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France, Cameroun, États-Unis

Quelles sont les limites de la liberté d’expression dans la presse ?

Exercice de synthèse pour un atelier Sciences Po

mercredi 15 août 2007

Un groupe de collègues de mon lycée d’exercice a lancé en 2006/07 un « atelier Sciences Po » dans le cadre d’une « convention éducation prioritaire ». Cette première session a été couronnée de succès, puisque 5 élèves parmi les 50 qui s’étaient inscrits à notre atelier ont été reçus. Ironie du sort, ce lycée qui figurait l’année précédente à l’avant dernière place du Palmarès des Lycées de France de l’Express, se retrouve donc premier de cette procédure de recrutement [1]. Consulter la page des résultats et voir la liste des admis pour la dernière session en date. Le succès de l’élève dont j’ai été le « tuteur » pendant cette année scolaire m’a particulièrement ému. En effet, lorsqu’il s’est agi d’expliquer ses motivations, elle a évoqué le cas de son frère, emprisonné au départ pour des faits mineurs, et que la machine judiciaire a vite transformé en délinquant chronique, puis en fou, provoquant le désespoir de sa mère. Histoire banale, mais dont cette élève avait tiré, au lieu d’acrimonie, une motivation. Elle souhaitait devenir magistrate. Espérons que son succès lui ouvrira des horizons. Dans Karim & Julien, paru en 2007, mon personnage Karim, dont le père était en prison, avait raté ce même examen, tandis que son amie Sabrina l’avait réussi. Où l’on voit que la réalité rejoint la fiction ! [2] Or donc, on m’avait proposé d’assurer le cours sur la presse, avec un exercice de synthèse. J’ai choisi 3 articles sur le thème de la déontologie, qui alliaient des supports de presse, des thèmes et des pays variés. Voici le corrigé fourni aux élèves.

 Support : 3 articles parus en 2006 ayant un thème commun.

  1. Ecr… l’inf…, Chronique de Jacques Julliard, Le Nouvel Observateur, 9 fév. 2006.
  2. Cameroun : Sexe, mensonge et politique, et Lynchage sur tabloïds, Jeune Afrique, 12/18 mars 2006.
  3. États-Unis, Autocensure, connivence, pressions : comment la presse s’est-elle soumise à Bush ?, Télérama, 5 juillet 2006.

 Corrigé : synthèse de ces trois articles.

Quelles sont les limites de la liberté d’expression dans la presse ?

Introduction

France, Cameroun, États-Unis : en 2006, dans trois pays situés sur trois continents différents, la liberté de la presse est mise à mal ou s’est trouvée menacée pour des raisons différentes : affaire des caricatures de Mahomet, dénonciation de personnalités soi-disant homosexuelles, complaisance relativement à la propagande du président George Bush. Ces articles montrent le rapport entre liberté de la presse et démocratie, mais ils pointent aussi les menaces que les religions ou les pouvoirs politique ou financier font peser sur les libertés publiques. À travers la lecture de ces articles, c’est une véritable déontologie du journalisme au XXIe siècle qui se dégage.

  1. Les faits : des entorses à la liberté d’expression.
    1. Les abus de la presse.
      L’article n°1, une chronique de Jacques Julliard parue dans l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur du 9/2/2006, rappelle l’affaire des « caricatures de Mahomet » : les « intégristes de l’islam » ont rendu le gouvernement danois responsable de ce qui s’imprime dans Jyllands-Posten et le gouvernement français de ce qui s’imprime dans France-Soir. », et ont appelé les musulmans à des « manifestations de violence physique ». L’article n°2, une enquête de Luc Olinga complétée par une tribune de François Soudan intitulée Lynchage sur tabloïds, parues dans l’hebdomadaire Jeune Afrique du 12/3/2006, nous informe sur une affaire qui a secoué le Cameroun : la « presse à scandale » a publié des « listes d’homosexuels présumés », désignés « à la vindicte populaire », dans ce pays où « l’homosexualité est considérée comme un crime par la loi ». Cette publication a entraîné également des manifestations de « groupes de jeunes étudiants hystériques », auxquelles s’est heurtée la police anti-émeutes. L’article n°3 est une entrevue de deux journalistes étasuniens, Kristina Borjesson et John MacArthur, par Weronika Zarachowicz, pour l’hebdomadaire Télérama du 5/7/2006. Ces deux journalistes ont participé à un livre intitulé Media Control, qui critique la « maîtrise inégalée de la propagande », la « soumission des médias » ainsi que « la disparition du pluralisme » dont est responsable selon eux l’administration Bush. John MacArthur dénonce ainsi le fait que « les journalistes gobent les mensonges du pouvoir », et « les amplifient ». Il cite plusieurs exemples de mensonges de George Bush relayés pas les médias.
    2. Les manquements de la presse.
      Dans l’affaire du Cameroun, François Soudan conclut qu’« une partie de la presse camerounaise est malade » : au lieu de dénoncer le « manque abyssal de professionnalisme » des journaux à scandale qui ont publié des listes d’homosexuels, c’est « le principe même de leur publication » qui aurait dû être dénoncé, car il s’agit d’une « délation insupportable au regard de la déontologie la plus élémentaire ». Le traditionnel antagonisme entre presse sérieuse et presse à scandale n’a pas joué, car la première a été à la remorque de la seconde ; elle n’a pas joué son rôle de sauvegarde de la déontologie. Les deux journalistes américains nous rappellent les manquements de nombreux journalistes : « personne ne s’est donné la peine de vérifier l’information », quand ce n’est pas ceux de la direction du journal, qui « enterre » les meilleurs articles « en milieu de journal » et mettent en une de « désastreux papiers ». Pire, une « affaire des écoutes téléphoniques » n’a été publiée par le New-York Times qu’après l’élection présidentielle de 2004, sous prétexte que ça aurait pu « influencer le processus électoral » !
    3. Les menaces sur la presse.
      Si les manifestations évoquées par Jacques Julliard constituent évidemment des menaces sur la liberté de la presse, d’autres menaces moins visibles sont dues à l’administration Bush, qui « vient de ressortir une loi antiespionnage […] qui permet de sanctionner les journalistes utilisant des fuites des services de renseignement ». L’ironie du sort, si l’on rapproche ces deux articles, est que ces menaces sont justement justifiées par la guerre en Irak censée lutter contre le terrorisme musulman entre autres parce qu’il menace la liberté d’expression !
    4. Interactions internationales.
      L’affaire des caricatures de Mahomet est emblématique d’une intrication des médias de différentes régions du monde : une affaire née au Danemark a eu un retentissement dans l’ensemble du monde musulman et de l’Europe. Au Cameroun, le raidissement de « l’Église catholique et l’islam » est expliqué par « l’arrivée massive des Églises évangélistes américaines », qui ont entraîné une sorte de surenchère moralisatrice dont les homosexuels font les frais. On peut également noter le « préjugé selon lequel l’homosexualité aurait été importée d’Occident », qui n’est sans doute pas sans rapport avec l’émergence de ce genre d’affaire précisément en cette époque de règlement de comptes tous azimuts entre l’Occident et les pays musulmans. Dans la question étasunienne, on note à quel point la mentalité des journalistes a été informée [au sens « donner forme »] depuis une trentaine d’années par des faits de géopolitique, notamment les débuts du « terrorisme musulman ». Quand on parle de sociétés cotées en bourse, il faut prendre en considération que ces sociétés sont transnationales, et que les actionnaires à contenter par les médias ne sont plus forcément sur le sol national, ce qui va forcément influer dans les années à venir sur le contenu de l’information.
  2. L’interprétation des faits.
    1. Les origines du malaise.
      Jacques Julliard voit dans la crise des caricatures le signe d’une « conception moderne, passablement fatiguée, de la liberté ». Il s’étonne que « les milieux les plus anticonformistes et les plus libertaires » montrent une « compréhension indulgente à l’égard de l’islam », alors qu’ils font preuve d’un « acharnement » contre le christianisme. Dans l’affaire du Cameroun, François Soudan, sans utiliser le mot, considère que les homosexuels servent de boucs émissaires et « offrent une cause et une explication [aux] malheurs quotidiens » de la population. Il cite trois exemples similaires de « chasse aux sorcières », de « complot judéo-maçonnique » ou de « conspiration tutsie » au courant du XXe siècle. Cette crise est selon lui « le symptôme d’un profond malaise au sein d’une société bloquée », d’un manque de transparence du pouvoir politique. John MacArthur dans l’entrevue de Télérama, voit les origines du malaise dans deux faits datant des années 1970 : le Watergate, où certains journalistes avaient l’impression d’être allés trop loin, puis la prise d’otages à Téhéran de 1979, qui « marqua le début de la théorie selon laquelle nous étions tous menacés ». On trouve déjà ici ce « nous » opposant islam et Occident, qui reviendra sous la plume de Jacques Julliard.
    2. Responsables et bénéficiaires.
      Les « intégristes de l’islam » sont désignés comme responsables des menaces qui pèsent sur la presse par J.Julliard, même si l’on peut noter dans sa chronique un glissement subtil entre « les pays musulmans » et les musulmans citoyens européens désignés de façon ambiguë par « chez eux », expression qui prend tout son sens plus loin : « nous n’acceptons pas que les musulmans, au demeurant manipulés en la circonstance par les islamistes, nous imposent un Etat théocratique ». Dans l’article n°2, c’est à égalité l’église catholique et « le grand imam de Douala » qui sont accusés de « jeter l’opprobre sur l’homosexualité », mais aussi de « tirer parti de cette traque aux homosexuels ». Pour John MacArthur, ce sont les journalistes eux-mêmes qui sont responsables de la dégradation de la presse aux Etats-Unis. En effet, « il y a une époque où [les journalistes] s’identifiaient plus à la classe ouvrière qu’à l’élite de Washington et de New-York ». Selon lui, s’il n’y a plus de « campagne antiguerre », c’est « parce que les médias et les grands bourgeois qui soutiennent le parti démocrate ne sont pas touchés par la guerre ».
  3. Position des auteurs des articles : pour une déontologie du journaliste.
    1. Contre la connivence et la complaisance.
      Dans l’affaire camerounaise, on se demande s’il s’agit d’une machination politico-médiatique destinée à « déstabiliser l’adversaire », car nombre des personnalités dénoncées appartiennent au gouvernement. Il s’agirait alors d’une question de connivence entre les médias et un parti politique, dénoncée par cette formule de F. Soudan : « les élites — politiques, religieuses, économiques, intellectuelles — du pays ont perdu de leur crédibilité ». Cette connivence engendre selon lui « un populisme de la rue qui « affaiblit encore un peu plus la culture démocratique ». Aux Etats-Unis, John MacArthur va plus loin : selon lui, « les journalistes font partie de l’establishment ». Il compare Washington à Versailles, et juge cela « bien plus pernicieux que la corruption ». La connivence naît d’invitations « à dîner en compagnie des conseillers de Bush », lesquels délivrent des « infos off ». Celui qui ne joue pas le jeu est « muté dans un trou perdu ».
    2. La question financière.
      Dans l’affaire camerounaise, les auteurs des articles appuient sur l’intérêt mercantile de la presse à scandale, dont les tirages ont explosé, à tel point qu’ils ont transformé « un non-sujet en véritable feuilleton ». Aux Etats-Unis également, c’est le risque de « baisse de l’audience » qui selon Kristina Borjesson empêche les journalistes de « passer pour un mauvais patriote ». Pire, John MacArthur dénonce le principe des conférences rétribuées « 20000 dollars par intervention » « devant telle ou telle association industrielle », conférences directement liées à la présence fréquente de ces journalistes complices du pouvoir dans les « grands talk-shows de Washington ». Fidèle à l’esprit libéral américain, il regrette l’époque des « grands barons de presse indépendants » qui pouvaient défendre leurs journalistes et n’avaient « aucun compte à rendre ». C’est surtout selon lui parce que CNN a été « vendue à un grand groupe coté en bourse » qu’elle a été mauvaise lors du « traitement du conflit en Irak ». En effet, « ces patrons cherchent d’abord à protéger leurs actionnaires ».
    3. Des valeurs à défendre.
      Pour Jacques Julliard, « Il faut certes respecter la sensibilité des musulmans, mais la liberté d’expression est intangible ». Il prône donc une plus grande fermeté dans la défense de la liberté de la presse, dont il rappelle qu’elle « n’est pas […] indolore », et que « la controverse est génératrice de stress ». Il en appelle aux principes des Lumières, en citant la formule de Voltaire : « Ecr… l’inf… », dont les points de suspension rappellent la censure subie par le philosophe lors de son combat anticlérical contre le fanatisme catholique. Selon lui, « toute concession faite au fanatisme islamiste est une victoire pour celui-ci dans le cœur des masses. » Luc Olinga et François Soudan n’ont pas de mots assez forts pour condamner la « presse dite poubelle » responsable des calomnies au Cameroun. Sur un ton nettement polémique, ils parlent de « cabale », d’une « certaine presse », d’« hallali » qui mêle les « médias dits sérieux » à la « presse racoleuse », de « phénomène pervers de société » et de « déviation nauséeuse ». Ils citent l’association Reporters sans Frontières, qui a dénoncé un « journalisme qui s’apparente au lâcher de tracts, au règlement de comptes, mais pas à la liberté de critiquer dont doivent bénéficier les médias dans les sociétés démocratiques ». John MacArthur déclare que « l’autocensure est devenue le pire fléau pour la presse américaine », mais avec Kristina Borjesson, il a bien démontré à quel point cette autocensure était la conséquence de l’interaction des milieux politiques et financiers.

Conclusion

Ces trois articles relatant des faits apparemment très différents sur trois continents, donnent un coup de projecteur sur les menaces qui pèsent actuellement sur la liberté de la presse. On se rend compte, malgré ces différences, que les heurts entre l’islam et l’Occident sont, d’une manière ou d’une autre, en cause dans ces trois affaires, et qu’ils provoquent ou justifient de nombreuses entorses à la liberté de la presse, que ce soit dans l’excès de liberté ou dans l’autocensure et la connivence avec le pouvoir politico-économique. Reste à savoir ce qui, en ce début de XXIe siècle, menace le plus la démocratie, que ce soit en Afrique, en Europe ou aux Etats-Unis : quelques manifestations fortement médiatisées, ou bien l’accaparement progressif et irrémédiable des grands groupes de médias occidentaux par des groupes financiers. Ne peut-on pas tisser un fil entre ces « soldats pour la plupart issus des classes défavorisées. Pauvres, souvent immigrés, ignorants et exploités », et la « sensibilité particulière des musulmans » ainsi que « leur ressentiment à l’égard de l’Occident » que relève J. Julliard, et dont il oublie de dire qu’il pourrait être aussi engendré par une guerre contre l’Irak motivée par un mensonge couvert par des « médias aux ordres » ? De même cette regrettable affaire de délations au Cameroun, est-elle liée de deux façons à la politique internationale. Le recours aux Lumières prôné par J. Julliard pourrait donc s’envisager d’une autre manière, et l’infâme qu’il s’agirait d’écraser se révéler un monstre un peu plus complexe que celui qu’il dénonce.

 Voir La Question homosexuelle en Afrique. Le cas du Cameroun, de Charles Gueboguo. Quant au détail non traité dans la synthèse de l’« examen médical du conduit anal », jugé « particulièrement humiliant et dégradant », sachez que cela est dû aux élucubrations d’un « médecin » du XIXe siècle, Ambroise Tardieu, qui évoquait une soi-disant « déformation infundibuliforme de l’anus », dans un traité de 1857. Voir à ce sujet Les Origines de la sexologie 1850-1900, de Sylvie Chaperon. Voyez sur le site de la BNF, l’exposition consacrée à Honoré Daumier et à ses héritiers, avec un dossier sur la caricature de presse.

 Voir le Cours sur la presse et les médias, et l’exercice proposé en 2006 : Lutter contre les discriminations, ou combattre pour l’égalité ?. Voir une tragique application pratique en 2015 : « Je suis Charlie » : point de vue d’un enseignant.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Les conventions éducation prioritaire


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Illustration : Madame Anastasie, par André Gill dans L’Éclipse du 18 juillet, 1874. Théâtre et Censure au Dix-Neuvième Siècle.


[1En 2009, ce magazine a cassé et changé son thermomètre, et du coup, ce lycée a gagné plus de 600 places ! Et sans les mains !

[2Le 2 juillet 2009, parution d’un article de Raphaëlle Bacqué, intitulé « Top départ pour Sciences Po », basé sur une enquête dans l’atelier de ce lycée, avec notamment le portrait d’un élève hors norme, Elvyn, pour qui cette convention est vraiment une aubaine compte tenu de l’opposition entre ses capacités et sa situation familiale.