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Proposition de Corrigé de la synthèse et de l’écriture personnelle
Corrigé du sujet de CGE en BTS « Invitation au voyage… » : Abel ou Caïn ?
Corrigé hypertrophié pour permettre une révision du cours sur le thème.
samedi 24 février 2024, par
J’ai proposé l’an dernier un Sujet de CGE en BTS « Invitation au voyage… » : Abel ou Caïn ?. J’en avais réalisé un corrigé, dont j’ai gardé l’exclusivité jusqu’à ce que j’aie proposé à nouveau ce sujet cette année. Ceci étant fait, je puis le livrer à la collectivité, avec mes avertissements habituels : c’est un travail empreint d’une personnalité engagée, et libre à chacun, enseignant ou étudiant, de prendre et de laisser. Les remerciements font plaisir, mais n’excluent pas les critiques constructives.
Proposition de synthèse rédigée.
Tout ce qui est en gras entre crochets doit être supprimé de la copie ; ce sont des indications pédagogiques.
[Introduction] [accroche] L’origine étymologique du mot « voyage » est la voie, la route, et le voyageur originel ne s’embarrassait pas de l’idée du retour. Dès l’apparition du mot « tourisme » emprunté à l’anglais au tout début du XIXe siècle, l’idée de retour informe le mot, et l’on voyage désormais moins pour « prendre la route » que par hédonisme [présentation des documents] Les quatre documents de notre corpus s’inscrivent dans ce clivage entre voyage et tourisme. Le document 1 est extrait des Mémoires d’outre-tombe (1848), autobiographie de François-René de Chateaubriand, qui s’interroge sur l’utilité profonde des voyages. Dans un essai intitulé « Vagabondages » extrait de Écrits sur le sable (1902), l’exploratrice Isabelle Eberhardt s’inscrit dans la descendance d’Abel le nomade, et fait du voyageur au sens étymologique un paria qui n’appartient qu’à la route. Le document 3 est un article publié en 2021 par Stéphane Bourliataux-Lajoinie sur le site The Conversation, intitulé « Le tourisme post-Covid sera-t-il virtuel ? », qui s’interroge sur l’évolution économique actuelle du tourisme. Le document 4 est un tableau du peintre Augustus Egg intitulé Les Compagnes de voyage, qui représente deux touristes luxueusement installées dans un train de la Côte d’Azur. [problématique] La notion de voyage a-t-elle encore un sens à l’heure du tourisme de masse ? [annonce du plan] Nous verrons quelles formes de tourisme sont abordées dans ces documents, puis comment évolue le rapport de l’homme avec la terre et la nature, avant de nous pencher sur les interactions humaines telles qu’elles ressortent des documents.
[Développement] [1re partie du dvt : formes de tourisme] Entre l’époque de Chateaubriand qui a vu naître le mot « tourisme » et le doc. 3, l’évolution est fulgurante, et Chateaubriand en a eu l’intuition visionnaire quand il se demande si l’on ne va pas devoir « changer de planète ». Pour lui, le voyage est inutile à l’homme s’il ne sait pas voyager en lui-même, c’est-à-dire méditer dans son cadre natal. La vision d’oiseaux migrateurs suffirait à l’imagination. Au contraire, pour Isabelle Eberhardt l’homme subit un appel irrépressible de la route, dont Augustus Egg nous fournit une version presque satirique, puisque le chemin de fer semble s’être emparé des deux compagnes de voyage, qui retrouvent loin de chez elles le même confort domestique et un espace borné par une fenêtre dont Chateaubriand conseillait de se contenter. Stéphane Bourliataux-Lajoinie répond à Chateaubriand à deux siècles de distance : l’économie du tourisme a bel et bien mené au « surtourisme » et donne l’impression d’un « globe fouillé partout ». L’industrie des technologies de l’information qui tente de supplanter l’industrie touristique, invente des visites virtuelles censées donner artificiellement au touriste moderne qui est tout sauf un voyageur au sens étymologique, l’impression de posséder les lieux qu’il visualise, et réaliser d’une façon triviale1 le vœu de Chateaubriand de « s’agrandir » sans voyager. Ce n’est plus le voyageur qui importe, mais le tourisme qui souffre et qui est menacé. Les risques évoqués par ce document sont totalement ignorés des documents 1 à 3, alors qu’à ces époques ils étaient bien plus réels ; Isabelle Eberhardt est morte en voyage.
[2e partie : rapport de l’homme avec la terre et la nature]. Ces différentes formes de ce qu’il faut dorénavant appeler « tourisme » et non plus voyage, supposent un rapport variable de l’homme avec la terre et la nature. Chateaubriand penche du côté de Caïn le sédentaire. Pour lui, l’homme doit savoir se contenter de son cadre naturel de sa naissance à la mort. L’infini se trouve en soi, pas dans un pays lointain. Au contraire, pour Isabelle Eberhardt l’homme doit se détacher de son cadre natal pour posséder la terre, et même s’il est appelé par elle au « vagabondage », le fait d’être détaché de tout le rend maître du globe qu’il parcourt, idée qui rejoint paradoxalement Chateaubriand dans le fait que c’est par l’esprit qu’on jouit de la terre. Pour Stéphane Bourliataux-Lajoinie, la terre est devenue virtuelle, et l’homme est désormais considéré comme une menace pour la nature, qui bénéficierait de son absence. Il n’est plus question de la terre, mais de géopolitique ou d’« expérience de consommation », qui ferait marcher le touriste du futur dans un monde virtuel. Mais n’est-ce pas déjà l’expérience que vivaient les deux compagnes de voyage d’Egg ? Il suffirait de remplacer les fenêtres de leur wagon semblables à un triptyque par un écran, car les amples robes à crinolines qui les engoncent les empêchent de profiter du paysage qu’elles ne regardent même pas. La ville de Menton qui s’expose entre leurs deux mentons leur est indifférente, et elles ne semblent rapporter de leur visite que les oranges et les fleurs posées sur la banquette.
[3e partie : interactions humaines] On ne voyage pas seulement pour changer d’air. Le voyage est aussi source de rencontres et d’interactions humaines. Ce qui importe pour Chateaubriand qui voit loin, c’est la diversité humaine qui lui semble menacée par ce qui ne s’appelle pas encore la mondialisation. L’uniformisation des peuples et des langues risque d’effacer selon lui les particularismes nationaux et le sens de la famille. Stéphane Bourliataux-Lajoinie lui donne raison à deux siècles de distance, en constatant que les « riverains » des lieux touristiques ne sont pas forcément heureux d’êtres devenus les « compatriotes » évoqués par Chateaubriand. Le tourisme de masse semble source de conflits entre touristes et habitants, mais aussi entre touristes : chacun voudrait profiter à lui seul des lieux vidés de la présence des autres ! Isabelle Eberhardt s’oppose à Chateaubriand qui apprécie à la fois la vie familiale et la solitude : elle exalte la solitude du « paria » vagabond exclu de la société et rejette la routine et l’esclavage inhérents à la vie sociale et familiale. Dans cet extrait elle n’évoque pas d’échanges humains, et son paysage de prédilection semble être le désert. Quant aux Compagnes de voyage, elles sont représentées comme des sœurs jumelles, mais ne communiquent pas entre elles, et le compartiment dans lequel elles voyagent les coupe des habitants de la Côte d’Azur d’une façon qui préfigure la réalité virtuelle évoquée par Stéphane Bourliataux-Lajoinie. On peut imaginer qu’elles se protègent comme les touristes évoqués par ce dernier, des risques que pourrait leur faire encourir un contact plus direct. Le livre lu par la passagère de droite est peut-être un guide de voyage qui leur raconte sans aucun risque ce qu’elles pourraient voir en descendant du train.
[Conclusion] [bilan] En conclusion, ces quatre documents témoignent d’une polarité humaine qui n’est pas propre seulement au tourisme. Les humains se sentent de la lignée d’Abel ou de Caïn, nomades ou sédentaires, et peut-être convient-il de distinguer clairement le voyageur au sens étymologique, celui qui prend la route ou que la route appelle, du touriste en quête d’un divertissement passager. [élargir le champ] Néanmoins, la popularité actuelle de tous les types de voyages, des randonnées aux croisières, des circuits organisés aux séjours balnéaires auxquels il faut dorénavant ajouter les visites virtuelles, n’est-elle pas une preuve que contrairement à la crainte de Chateaubriand, l’homme n’est pas encore rassasié de sa planète et que malgré le risque « réel ou perçu », l’appel du vaste monde fera toujours préférer à quelques-uns le risque de mourir au bord d’un oued à la servitude où nous réduit parfois notre société natale.
Proposition de corrigé subjectif d’écriture personnelle
« L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité. » Êtes-vous d’accord avec cette citation de François-René de Chateaubriand ? Attention : les allusions à l’actualité doivent rester exceptionnelles et dûment justifiées. Ce corrigé est trop « engagé » ; je vous le propose plutôt comme un complément de cours susceptible de « former l’esprit critique » selon le mot des instructions officielles.
[Introduction] [amorce en lien avec la citation] L’injonction à rester à la maison est le mantra qui monte dans cette période contemporaine caractérisée par la promotion tous azimuts des épouvantails de la peur : virus, surtourisme, terrorisme, changement climatique ; tout est bon pour nous confiner à la maison et mettre fin au tourisme comme aux voyages, que les moyens technologiques modernes peuvent dorénavant remplacer à moindre coût pour nous, à fort profit pour ceux les milliardaires qui les prônent dans les médias qu’ils se sont accaparés ou par la bouche des politiciens qu’ils promeuvent. C’est dans ce contexte que résonnent étrangement ces paroles de François-René de Chateaubriand vieilles de près de deux siècles : « L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité. » [problématique] Cet auteur qui pratiqua le « tourisme » avant la lettre justifierait-il les assignations à résidence qui menacent l’homme occidental moderne ? [annonce du plan] Nous vérifierons qu’effectivement le voyage est parfois inutile et qu’on peut voyager sans quitter sa maison ; puis nous verrons que l’homme peut porter l’immensité en lui, mais que l’appel de l’immensité – du monde et de la vie – reste constitutif de notre humanité.
[Développement] [1re partie : l’homme peut porter l’immensité en lui. Sous-partie 1 : inutilité des voyages.] Sans doute est-il possible de prendre Chateaubriand à la lettre : certes il n’y a pas besoin de voyager pour s’agrandir, et certaines personnes semblent prouver par leur comportement l’inutilité des voyages, comme le dénonçait déjà Michel de Montaigne dans son Essai « De la Vanité » : « La plupart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu. » Les Compagnes de voyage du peintre Augustus Egg ressemblent à ces voyageurs taciturnes de Montaigne : elles semblent incapables de quitter leur confort ; elles ne font que le transposer dans un autre lieu, et se comportent dans un compartiment de train comme elles seraient auprès de leur foyer. Pourquoi voyager en ce cas ? Il en va de même de certaines personnalités importantes comme Marie-Antoinette, dont le nécessaire de voyage impressionnant est exposé au Musée du Louvre, diamétralement opposé au sac de voyage minimaliste de Nelly Bly, qui releva dans les années 1870 le défi de Jules Verne de faire le tour du monde en moins de 80 jours, et rendit compte de son exploit dans Le Tour du monde en 72 jours, inventant presque le concept moderne des agences, de « voyager léger ». En tout cas, Nelly Bly nous donne une première piste avant de « s’agrandir » par le voyage : commencer à se rapetisser ! Dans son Petit traité sur l’immensité du monde, Sylvain Tesson ironise sur certains voyageurs modernes qui semblent pris d’une « danse de Saint-Guy » ou danser des « tarentelles » censées guérir les piqûres d’araignées. Cette bougeotte ne semble rimer à rien et l’on peut se dire devant de tels touristes : « quelle mouche, sinon araignée, les a-t-elle piqués ? » Charles Baudelaire avait choisi une autre métaphore dans son poème « Le voyage » pour dénoncer la vanité des voyages : « Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule / Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils / La Curiosité nous tourmente et nous roule ». Pour ce poète, le voyage n’est qu’un avatar de la lutte vaine de l’homme contre le Temps : « L’un court, et l’autre se tapit / Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste, / Le Temps ! » et de faire l’éloge de ceux « Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. » François Rabelais avait déjà ironisé au chapitre XXXIII de Gargantua sur l’attitude de Picrochole face à ses conseillers qui lui faisaient miroiter une guerre de conquête semblable à un voyage touristique. Avant même de partir, celui-ci se plaint de ne pas pouvoir « boire frais » ! Le bon conseiller Échephron lui répond : « le voyage est long et périlleux. N’est-ce mieux que dès maintenant nous reposions, sans nous mettre en ces hasards ? » Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques voit dans les voyages « une servitude [qui] pèse sur le travail efficace » « dans la profession d’ethnographe », renouant avec le constat de Baudelaire : « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! »
[Sous-partie 2 : On peut voyager sans se déplacer.] Si les voyages sont inutiles ou vains, il convient pour soutenir l’affirmation de Chateaubriand, de reconnaître qu’il est possible de voyager sans quitter son fauteuil. C’est ce que rend possible la Réalité Virtuelle (VR) évoquée par Stéphane Bourliataux-Lajoinie dans son article « Le tourisme post-Covid sera-t-il virtuel ? » Cela va de pair avec un courant de « réappropriation des lieux par les habitants », mais on peut mentionner aussi la pratique des échanges d’appartements (Le site routard.com recense une dizaine de sites spécialisés sur une page intitulée « L’échange d’appartements ») qui permet de concilier le voyage et l’impression de rester chez soi ou du moins de voyager comme si l’on rendait visite à des parents ou amis. Bien avant le progrès technologique de la VR, les arts et lettres permettaient à l’homme en quête d’exotisme de voyager en pensée. Nous pouvons mentionner les films de genre comme les westerns. N’est-il pas significatif que le cinéaste italien Sergio Leone ait magnifié le genre du western par ses films qualifiés de « western spaghetti » comme Il était une fois dans l’Ouest, alors que la génération précédente d’Italiens avait pratiqué le voyage d’émigration que le même Sergio Leone évoquera dans Il était une fois en Amérique ? On peut donc, selon le mot de Baudelaire, voyager « sans quitter [son] berceau », et voyager en imagination, comme les personnages du Pèlerinage à l’île de Cythère du peintre Antoine Watteau, qui considère l’amour comme un voyage vers une sorte de paradis imaginaire. Dans « Invitation au Voyage », Baudelaire renverse l’idée de voyage : la femme aimée voyage en rêve et ce sont « les vaisseaux [qui] viennent du bout du monde » « pour assouvir / [S]on moindre désir ». Chateaubriand évoque « des pays inconnus dont vous parlait à peine l’oiseau de passage », ce qui constitue la façon la plus économique de voyager en pensée. Mais on peut également voyager en se contentant d’écouter les récits des « Étonnants voyageurs ! » comme l’écrivait Baudelaire dans « Le Voyage » ; expression qui a d’ailleurs été choisie comme nom du festival de littérature de voyage de Saint-Malo, la ville natale de Chateaubriand où l’on peut visiter son tombeau sur l’îlot de Grand Bé. Ces voyageurs ont selon le poète « Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, / Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin ! » La musique est enfin un paisible vecteur de voyage immobile. Quelques années avant le voyage de Bougainville, Jean-Philippe Rameau avait synthétisé dans l’air « Forêts paisibles » de l’opéra-ballet Les Indes galantes l’esprit de la lointaine Amérique avec une leçon qui fait écho à la citation de Chateaubriand : « Jamais un vain désir ne trouble ici nos cœurs ». Le célèbre chœur de Giuseppe Verdi « Va pensiero » extrait de l’opéra Nabucco exalte la faculté humaine de voyager en pensée selon le principe de la nostalgie : « Va, pensée, sur tes ailes dorées ; Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines ». De nombreux musiciens se sont chargés d’évoquer le pays natal dans leurs œuvres, comme Bedrich Smetana dans « La Moldau », poème symphonique extrait du cycle Ma Patrie qui évoque la Bohême. Son compatriote Antonin Dvorak mêlera aussi dans sa Symphonie du Nouveau monde les accents nostalgiques de sa patrie à l’évocation de l’Amérique qu’il découvrait alors.
[2e partie : l’homme peut porter l’immensité en lui. Sous-partie 3 : qualités nécessaires pour voyager.] Il n’est donc pas besoin de voyager pour s’agrandir, mais qu’il soit ou non voyageur, l’homme peut « porte[r] avec lui l’immensité ». Dressons d’abord l’inventaire des qualités nécessaires au voyageur. La faculté de contemplation est mise en valeur par Chateaubriand : « Asseyez-vous sur le tronc de l’arbre abattu au fond des bois : si dans l’oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l’infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange. » Leçon identique à celle donnée par le tableau contemporain de Caspar David Friedrich Le Voyageur contemplant une mer de nuages, qui montre un homme de dos vêtu en citadin, absorbé dans la contemplation d’un paysage de montagne. Jean-Jacques Rousseau nous avait déjà prévenus dans Émile ou De l’éducation. « Il ne suffit pas pour s’instruire de courir les pays. Il faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux, et les tourner vers l’objet qu’on veut connaître. » Alphonse de Lamartine confirme cette idée dans Voyage en Orient, en expliquant que l’on peut trouver la sagesse en voyageant à condition d’être capable de changer de point de vue : « si mon esprit s’est agrandi, si mon coup d’œil s’est étendu, si j’ai appris à tout tolérer en comprenant tout, je le dois uniquement à ce que j’ai souvent changé de scène et de point de vue ». Il voit le monde comme « un livre dont chaque pas nous tourne une page ». Mais c’est souvent aussi par la lecture que l’homme apprend à voyager. Alexandra-David Néel explique au début de L’Inde où j’ai vécu que sa vocation de voyageuse est née dans la salle de lecture du musée Guimet à Paris. Une autre qualité du voyageur est le dépouillement et la solitude, qui peut être plus profond que la simple nécessité de voyager léger mise en œuvre par Nelly Bly : « Être seul, être pauvre de besoins » selon le mot d’Isabelle Eberhardt dans Écrits sur le sable. Dans À bord du Darjeeling Limited, film de Wes Anderson, les trois frères finissent par abandonner leurs nombreuses valises pour poursuivre un voyage qui devient spirituel. Khalil Gibran exalte dans Le Prophète la faculté de voyager par le rêve : « Votre maison ne rêve-t-elle pas ? Et en rêve, ne quitte-t-elle pas la ville pour le bosquet ou la colline ? » C’est ainsi peut-être que le compositeur aveugle Joaquin Rodrigo a pu nous faire rêver à l’Espagne en composant le Concerto d’Aranjuez, un paysage lointain qu’il nous fait percevoir avec d’autres sens que la vue. Dans L’Empire des signes, Roland Barthes montre que c’est aussi peut-être en se privant de la compréhension du langage que l’on peut mieux appréhender un pays inconnu ; il évoque « une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle ». La culture est une faculté qui certes permet de décrypter une culture étrangère, mais qui parfois bride aussi la faculté de compréhension. Ainsi du jeune Gustave Flaubert dans son récit de voyage Par les champs et par les grèves, qui exhibe sa culture lorsqu’il observe des paysages de Bretagne fort exotiques à l’époque, mais qui s’avère incapable d’apprécier la modernité du Pont d’Ancenis par exemple (« Rendez-nous nos bons vieux ponts de pierre à parapets saillants »), peut-être parce qu’il a été incapable du dépouillement prôné par Isabelle Eberhardt.
[Sous-partie 4 : les peuples recherchés ont les qualités que les voyageurs ont perdues.] Si l’on réfléchit par contre sur les qualités que les voyageurs recherchent auprès des peuples de leurs destinations de voyages, on se rend compte que ce sont paradoxalement celles qui ont disparu de leur pays d’origine. C’est ce que pressentait Chateaubriand en écrivant : « Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier ». Quand Isabelle Eberhardt se moque des « braves gens ayant vécu des vingt et trente ans dans le même quartier », on ne peut s’empêcher de constater qu’elle avait précisément choisi de voyager en Algérie, attirée par des peuples qui n’ont jamais quitté leur « bled » ! De même quand Jean Richepin écrit dans son poème « Les Oiseaux de passage » : « Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir », il entend se moquer de ce type de vie, or lui qui est né en Algérie, a pu y fréquenter un peuple composé de gens qui dans leur immense majorité ont souscrit à cette déclaration qu’il rejette ! De même pour Alexandra David-Néel et tant d’autres voyageurs : ce qu’ils apprécient en fait de spiritualité, c’est de rencontrer des gens qui se soient comportés de façon diamétralement opposée à la leur : ne jamais avoir quitté l’Inde ni le Tibet ! Cette autre vanité du tourisme est dénoncée dans La Vallée, un film de Barbet Shroeder daté des années 1970. Alors que le groupe de voyageurs participe à une fête tribale au cœur de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Olivier déclare qu’il n’y croit pas, et que sa compagne de voyage Viviane ne pourrait pas supporter de vivre réellement dans cet endroit où les femmes sont autant exploitées qu’en Occident. Or s’il a fui l’Occident, c’est précisément parce qu’il ne supportait pas la société moderne. Le voyageur extrême se trouve donc pris en étau entre une modernité à laquelle il n’adhère plus et des traditions qu’il rejette également. La contradiction est portée à son comble lorsque le voyageur ou plutôt l’explorateur ramène avec lui un indigène qui pratique une ethnologie inversée. C’est le cas du Papalagui d’Erich Scheurmann, avec le chef Touiavii d’une tribu des îles Samoa qui au contraire d’Olivier dans La Vallée, rejette en bloc ce qu’il constate en Occident. Au contraire dans Les Népalaises de l’Everest, Anne Benoit-Janin raconte la destinée de femmes népalaises qui ont imité les Occidentaux pour acquérir plus d’autonomie. Dans l’Antiquité grecque, Hérodote inventoriait avec neutralité les différents peuples connus, sans chercher à établir la prééminence du sien. Chaque peuple pouvait « porte[r] avec lui l’immensité ».
[3e partie : l’appel de l’immensité – du monde et de la vie – reste constitutif de notre humanité. Sous-partie 5 : l’appel de la route.] Si l’homme peut porter en lui l’immensité, il n’en demeure pas moins que l’immensité l’appelle ailleurs qu’en lui-même. C’est souvent la route qui l’appelle, la voie qui est au cœur étymologique du mot voyage, ce qui exclut l’idée de tour et donc de retour présente dans celle du mot « tourisme ». Pour Isabelle Eberhardt, cet appel irrépressible est celui de la route : « le torturant besoin de savoir et de voir ce qu’il y a là-bas, au-delà de la mystérieuse muraille bleue de l’horizon » Elle ne peut pas « Regarder la route qui s’en va toute blanche, vers les lointains inconnus, sans ressentir l’impérieux besoin de se donner à elle ». Baudelaire évoque dans le sonnet « Bohémiens en voyage » cette bienveillance de la Nature pour « La tribu prophétique aux prunelles ardentes » qui semble l’allégorie de tous les voyageurs, ceux qu’il évoque au début de « Le Voyage » : « les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent / Pour partir […] Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! », même si la suite du poème dénonce la vanité de ces voyages. De même Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde exprime-t-il cet abandon de l’homme qui semble subir le voyage : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Jean-Jacques Rousseau, dans Les Confessions renforce cette idée que les voyages permettent de se libérer de ce qui nous entrave : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans [les voyages] que j’ai faits seul et à pied ». On peut même évoquer les acteurs des anciens voyages de découverte, que ce soit Jean de Léry dans son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil ou Louis-Antoine de Bougainville dans son Voyage autour du monde. À une époque où ces voyages comportaient des risques majeurs pour la santé et la vie, rien ne pouvait les empêcher de partir, eux et tous ceux qui les accompagnaient dans leurs navires. Ils avaient dans ces époques lointaines, XVIe ou XVIIIe siècles, la satisfaction de « Plonger […] Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » selon la formule finale du « Voyage » de Baudelaire. Bougainville baptisa Tahiti « Nouvelle-Cythère », ce qui est révélateur de cette exaltation du voyage qui s’était emparée de lui et de ses compagnons. Il y a sans doute aussi chez le voyageur un désir de transgression. Dans Mes voyages avec Hérodote Ryszard Kapuscinski évoque la fascination indistincte qu’il ressentait pour les frontières de son pays à l’époque communiste, sans éprouver de désir pour un pays lointain en particulier. C’est le même désir qui empreint Le Vilain petit canard de Hans Christian Andersen. Le petit canard différent des autres qui va partir pour voir le vaste monde dont sa mère a seulement une vague idée. Chateaubriand va jusqu’à émettre l’idée prémonitoire de « changer de planète » que peut engendrer l’impression d’un « globe fouillé partout ». Dans L’Inde où j’ai vécu, Alexandra David-Néel s’insurge en anarchiste contre l’existence même des frontières : « Aujourd’hui, les peuples sont parqués en des cages distinctes en attendant le moment où ils franchiront de nouveau les clôtures qui les séparent pour se ruer les uns contre les autres et s’entre-détruire ». Le nomadisme n’était-il pas la règle à l’origine de l’humanité ?
[Sous-partie 6 : le dernier voyage.] Mais il est une autre immensité qui appelle l’homme, et qui nous fait concevoir un autre sens au mot voyage. C’est ainsi que la femme représentée par Edward Hopper dans son tableau énigmatique Compartiment C, voiture 293 ne semble pas une voyageuse réelle, mais métaphysique, comme le chante Hubert-Félix Thiéfaine dans la chanson éponyme qu’il consacre à ce tableau : « est-ce que tu fuis dans ce train quelque amant qui chercherait à briser ton silence / est-ce que tu fuis dans ce train quelque enfant / qui volerait ton indépendance ». Notre existence entière n’est-elle pas en soi un voyage risqué dont la fin est le « dernier voyage » ? Telle est la conclusion de Charles Baudelaire dans « Le Voyage » : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! ». Comme l’écrit André Durand dans son analyse de ce poème : « la question n’est pas de voyager ou non, mais de tenter de vivre, dans et contre le Temps, lutte inégale qui engendre la tentation (bien présente) de désirer la mort comme voyage de l’oubli, comme lieu de fécondité. » Les témoignages de ceux qui ont connu une « EMI » (expérience de mort imminente) assimilent la mort à un voyage. C’est le cas de Philippe Labro dans La Traversée : « La maladie qui m’a conduit à la réa m’a emmené plus loin que la réa, bien au-delà du cap Horn ». La chanteuse Marie-Line Weber évoque la mort de sa mère dans « Bon voyage » où l’idée que la mort est un voyage facilite le travail du deuil : « Bon voyage envole-toi / Et n’aie pas peur quelqu’un t’attend là-bas ». L’époque moderne semble vouloir oublier que nous sommes tous mortels. On nous confine en prétextant la peur de la mort, comme si la mort n’était pas capable de nous trouver où que nous soyons, selon le fameux conte anonyme « Ce soir à Samarcande ». En effet, on n’en finirait plus de comptabiliser les morts en voyage. Isabelle Eberhardt est morte accidentellement lors de la crue d’un Oued en Algérie. Alphonse de Lamartine a vu sa propre fille mourir lors de son voyage en Orient, alors que Victor Hugo s’est senti coupable d’apprendre la noyade de sa fille en France alors que lui-même était en voyage en compagnie de son amante Juliette Drouet. Bougainville ou Jean de Léry sont morts bien après leur retour d’un voyage périlleux alors que Pasang Lhamu Sherpa, la première femme à avoir vaincu l’Everest dont l’histoire nous est racontée dans Les Népalaises de l’Everest, est morte lors de la descente. Comme le dit Jean Richepin : « Plus d’un, l’aile rompue et du sang plein les yeux, / Mourra ! » La peur de la mort doit-elle nous retenir de vivre ?
[Conclusion] [bilan] Pour conclure, si au sens propre on ne peut que souscrire au propos de Chateaubriand, que l’on pourrait réduire à l’alternative de Charles Baudelaire : « Si tu peux rester, reste ; / Pars, s’il le faut » ; oui, il n’est nul besoin de voyager pour s’agrandir. Et pourtant, qu’il soit nomade ou sédentaire, l’homme porte en lui un appel à l’immensité. Cet appel est parfois celui du voyage, mais derrière le voyage, n’est-ce pas l’appel de la vie et du « dernier voyage » qui s’entend ? [extension du champ] Le risque de la mort doit-il nous dissuader de voyager et nous faire endurer d’absurdes assignations à résidence ou autres confinements ? C’est le Carpe diem, « Cueille le jour » du poète Horace. Comme le dit le conte, la mort saura bien nous trouver où que nous soyons dans la « cage » où nous serons, selon le mot d’Alexandra David-Néel, cette aventurière morte à l’âge de 101 ans après avoir couru des risques inouïs dans ses voyages lointains !
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