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L’Égypte avant la révolution, pour lycéens

J’aurais voulu être Égyptien, de Alaa el Aswany

Actes Sud, Babel, 2004, 290 p., 7,5 €

vendredi 20 janvier 2012

J’aurais voulu être Égyptien, c’est le titre d’une pièce de théâtre de Jean-Louis Martinelli, qu’il a lui-même adaptée du roman Chicago, mais à laquelle il a bizarrement donné le titre de ce recueil de nouvelles parues après L’immeuble Yacoubian, mais écrites avant ; nouvelles, dont la première, fort longue, constitue en fait un premier roman. On trouve dans ces nouvelles, brèves et allusives à part la première, les mêmes thèmes qui feront le sel de L’immeuble Yacoubian. Une savoureuse préface évoque la censure avec laquelle l’auteur s’est coltiné, en passant par le détour de l’illusion théâtrale qui saisissait en Égypte les premiers spectateurs de séances de cinéma (à mettre en relation avec une scène équivalente dans La Civilisation, ma Mère !…, de Driss Chraïbi). Face à un censeur qui reprochait à l’auteur les idées de ses personnages, l’auteur évoque les propos du propriétaire du premier cinéma d’Alexandrie : « Cet écran n’est rien d’autre qu’un morceau d’étoffe sur lequel se réfléchissent les images. Vous allez bientôt voir un train rapide. Souvenez-vous, mesdames et messieurs, que ce n’est qu’une image du train et que, par conséquent, elle ne représente aucun danger pour vous » (p. 24).

Celui qui s’est approché et qui a vu

Le titre du livre, épigraphe du premier récit, quasi-roman, « Celui qui s’est approché et qui a vu », est présenté comme une citation de Moustafa Kamel Pacha (orthographié par le traducteur « Mustapha Kamel »), militant nationaliste égyptien, contre laquelle le narrateur s’inscrit en faux. Il se vante malicieusement de ce que « me débarrasser de la religion a été facile, mais cela a pris plus de temps avec le marxisme » (p. 29), en précisant que c’est par dégoût « des créatures grossières comme les ouvriers ou les paysans ». Il ajoute une considération : « montrez-vous faible devant l’un d’eux une fois seulement et vous verrez ce qu’il vous fera », qui n’est pas sans évoquer notre fameux « Oignez vilain ». Un dessin et un schéma à la p. 33 illustrent une allégorie de la transcendance qui dirige nos destins selon le narrateur ; une marionnette menée par la main du destin dans une boîte de carton compartimentée en couloirs. Le pantin ne voit que des cloisons tandis que le destin, comme le narrateur omniscient, verrait tout de haut. Le narrateur évoque surtout la mémoire de son père, dessinateur de presse sans grand succès, adonné au hachisch et à l’alcool (cf. p. 45). Puis il prend le premier rôle dans la nouvelle. Il évoque divers personnages, par exemple le chef de service corrompu du bureau où il travaille, amateur de femmes. Une belle scène pré-strauss-kahnienne démontre le processus de l’abus chez les hommes de pouvoir : le patron veut lutiner une employée, et quand celle-ci se rebelle et que tout le bureau est ameuté, il l’accuse sans vergogne de lui avoir volé de l’argent, et de prétendre pour se dédouaner qu’il aurait voulu la violer (p. 70). Comme il a le pouvoir, la victime est obligée de manger son chapeau. À faire lire aux naïfs qui croient facile à une femme de ménage d’un grand hôtel de se défendre d’un vieux cochon influent qui voudrait abuser d’elle… Le narrateur s’oppose à une certaine tartufferie ; il raconte ce qui se passe quand il veut boire un café en plein ramadan, dans le fameux service dirigé par l’hypocrite (p. 75), et ses déboires avec certains porteurs de la « zbiba », marque sur le front due aux prosternations (p. 82). Il drague ou se fait draguer par une Allemande folle de l’Égypte, à qui il tente de faire perdre ses illusions : « Les Égyptiens ne sont que des insectes venimeux. C’est cela, leur définition scientifique » (p. 113). Mais l’Allemande disparaît au moment où il croit avoir rencontré le grand amour, et le narrateur est pris pour fou, ce qui nous ramène à la boîte en carton évoquée au début. Belle allégorie de l’Égypte où la lucidité mène à la folie.

Le factotum et autres nouvelles

Dans « Le factotum », le jeune Hicham est un étudiant en médecine brillant qui se heurte à la toute puissance du chirurgien chef de service qui lui refuse son titre de chirurgien parce qu’il ne lui « plaît » pas. Hicham se torture pendant longtemps pour comprendre ce qu’il doit faire pour « plaire » au chef. Le narrateur nous laisse supposer la solution, car un beau jour, Hicham reste enfermé une heure dans le bureau du chef, et quand il en sort, tout a changé, il obtient l’aval tant espéré… Dans « Nous les avons recouverts d’un voile », un jeune homme efféminé est à l’origine de la prise de conscience d’un homme marié qu’il est mal habillé : « le jeune homme laissa échapper un geste féminin » (p. 160). Après cette rencontre, ledit Monsieur insiste lourdement pour avoir un rapport sexuel avec son épouse à un moment de la journée inhabituel. Rien n’est dit de plus. « Monsieur le responsable de la climatisation de la salle » est une évocation tragi-comique de la situation des Palestiniens en Israël. Cela me fait penser au récent et excellent film de Sylvain Estibal, Le Cochon de Gaza, qui réussit cette gageure de faire rire avec le conflit israélo-palestinien, de même que Roberto Benigni nous avait fait rire autant qu’il nous avait ému, dans La vie est belle, avec la persécution des juifs par les nazis. Dans « La faille », un type bat violemment sa femme à cause semble-t-il d’une lettre ambiguë qu’il aurait découverte. Le narrateur ne nous fournit guère d’indices, à part le titre révélateur, seule la toute puissance du mâle sur la femme soumise ressort de la scène. Dans « Une vieille robe et un foulard », deux nouvelles se suivent et s’opposent, l’une sur une fille qui se livre au premier rendez-vous et que le narrateur se refuse à épouser parce qu’elle se prostitue, l’autre sur une hypocrite qui manipule l’islam pour forcer un jeune homme fortuné à l’épouser. Besoin d’un dessin ? « Un regard sur le visage de Nagui » évoque un jeune élève qui se rebelle contre l’abus de pouvoir du maître, mais c’est pour se mettre de son côté et maltraiter ses condisciples. Là encore, tout un symbole… « La séance de gymnastique » évoque l’humiliation d’un élève obèse pendant les cours de gymnastique. Il a presque des seins, et ses condisciples le traitent de femme. Il joue le jeu, se comporte de façon féminine, avant de craquer. La dernière nouvelle, « Mme Zita Mendés, une dernière image », semble autobiographique. Elle évoque une femme que le père du narrateur fréquentait en présence de son jeune fils, en 1961 (l’auteur lui-même avait 4 ans). Il lui aurait promis le mariage, sans suite. Le narrateur retrouve cette même femme, vieille, sans espoir, en 1996. Avec une grande économie de moyen, Alaa El Aswany nous propose ces instantanés qui en disent long sur la situation sociale en Égypte. Cette situation changera-t-elle avec la révolution ?

 Les amateurs de littérature arabe liront également Barques de montagne, de Wajdî al-Ahdal.

Lionel Labosse


Voir en ligne : J’aurais voulu être égyptien, de Alaa el Aswany, au théâtre des Amandiers de Nanterre


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