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Un beau roman « téléphoné », pour lycéens et adultes

D’un trait, de Véronique Bréger

KTM éditions, 2010, 240 p., 17 €

dimanche 15 avril 2012

D’un trait est un beau roman d’initiation lesbien, joliment illustré par Esther Gagné (joli travail pour un éditeur modeste). La jeune héroïne y suit une trajectoire de cerf-volant, comme suggéré en couverture, haut dans le ciel, puis projetée à terre avec violence, puis reprise par le vent, en panne, et encore en haut. De nombreuses lectrices y retrouveront leurs premiers émois., magnifiés par des situations idéalisées, parfois un peu téléphonées Le texte frôle cependant de trop près l’érotisme explicite et le pur fantasme pour le conseiller sans risque dans le cadre scolaire ; d’autre part, la présence récurrente d’un placement de produit (un téléphone justement) m’interdit à double titre de le conseiller sans avertissement.

Résumé

Léa est à l’hôpital suite à un accident de moto, tentative de suicide sans doute. Elle ne veut parler à personne. Anamnèse et analepse se confondent, l’italique du présent se mêle au romain du passé récent, jusqu’à ce que les deux se confondent aux deux tiers du roman, quand Léa quitte le centre de rééducation Tout a commencé à la rentrée des classes en 1re L, dans un lycée privé bien nommé : « Je suis à Marcel Proust depuis la 6e » (p. 21). Léa est fascinée par la nouvelle prof de français, Mlle Kolinski. L’autre nouveauté de l’année est qu’elle devient interne du lycée. Elle fait connaissance avec ses camarades de chambre, dont Dominique, jolie black qui annonce sans ambages la couleur : « Elle est canon » (à propos de la prof). On apprend qu’une pionne a été virée parce que : « Elle couchait avec une fille » (p. 33), ce qui dégoûte Noémie Renard, fille bégueule qui partage aussi la chambre et tient le rôle de la bécasse homophobe. Mlle Kolinski, Miko pour les intimes (son prénom étant Mylène, vous suivez ?), n’y va pas par quatre chemins dans ce lycée au fonctionnement pourtant digne des années 60. Elle met sur pied une équipe de profs de hand pour affronter les élèves, surtout Léa, qui lui a tapé dans l’œil. Elle manque de discrétion, puisque Léa la surprend dans une scène de rupture avec la nouvelle prof de dessin, super-prof itou. Léa, qui semble ignorante, voire inconsciente des choses de l’amour, est troublée par Miko. Elle se fait initier à la technique du baiser par Dominique, qui s’y emploie avec plaisir, pour savoir comment faire avec un garçon s’entend ! Mais voilà que « cela palpitait entre mes jambes » (p. 67). Léa découvre le désir et le plaisir, et brûle les étapes : elle comprend plus ou moins consciemment qu’elle est amoureuse de Miko, et fait tout pour la fréquenter. Heureusement, l’attirance étant on ne peut plus réciproque, le destin s’en mêle. La prof propose de raccompagner Léa dans son village après une expo de dessin, et vous savez quoi ? Elle passe ses week-ends à encadrer des groupes d’escalade dans ce village-là, précisément !
Lors d’entraînements communs, le hasard pousse la prof et l’élève dans la même douche commune, et Léa d’admirer le spectacle : « Son nombril servait d’écrin à un petit anneau d’or, une série d’abdominaux complétait le tableau qui me sembla, soudain, surréaliste » (p. 77 : où l’on voit que le programme de français a été assimilé !) La première séance d’escalade tourne court : malheureusement, un orage trempe jusqu’aux os la pauvre Léa. Mais la prof, qui habite seule dans le chalet de l’association d’escalade, est là, et lui propose un vêtement de rechange. Strip-tease et baise d’enfer s’ensuivent naturellement, à peine retardée par quelque scrupule professoral : « Je laissai mes doigts incertains s’insinuer dans un lieu inconnu, gonflé, irradiant d’humidité et de désir » (p. 105). On n’est pas à la moitié du roman, et on se rend compte, sachant d’où Léa nous raconte ces événements, que c’est trop beau pour être vrai. Le père de Léa, caricature de macho, la surprend embrassant (cette fois-ci chastement) sa prof qui la raccompagne, et en fait tout un fromage, demande un rendez-vous au lycée. Au retour des vacances de la Toussaint (on n’a pas perdu de temps !), la prof n’est plus là, puis elle sera remplacée, et même Léa n’a plus de nouvelles sur son téléphone (dont la marque commerciale nous est consciencieusement rappelée à chaque fois que ledit objet est sorti, à peu près toutes les dix pages). Léa croit que son père a dénoncé la prof et qu’elle a été virée à cause de ça, ce que laisse croire l’évocation de ce bahut à l’ancienne depuis le début, mais ce n’est pas ça du tout ; c’est alors le drame, qui entraîne l’« accident » de Léa, et les deux récits se rejoignent. Mais la bouée de sauvetage est déjà là, puisque après cette Miko trop goulument sucée, arrive la bénédiction de Bérénice. On traverse alors une longue période très « je t’aime moi non plus », jusqu’à ce que Léa enfin rétablie, retrouve le fil du labyrinthe de son désir.

Mon avis

Certes ce roman suit des scripts un peu téléphonés, et la distance entre le désir et sa réalisation ont nettement besoin d’une mort subite pour subir quelque méandre, car Véronique Bréger n’y va pas par quatre chemins. Foin de préliminaires, quand Léa décide de sauter le pas, on passe immédiatement de l’ignorance totale à l’érotisme torride, et les grands mots : « jouir », « la faire jouir » (p. 217) sont de sortie. Cependant, l’analyse, même accélérée, de la découverte de l’attirance pour les filles, et des doutes qui assaillent la jeune amoureuse, est d’une part très joliment écrite, et à mon avis intéressante pour des adolescents. Je me garderai bien de conseiller ce livre en lycée, pour deux raisons : l’érotisme franc, purement fantasmé, et le placement de produit qui me semble déjà insupportable dans les livres pour adultes, a fortiori dans la littérature pour adolescents et enfants (précisons que ce livre n’est pas soumis à la Loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse). Il y a non seulement le téléphone, mais aussi le lecteur MP3 de la même marque, de sorte que dix pages ne passent pas sans que ladite marque soit mentionnée. Si ça paie bien, je vais me mettre à mon tour à vous dire la marque de l’ordi sur lequel je rédige cet article ! Concentrons-nous maintenant sur le contenu.
La conception du lycée privé fait un peu image d’Épinal. On s’amuse de cette super-prof de français, forcément passionnante puisque jeune et belle, qui ne suit le programme que « par obligation et déontologie » vous pensez (p. 59), et passe des heures, y compris le samedi après-midi à compléter des documents variés sur la classe dont elle est prof principale, ce qui lui laisse le temps de pratiquer à un haut niveau le handball, la varappe, la randonnée, j’en passe et des meilleures, ah oui, la boxe, bien sûr. Cela donne une image de la femme à l’opposé des stéréotypes hétéronormatifs et nunuches comme on dit, et c’est tant mieux, mais quand prépare-t-elle ses cours ? Mystère ! Je sens que je vais me faire honnir par mes collègues, mais on aurait pu choisir une autre matière que le français, parce que nous, hein, on bosse ! En plus de tout ça, la prof est aussi parfois « de garde » au lycée, et dort dans une chambrette de surveillance, pour les besoins de la cause ! On sent l’allusion sibylline à ce que l’ultralibéralisme aura fait de notre métier dans quelques années : c’est vrai qu’on a les vacances, alors pourquoi ne pas nous occuper la nuit, ma bonne dame ! Bref, la vraisemblance est le dernier des soucis de l’auteure. On est dans le pur fantasme, ce qui n’est pas gênant d’ailleurs, et n’empêche pas un récit d’une grande sincérité, et d’un style fort plaisant. — _ Les personnages frisent parfois la caricature, notamment dans la dénonciation de l’homophobie de Noémie Renard, qui s’exclame « gouines, gouines, gouines » (p. 114), en surprenant ses camarades de chambrée dans le même lit (oui, Princesse a débauché l’autre fille de la chambre, encore plus facilement que la prof s’est fait Léa). L’hétérophobie n’est pas toujours évitée, par exemple quand Dominique évoque le destin de la jeune fille hétéro qu’elle a détournée, vouée en réalité à rencontrer « un mec avec son chien » (p. 142), ce qui deviendra une sorte de gimmick. Ce qui amuse c’est que l’idéal amoureux qui ressort du livre est d’une originalité qui ridiculise effectivement l’hétéro au chien : la jeune fille belle, sportive, se déplaçant à moto, et qui vous présente à ses parents dès le premier coït. On se sent prêt pour le mariage en kit. Le récit instrumentalise un jeune homme, l’ami de Léa quand elle reprend les cours après déménagement à Paris : prise d’un doute, elle tente de faire l’amour avec lui, là encore, sans le moindre préliminaire, mais stoppe l’expérience à peine commencée, regrettant à peine de l’avoir allumé pour rien. Mais ces regrets sont balayés par le récit, qui vire sans ménagement le malheureux garçon quelques pages plus loin, alors même que, plus gay-friendly que lui, tu meurs, il avait introduit Léa dans une boîte lesbienne en lui tenant un discours pro-homo ! Bérénice lui pique son téléphone (de la marque commerciale en question, vous vous en seriez douté), prend le numéro de Léa, puis « fracasse » l’objet avec ces mots : « Pauvre tache, t’es pas à la hauteur » (p. 209). Bigre, qu’est-ce que ce serait si le garçon avait été tant soit peu lesbophobe ! En tout cas, retenz la leçon : cassez ces objets dans des crises clastiques, on rachètera sans problème le modèle suivant, encore plus performant !
Un livre à lire pour son plaisir donc, mais pas à conseiller dans le cadre scolaire, chers collègues enseignants, à moins que vous ne désiriez changer de métier !
 Sur un thème proche, voir Gais Matins, de Catherine Bourassin.
 J’aurais sans doute été moins sensible à la question du placement de marque, si le hasard ne m’avait mis sous les yeux exactement en même temps un autre livre publié celui-ci en littérature jeunesse, donc soumis à la Loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Zéro commentaire, de Florence Hinckel, qui se livre à la même pratique inavouable, mais en remplaçant la marque commerciale par un nom générique transparent : « smartphone ». Ne comptez pas sur moi pour favoriser ce genre de choses. S’agit-il effectivement d’une initiative concertée pour que la littérature, pré carré protégé jusque-là, soit à son tour vérolée par la pub, comme la télé, la radio, le cinéma, les concerts, et toutes les disciplines artistiques ? Sur ce sujet, lisez mon article « Concert-clystère au Zénith ». D’autant plus étonnant que le site de l’auteure est totalement vierge de pub.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Le site de Véronique Bréger


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