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« Ton père le chien », pour les 2de.
Les Céfrans parlent aux Français, de Boris Seguin & Frédéric Teillard
Seuil Point Virgule, 1996, 230 p, 6 €.
mardi 1er mai 2007
« La curiosité linguistique est-elle une expression de la curiosité sexuelle ? » (p.132). Cette « chronique de la langue des cités », passionnante même dix ans après, a le mérite de montrer que, quand on laisse s’exprimer les élèves, même à 11 ou 12 ans, ils expriment une saine curiosité de tout ce qui relève de la sexualité. Curiosité que la plupart des adultes considèrent comme de l’huile bouillante… Dix ans avant Entre les murs, de François Bégaudeau, Les Céfrans parlent aux Français est aussi un formidable témoignage sur les splendeurs et les misères de l’enseignement en milieu populaire.
Présentation
Boris Seguin et Frédéric Teillard sont deux « baroudeurs de la pédagogie » (p. 10) qui se sont retrouvés nommés en 1993 au collège Jean-Jaurès de Pantin, en Seine-Saint-Denis. Ils ont publié en 1994 un recueil de poèmes réalisés par leurs élèves, Crame pas les blases, agrémenté d’un court lexique de « mots employés par les enfants des Courtillières ». Ce recueil a obtenu un grand succès qui a valu aux profs et aux élèves d’être fréquemment invités sur les plateaux de télévision, devenant comme des ambassadeurs des cités. Les Céfrans parlent aux Français est une sorte de Journal de bord de l’année scolaire 1994-1995, au cours de laquelle notre couple pédagogique (n’allez rien imaginer !) raconte dans un style brillant et caustique ses (més)aventures dans l’élaboration avec des élèves de sixième d’un lexique de 400 mots de leur langage disons non-académique. Le lexique en lui-même occupe quelques pages en fin de volume. Ce qui frappe dans cet ouvrage est la haute tenue pédagogique des cours relatés, ainsi que le respect profond des élèves, avec toutes leurs contradictions. Il est intéressant de relire l’ouvrage 10 ans après, notamment pour des élèves entrant en seconde, ce qui leur permettrait, dans une sorte de rite de passage, de porter un regard en arrière sur le collège, sur les cités, sur les jeunes de la génération précédente (1995, c’est-à-dire la préhistoire !), sur le renouvellement du langage. Les auteurs ne cachent ni leurs joies, ni leurs déboires, ni leurs réussites, ni leurs difficultés, ni leurs doutes, ni leur acrimonie parfois contre certains collègues qui ne s’investissent pas autant qu’eux. On pourra reprocher certaines envolées démagogiques par-ci, par-là, mais on a fait pire ! Citons quelques scènes d’anthologie, comme ce cours impossible où les élèves sont trop énervés, comme on en a tous connu, p. 41/43, ou ce stage de profs relatés « à la manière d’un élève » par l’auteur bicéphale : « Toutes ces sales putes de profs avec leurs tronches de cratères, qui boivent de la bière et puent de la gueule et qui vous racontent comment qu’c’était mieux avant » (p. 51). Une belle envolée sur la pédagogie de l’erreur (p. 116), etc.
La question de la sexualité
Évidemment pour altersexualite.com, nous allons plaquer notre loupe sur la question de la sexualité. La date de parution est intéressante, car nous sommes deux ans avant la fameuse circulaire Royal qui a imposé une chape de plomb sur les contacts profs / élèves (cf L’École du soupçon, Les dérives de la lutte contre la pédophilie, de Marie-Monique Robin), et l’on peut observer comment ça se passait juste avant cet Hiroshima. Citons l’excellent passage (p. 47 et 48), qui semble inouï aujourd’hui, sur les contacts physiques, ce qu’a apporté un stage avec les élèves (de collège !) où le fait d’avoir joué au rugby ensemble, que les élèves aient vu les profs « boire, manger, aller aux toilettes, se doucher, changer de tenue, danser, comme eux » facilite la tombée du masque de part et d’autre. Allez expliquer ça à la Jeanne-d’Arc des Deux-Sèvres ! Réflexion des auteurs (qui écrivent à la première personne, comme dix ans plus tard le feront Marcela Iacub & Patrice Maniglier pour leur Antimanuel d’éducation sexuelle) : « Et paradoxalement, c’est l’inverse que les garçons réclament : qu’on les frappe. Pour les arrêter ? Pour faire basculer le rapport pédagogique dans un corps à corps pédérastique ? Ou pour transformer le règlement intérieur en règle du jeu sportive ? » Remarque judicieuse à méditer pour nous, sur les insultes : « une fois sur deux, au moins, les insultes ne sont pas employées pour injurier, mais comme une interjection presque anodine, une espèce de vocatif. Dégage, enculé d’ta mère ! n’est pas une insulte, c’est la traduction ou la transcription dans leur code de : Pardon, monsieur ou de Pousse-toi, collège » (p. 31). On s’amusera des réticences des élèves qui après délibération ont supprimé « Rase-moi les poils de la chatte avec tes dents » (je cite !) du dictionnaire (p. 34). Les auteurs observent de loin tout ce qui relève de la sexualité, sans approfondir. Ils remarquent que « tout ce qui n’est pas dans la norme, voyeur, homosexuel, toucheur de fesses, prostituée, à la fois fascine, prête à rire, puis est finalement rejeté » (p. 55). Du moins leur projet aura-t-il permis aux élèves d’exprimer ces sujets qui les tourmentent, de constater qu’ils pouvaient être objets de connaissance, comme en témoigne cette page savoureuse sur le hiéroglyphique nêk d’où proviendrait le nique (p.64) sans lequel nos mères ne seraient plus ravies par des assauts d’hommages ! Cette évocation d’un carnaval où un élève se déguise en « pute », ce que le Principal traduit par « Dame ». Eh oui, le carnaval, encore une institution qui a disparu de nos écoles… heureusement maintenant qu’on a supprimé carnaval et bizutage, pour crever les abcès il y a les émeutes, les feux de joie autour des écoles ou des gymnases qui crament… À la question « Comment décririez-vous un Français ? », les réponses sont édifiantes : « dès qu’ils voient une fille, ils disent : « Viens avec moi dans mon lit. » Ils aiment l’amour, mais pas avoir beaucoup de gosses. Ce sont des fils à maman, de grosses tapettes » (p. 127). (À noter que la définition donnée de tapette ne fait pas allusion à la sexualité. Les auteurs constatent la prégnance des insultes et de la sexualité parmi les 400 mots relevés. Ont-ils, dans leurs recherches subséquentes, développé cette intuition : « La curiosité linguistique est-elle une expression de la curiosité sexuelle ? » (p.132) ? Enfin, cette « chronique de la langue des cités » a-t-elle le mérite de montrer que, quand on laisse s’exprimer les élèves, même à 11 ou 12 ans, une saine curiosité de tout ce qui relève de la sexualité se dégage. Curiosité que la plupart des adultes considèrent comme de l’huile bouillante…
– Lecture croisée à faire avec Retour au collège, de Riad Sattouf.
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