censeurs de Polanski, elle encourage ces nouveaux khmèr.e.s-la-pudeur qui naguère tentèrent d’interdire son film ? Et surtout, elle dont le film Baise-moi raconte la dérive de deux filles dont l’une, Manu, abat comme point de départ, un type dont je ne sais plus si c’était son grand-frère ou un ami, parce qu’il se mêle de sa vie sexuelle, et qui se met, contre Polanski, à encenser Ladj Ly, est-elle au courant que Ladj Ly est exactement ce genre de type qui se mêle de la vie sexuelle des petites sœurs, puisqu’il a été condamné par la justice pour cela précisément, comme l’explique Régis de Castelnau dans cet article. Mais je préfère penser que Despentes avait trop fumé la moquette, ainsi que les journalistes de Libé quand ils ont publié ça. Ils auraient pu faire exactement comme le blog du cinéma qui avait retiré celles de Ladj Ly contre Zineb El Rhazoui après avoir commis l’erreur de les publier. La déontologie du journalisme devrait déconseiller, quand un journaliste ami d’une personnalité, la voit vomir, de publier ses vomissures. J’avais pour ma part envoyé à ce torchon ma tribune sur l’affaire Piotr Pavlenski / Benjamin Griveaux, qu’ils n’ont pas publiée bien sûr. Je ne leur envoie plus mes propositions que pour les mettre en colère en leur montrant que tout le monde ne crie pas comme ces anciens gauchistes le firent : « Phnom Penh libéré ! » Mais comme le dit Natacha Polony : « le silence, ces derniers temps, est plutôt celui qu’on impose aux universitaires qui n’ont pas le bon goût de prêcher l’intersectionnalité des luttes. » Pas seulement les universitaires : tous ceux qui ne sont pas dans la ligne du parti… J’attends toujours les excuses de ces journalistes de mes deux de nous avoir fait croire pendant plus d’un an que les calomnies de la diffamatrice Sandra Muller créatrice de cette machine à délation que fut l’immonde #balancetonporc étaient légitimes.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article de Vierasouto, sur Agora Vox


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[1Tiens, pourquoi en appeler à une grande entreprise plutôt qu’à une association altermondialiste ?

[2Elle compte « une cinquantaine de clients différents en deux ans » (p. 67).

[3Cf. le blog Les 400 culs d’Agnès Giard, pour connaître les innovations technologiques dans ce domaine…

[4Le mot homme est souvent employé dans le sens de homme hétérosexuel, n’incluant pas les hommes homosexuels.