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Slalom entre les clichés, pour éducateurs et lycéens

Les Jeunes et l’amour dans les cités, d’Isabelle Clair

Armand Colin, 2008, 304 p., 20,3 €.

jeudi 9 juillet 2009

Influencée par les théories de Judith Butler, et désireuse de couper court aux mauvaises réputations des « jeunes des cités », Isabelle Clair endosse l’habit de doctorante et enquête sur l’amour hétérosexuel auprès d’une soixantaine de filles et de garçons âgés de 14 à 20 ans vivant dans quatre « cités » d’Île-de-France. L’enquête est minutieuse, et les remarques passionnantes, au point qu’on s’énerve de voir reléguées en note — tic des travaux universitaires — des observations interminables qui feraient mieux d’occuper la page, pour l’œil nonchalant de lecteurs plus populaires. En dépit de défauts et de manque qui me semblent importants — mais peut-être est-ce ma méconnaissance de la sociologie qui me les fait trouver tels ? — ce livre est passionnant, et fournira par exemple aux romanciers ou artistes curieux du sociolecte des « cités », une base de données de grand intérêt. Malgré une certaine difficulté de lecture, on n’hésitera pas à proposer l’ouvrage dans les CDI des lycées, et à en utiliser quelques extraits en classe (français, SES, etc.)

Judith Butler quand tu nous tiens

J’ai cru parfois débusquer une pétition de principe, consistant à affirmer d’emblée ce qui devrait être démontré (« L’entrée dans la vie amoureuse dramatise l’intériorisation de l’ordre du genre », p. 12). L’auteur cherche à plaquer des théories, notamment celles de Judith Butler, ce qui rend d’autant plus fort de café l’oubli (volontaire et assumé) de l’altersexualité (« de tels couples [de même sexe] sont particulièrement invisibles et leur étude aurait requis une enquête en soi », (p. 13)). La limitation de la question de l’amour au couple (cf. la note p. 10, qui aurait mérité un développement), exclut de fait les pratiques homosexuelles d’hommes ou de femmes majoritairement mais pas exclusivement hétérosexuels — la bisexualité à la Pascal Brutal) — en même temps que les couples de même sexe. Certes, un essai réservé aux « couples de même sexe » dans les cités me semble improbable, mais on regrette amèrement l’occasion manquée de questionner ces jeunes-là sur ce qu’ils pensent de l’homosexualité, de l’homophobie, de la bisexualité, et de leur demander s’ils savent si non pas eux — vous n’y songez pas ! — mais un autre jeune de la cité pratiquerait de tels crimes contre nature, à défaut d’en arriver au stade ultime du couple ! Au hasard d’une phrase, on relève quelque automatisme de pensée qui ferait bondir Butler : « la contemplation des beaux spécimens du sexe opposé » (p. 124). Dieu sait si, pourtant, plus nos jeunes se défendent d’être homos, plus ils se matent entre mecs ou entre nanas, et se vêtent pour être matés par leur sexe autant que par l’autre ! D’où le titre du film de Riad Sattouf : Les Beaux Gosses [1]. Cela dit, cet essai est un des premiers qui prenne la peine de souligner qu’il ne traite que d’hétérosexualité (cf. par exemple p. 170), contrairement à l’habitude consistant à ignorer la dichotomie.

Le panel : risque de l’effet loupe

Les jeunes ont été recrutés par l’intermédiaire de travailleurs sociaux (cf. p. 281). À mon sens, pour éviter l’effet loupe, il faudrait choisir une population neutre, et non pas ceux qui se précipitent aussitôt qu’une caméra, un micro ou un stylo de sociologue se pointent. Le vivier d’une classe de troisième ou de seconde d’un établissement scolaire public me semblerait idéal, car il réunit sans doute la plus grande proportion possible d’une classe d’âge, sans risquer d’oublier ceux qui ne sont pas coulés dans le moule majoritaire [2]. Si je regarde ma classe de seconde de cette année, par exemple, sur 26 élèves, (16 filles, 10 garçons) j’en compte (à la louche, en me trompant sans doute) 8 filles et 4 garçons qui ne me semblent pas susceptibles de s’identifier dans les propos collectés dans l’ouvrage. Sur ma classe de première S (12 garçons, 10 filles), j’en compte 18 ! Et pourtant, j’enseigne dans un établissement public on ne peut plus de type « cité » ! Ces ados-là vivent dans les mêmes « cités », mais quand la sociologue ou le journaliste arrivent, ils sont soit en train de bosser, soit les autres leur marchent sur les pieds pour causer dans le poste… Cela me fait penser au film Entre les murs, avec cette jeune fille qui a participé à tout le tournage avec les autres et qui, à la dernière minute, murmure au prof qu’elle n’a rien compris au film. Et encore, celle-ci a quand même fait partie de la minorité de ceux qui ont été sélectionnés !
On regrette aussi que la sociologue néglige de préciser ce qu’elle entend par « jeunes » et par « cités ». Le mot « adolescents » conviendrait à mon avis mieux [3], et quant aux « cités », l’auteure n’a sélectionné que celles du type que l’on médiatise, c’est-à-dire les cités populaires de périphérie des grandes villes, majoritairement peuplées de personnes issues de territoires anciennement colonisés par la France. Mais il existe en France d’autres cités. S’il est légitime de focaliser son attention sur ces cités-là et de ne pas étudier les autres, encore faudrait-il annoncer et justifier ce choix. L’effet loupe peut encore provenir du fait que certains entretiens ont été collectifs (cf. note p. 66), d’autres « sans témoin » (p. 72) : comment s’assurer de l’effet « sans témoin » quand les enquêtés se connaissent et ont parfois eu l’occasion d’accorder leurs violons ? L’auteur revient pourtant souvent sur sa conscience d’être « parisienne, blanche », etc., et le fait que cela ait pu jouer un rôle « inhibiteur » (p. 65), mais elle ne semble pas avoir craint le rôle catalyseur des conditions de recrutement (et puis pour « inhiber » des « jeunes de cités », croyez-en mon expérience, il faut se lever de bonne heure !)

Le panoptique et les « tournantes »

Venons-en aux aspects passionnants de l’ouvrage. Comme la vie de village, la vie de la cité ressemble au panoptique de Jeremy Bentham (p. 26), où les « grands frères » sont de véritables caméras de vidéosurveillance ambulantes. « Mais le « grand-frère » n’est au fond qu’une métonymie de l’ensemble du groupe de pairs, du groupe familial et du quartier tout entier » (p. 34). Les « rumeurs » complètent la violence du contrôle. Les filles déploient une panoplie de stratégies pour échapper au panoptique, et semblent y parvenir facilement malgré certaines concessions, comme celle consistant à rejeter la responsabilité sur la victime (la fameuse « pute » ; cf. p. 29). Fait remarquable, alors que l’étude a été faite en pleine polémique sur la loi de laïcité, l’auteure ne fait pas la moindre allusion au voile ! Il semble pourtant difficile que la question n’ait pas été abordée lors des entretiens, mais on sent toujours une volonté excessive de s’affranchir des passages obligés, au risque de censurer un aspect gênant. Par exemple, p. 41, on trouve une tirade macho d’un Karim sur sa copine qui n’est pas assez pudique quand elle va au tableau, mais il ne prône que le « col roulé » opposé au « débardeur », etc.
Certes cette histoire de voile à l’école a été montée de toutes pièces à partir de quelques cas isolés, pour des raisons électoralistes, ce dont j’ai toujours été persuadé, mais une réflexion à ce sujet eût été bien venue. Il en va de même de la question des « tournantes », rapidement évoquée, mais uniquement à titre de rumeur, avec une amusante « légende urbaine » (p. 62) à propos d’un garçon qui après une tournante se serait rendu compte que la victime était sa sœur, et l’aurait tuée avant de se tuer : où l’on comprend que la « tournante » n’est pas qu’un fantasme des classes bourgeoises… Parmi les ruses des filles figure en bonne place un jeu très butlérien sur les genres : s’habiller en garçons manqués pour contourner l’alternative pute / fille bien ; mais il y a aussi « la nécessité de la dureté dans les comportements féminins » (p. 92), et un jeu qu’on pourrait qualifier de retournement du stigmate sur le qualificatif « réputée » — est-ce un jeu de mots sur « pute » ? — qui fait une qualité conviviale de la « réputation » d’être sortie avec plusieurs garçons (p. 160) !

Hétérosexualité obligatoire

Dans ses analyses, Isabelle Clair n’a pas été assez sensible à mon goût, dans son parti-pris de couper homosexualité et hétérosexualité d’une barrière de séparation étanche, à certains propos révélateurs de l’état d’esprit de certains de ces « jeunes » (qui n’ont pas besoin en l’occurrence d’être « des cités »). Ainsi, Désiré, 17 ans, déclare-t-il à propos du dépucelage : « Comme ça, on pourra dire, enfin, au quartier : « c’est bon ! c’est fait ! » (p. 128). Je ne suis pas psy, et ai-je l’esprit mal placé si cette déclaration me fait croire que ce genre de garçon, quand il baise avec une fille, a plutôt en tête l’image des potes à qui il a hâte d’aller s’en vanter, faute d’assumer plus ? D’autres propos révèlent l’éducation forcée à l’hétérosexualité de jeunes qui apparemment n’y auraient jamais pensé si la « cité » ne les y formatait pas : « j’aimerais bien tomber amoureux de, tu vois, ma femme » (Nader, 20 ans) (p. 140). On note les propos caricaturaux d’un « Karim » de 15 ans, qui se vante d’avoir des « roues de secours », de n’avoir qu’à se « mettre à la chasse » pour qu’elles lui disent oui (p. 157) : quelle est la part de fantasme et de provocation dans ces propos de Don Juan de cour de récré, à cet âge ? Je retiens également une remarque édifiante : « nombre d’entre eux comptent déjà, alors que leur couple existe encore, sur les profits que sa révélation, une fois qu’il ne sera plus, engendrera » (p. 162). De même dans l’évocation du « script » auquel se conforment les couples en herbe : certains témoignages montrent des acteurs indifférents à ce qui semble se jouer indépendamment de leur désir. Voir p. 182. Ils (ou elles) attendent surtout de pouvoir en parler à leurs copains ! Isabelle Clair a une belle formule : « Comme si les partenaires cochaient au fur et à mesure du développement de leur relation des cases correspondant aux preuves légitimes de former une union viable » (p. 183).

Êtes-vous « fun » ou « romantique » ?

La classification des jeunes en « fun », « romantisme » et « réassurance » est éclairante, et m’a appris bien des choses que je n’avais pas remarquées auprès des ados que je fréquente. Je recommande aux profs de français le chapitre « Entre expressivité et dénigrement du lyrisme » (p. 144) pour faire toucher du doigt aux élèves de 2de ou 1re la différence entre l’usage commun et l’usage littéraire des mots « romantique » ou « lyrisme » : « La distance au lyrisme, qui est une forme de distance au romantisme, tient à la pudeur des jeunes, leur difficulté à exprimer leurs émotions. » (p. 145). On découvre le monde souterrain des SMS et des radios pour jeunes, qui proposent paraît-il des services payants d’« e-mails et de SMS-types » (p. 151) ! [4] Comme quoi, en fait de romantisme, Stendhal est toujours d’actualité : on songe à Julien Sorel recopiant sans les lire les « cinquante-trois lettres d’amour » dont le prince Korasoff lui fait cadeau pour courtiser Mme de Fervaques dans le seul but de rendre jalouse Mathilde (Le Rouge et le Noir, II, 26) ! C’est mutatis mutandis cette pratique qu’Isabelle Clair nomme « réassurance » : avoir un(e) deuxième petit(e) ami(e) sous le coude. Et comme chez Stendhal, cette « scène secondaire » est souvent engagée de façon très formelle, par une parole performative, un baiser et basta (cf. p. 163), le but étant d’avoir un « petit ami » (ou une) pour la galerie ! Il est à noter que, dans son souci excessif de ne pas stigmatiser, l’auteure utilise le mot « multipartenariat » (p. 156) plutôt que « polygamie » [5] ! On apprend que les téléphones portables sont souvent volés et vérifiés pendant quelques jours par le ou la partenaire jaloux (p. 219) ! Bon à savoir pour la prochaine fois que j’en confisquerai un !
La question de la sexualité est à peine effleurée. Les expressions « coït » ou « sexualité génitale » (p. 229) sont utilisées à plusieurs reprises (« les larmes et le coït sont attendus comme des moments clés du script amoureux », p. 251.), mais la fellation n’est mentionnée qu’une seule fois [6]. La pornographie est évacuée en deux pages, p. 257, et l’on n’évoque pas plus la sodomie que l’existence d’Internet ou du « voile » comme je l’ai déjà signalé… Le titre devrait donc plutôt être « Les ados et le sentiment amoureux hétérosexuel dans la perspective du couple », mais c’est évidemment moins accrocheur !

Les jeunes et l’amour dans les cités est en définitive le genre d’essai qu’il conviendrait de proposer aux jeunes (en extraits !) au titre d’une éducation à la sexualité digne d’une société évoluée, au lieu de les tympaniser avec un matraquage sur les « risques » comme on le fait dans ce genre d’ouvrages !

 Voir la fiche consacrée à l’auteure Isabelle Clair, sur le site du CNRS.
 Le thème de l’amour dans les cités est abordé (entre autres) dans les romans jeunesse suivants : Houari pote beur et le voile de Yasmina, d’Arthur Falaïeff, Un Foulard pour Djelila, d’Amélie Sarn, On s’est juste embrassés, d’Isabelle Pandazopoulos et Pour toi Anissa, de Clotilde Bernos. L’essai d’Isabelle Clair sera utilement complété par La sexualité des ados racontée par eux-mêmes, de Didier Dumas, qui aborde sans tabous l’aspect sexuel et charnel de l’amour.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Entrevue avec l’auteure sur lmsi « Les mots sont importants »


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[1Film que je recommande en parallèle avec la lecture de l’essai : on y retrouve certaines notions comme l’utilisation de « romantique » ou la « réassurance », mais la sexualité y est aussi vue indépendamment de l’amour.

[2Une phrase de la p. 212 me confirme cette intuition : « Aïcha, la plus indépendante des six (et celle qui entre le plus en conflit avec la chef de la bande, Malika) est la seule à tenir un discours un peu différent, plus individualiste ».

[3L’un des principaux personnages, Pili, l’emploie d’ailleurs, p. 177.

[4On trouve à la page 243 une quasi-pub rédactionnelle pour une marque de téléphonie mobile : « Le forfait X, lancé en 2000 par le serveur téléphonique Y, offre la possibilité de coups de téléphone à durée illimitée le soir et le week-end. Une tranche de liberté idéale pour les jeunes ! » (et ça continue sur 10 lignes !)

[5Mais on relève « monogamie » p. 162 !

[6Lire un témoignage d’une fille, p. 255, qui raconte comment un gars lui a appris le mot, ainsi que des notions comme « comment on met un préservatif » ! Comme quoi l’école a encore des progrès à faire !