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Un monde sans genres, pour les 3e et le lycée

La Main gauche de la nuit, d’Ursula Le Guin

Robert Laffont (Le Livre de Poche), 1969, 350 p.

mercredi 24 janvier 2018

Ursula K. Le Guin est une star de la S.F., décédée le 22 janvier 2018 (même jour que mon ami Roland Longpré). Elle était spécialisée dans l’introduction de thématiques socio-anthropologiques dans ses romans. Publié en 1969, La Main gauche de la nuit lui vaudra une reconnaissance internationale. Ce roman fait partie du Cycle de l’Ekumen, dont il constitue la 7e œuvre, mais peut se lire indépendamment. L’intérêt de ce livre est l’émergence, bien avant que ce soit la mode, de la thématique transgenre. Les habitants de la planète Gethen ne sont ni hommes, ni femmes, ils sont hermaphrodites, et selon les saisons, sont homme ou femme, et peuvent devenir à la fois père et mère, à la façon des gobies mentionnés dans Dirtybiology. La Grande aventure du Sexe. Ursula Le Guin tente d’isoler ce que ce phénomène peut amener, ou plutôt retrancher en terme d’agressivité, le fait de ne pas avoir à se conformer à l’habitus d’un des deux sexes. Nous nous bornerons, dans cet article, à des citations significatives. Le roman possède son propre lexique, puisque l’auteure a créé un monde dans son cycle, et nous sommes pour le moins dépaysés : « Je partirai du 44e diurne de l’an 1491. En Karhaïde, nation de la planète Nivôse, c’était Odharhahad Tuwa, soit le 22e jour du troisième mois de printemps de l’an I. Ici, c’est toujours l’an I. Mais la datation de toutes les années passées et futures est modifiée à chaque retour du Nouvel An, le chiffre qui les désigne augmentant ou diminuant d’une unité suivant qu’il s’agit du passé ou de l’avenir. Nous étions donc au printemps de l’an I à Erhenrang, capitale de Karhaïde. » Le récit est confié à plusieurs narrateurs.

« L’histoire est vieille d’environ deux cents ans, et, en ce temps comme aujourd’hui, deux frères germains avaient le droit de s’unir jusqu’à ce que l’un d’eux donnât naissance à un enfant ; ils devaient ensuite se séparer, il leur était donc interdit de se jurer fidélité à vie. C’est pourtant ce qu’avaient fait ces deux frères. Lorsqu’un enfant fut né de leur kemma, le Seigneur de Shath leur ordonna de rompre leur serment et de ne plus jamais s’unir l’un à l’autre. L’un d’eux, celui qui avait mis l’enfant au monde, en fut désespéré. Sourd à toute consolation ou conseil, il se procura du poison et se donna la mort » (p. 33).
« Je ne sais fichtre pas ce que vous êtes, Monsieur Aï — une anomalie sexuelle, un monstre artificiel, un visiteur venu des Domaines du vide ? — mais vous n’êtes pas un traître, vous n’avez fait que servir d’instrument à un traître. Je ne punis pas les instruments. » (p. 44).
« Il avait une allure et des manières si féminines que je me pris un jour à lui demander combien il avait d’enfants. Il se renfrogna. Jamais il n’avait été mère, en revanche il avait été père quatre fois… C’était une de ces petites surprises qui me faisaient continuellement sursauter. Mais ce genre de choc mental n’était rien en comparaison du traumatisme physiologique qu’il me fallait supporter du fait que j’étais un être humain de sexe mâle au milieu de créatures qui, les cinq sixièmes du temps, étaient des hermaphrodites asexués. » (p. 61).
Autre citation de la p. 71 dans cet article.
« Une prolongation anormale de la phase du kemma et un déséquilibre hormonal permanent à prédominance mâle ou femelle produisent ce qu’ils appellent la perversion. Ce n’est pas un phénomène rare : trois ou quatre pour cent des adultes, dirais-je, souffrent ainsi de perversion sexuelle ; ce sont de ces anormaux qui, chez nous, seraient considérés comme des êtres normaux. Ils ne sont pas exclus de la société, mais tolérés avec un certain mépris, comme les homosexuels dans maintes sociétés bisexuées. En argot karhaïdien on les appelle morts vivants. Ils sont stériles. » (p. 79).
Les Géthéniens sont vraisemblablement le résultat d’une expérience. Cela peut paraître choquant, mais comment pourrait-on, aujourd’hui, exclure cette hypothèse ? Des indices probants ne nous donnent-ils pas lieu de penser que la Colonie Terrienne fut une expérience — l’établissement d’un groupe hainien normal sur une planète ayant comme autochtones ses propres protohominidés ? Les Colonisateurs se livraient certainement sur l’homme à des manipulations génétiques […]. Trouvera-t-on une autre explication de la physiologie sexuelle géthénienne ? (p. 108).
« Le cycle sexuel est en moyenne de vingt-six à vingt-huit jours (on tend à dire qu’il est de vingt-six jours pour le rapprocher du cycle lunaire). Pendant vingt et un ou vingt-deux jours le sujet est soma, en état de latence ou inactivité sexuelle. Vers le 18e jour une modification hormonale est effectuée par les glandes pituitaires. Le 22e ou 23e jour le sujet entre dans la période du kemma, l’équivalent du rut animal. Dans la première phase du kemma (karh. secha) il demeure complètement hermaphrodite. Différenciation et puissance sexuelle sont incompatibles avec l’isolement. Si le Géthénien, dans la première phase du kemma, se trouve seul ou avec des gens qui ne sont pas en kemma, il est inapte au coït. Pourtant la pulsion sexuelle est, en cette phase, d’une force redoutable, assujettissant toute la personnalité, sacrifiant tout à ses impérieuses exigences. Lorsque le sujet rencontre un partenaire en kemma, les sécrétions hormonales en reçoivent un surcroît de stimulation (par le toucher surtout – et par l’odorat ?) jusqu’au moment où il se produit une prédominance des hormones mâles ou femelles chez l’un des partenaires. Les organes sexuels s’engorgent ou s’atrophient en conséquence. Les préliminaires de l’acte sexuel s’intensifient et le sujet déjà différencié déclenche un mécanisme qui fait prendre à son partenaire le rôle sexuel inverse (sans exception ? s’il peut arriver qu’il se forme des couples du même sexe, ces exceptions seraient négligeables). La seconde phase du kemma (karh. thorharmen), où se produit cette activation sexuelle par contact mutuel, dure apparemment de deux à vingt heures. Si l’un des partenaires est déjà à un stade avancé du kemma, l’autre l’y rejoindra rapidement ; si les deux sujets entrent ensemble en kemma, il y a des chances pour que cela prenne plus de temps. Les êtres normaux n’ont de prédisposition ni au rôle masculin ni au rôle féminin, ils ne savent jamais lequel ils vont jouer et ne peuvent choisir. (D’après Otie Nim, l’usage de dérivés hormonaux, en vue d’infléchir la nature vers l’un ou l’autre rôle, est très courant dans la région de l’Orgoreyn ; à ma connaissance, cette pratique n’a pas cours en Karhaïde, pays rural.) Une fois déterminé, le sexe ne peut changer pendant la période du kemma. Sa phase culminante (karh. thokemma) dure de deux à cinq jours, pendant lesquels la pulsion sexuelle atteint sa force maximale. Le kemma se termine brusquement. S’il n’y a pas fécondation, le sujet revient à la phase du soma en quelques heures, et le cycle recommence. (N.B. Otie Nim estime que cette quatrième phase est l’équivalent de la menstruation.) Chez un sujet qui, ayant assumé le rôle féminin, a été fécondé, il va de soi que l’activité hormonale se poursuit ; les périodes de gestation (8,4 mois) et de lactation (6 à 8 mois) lui conservent ce rôle de femme. Les organes sexuels mâles restent atrophiés (comme en soma), les seins se développent quelque peu et la ceinture pelvienne s’élargit. Lorsque prend fin la lactation, le sujet perd ses attributs féminins et retrouve l’état de soma en parfait hermaphrodite. Il ne se crée pas d’habitude physiologique : on peut être père plusieurs fois après quelques maternités successives. » (p. 110).
« Il est certains aspects de l’ambisexualité que nous avons pu seulement entrevoir ou conjecturer et dont, peut-être, nous n’aurons jamais une parfaite compréhension. […] Leurs structures sociales, leur organisation industrielle, agricole, commerciale, la taille de leurs unités de peuplement, les thèmes de leurs contes, tout est fait pour cadrer avec le cycle soma-kemma. Chacun a droit à des vacances mensuelles ; aucun Géthénien, quelle que soit sa situation, n’est obligé ou contraint de travailler lorsqu’il est en kemma. Nul ne se voit interdire l’entrée des établissements publics de kemma si pauvre soit-il et si anormal qu’il puisse paraître. Tout s’efface, périodiquement, devant les tourments et les joies de la passion. Et cela nous paraît bien compréhensible. Ce que nous trouvons très difficile à comprendre c’est que ces gens-là, les quatre cinquièmes du temps, ne subissent plus aucune motivation sexuelle. Ils font une place, et même une grande place, à la sexualité ; mais c’est en quelque sorte une place à part. La société géthénienne, dans son fonctionnement et sa continuité journalière, ne connaît pas la sexualité.
Quelques réflexions. N’importe qui peut s’essayer à n’importe quel travail. Cela n’a l’air de rien, mais les effets psychologiques en sont incalculables. Si quiconque, de dix-sept ans jusque vers trente-cinq ans, peut toujours, suivant l’expression de Nim, « être cloué par une grossesse », il en résulte que personne ici ne peut être « cloué » aussi radicalement que les femmes ont des chances de l’être ailleurs – psychiquement ou physiquement. Servitude et privilège sont répartis assez équitablement ; chacun a le même risque à courir ou le même choix à faire. Et, pourtant, personne ici n’est tout à fait aussi libre que l’est un homme libre partout ailleurs.
L’enfant n’a pas de relation psychosexuelle avec son père et sa mère. Pas de complexe d’Œdipe sur Nivôse.
Pas d’attentats sexuels, pas de viols. Comme chez la plupart des mammifères à l’exception de l’homme, il ne peut y avoir copulation que sur invitation et par consentement mutuel ; autrement le coït est irréalisable. Naturellement la séduction est possible, à condition de choisir juste le bon moment.
Pas de division de l’humanité en forts et faibles, protecteurs et protégées, êtres dominateurs et créatures soumises, maîtres et esclaves, éléments actifs et passifs. Toute cette tendance au dualisme qui imprègne la pensée humaine peut se trouver atténuée ou modifiée sur Nivôse.
Les notes suivantes trouveront leur place dans mes Directives complètes. Lorsqu’on rencontre un Géthénien, il est impossible et déplacé de faire ce qui paraît normal dans une société bisexuelle ; lui attribuer le rôle d’un Homme ou d’une Femme, et conformer à cette idée que vous vous en faites le rôle que vous jouez à son égard, d’après ce que vous savez des interactions habituelles ou possibles de personnes du même sexe ou de sexe opposé. Il n’y a ici aucune place pour nos schémas courants de relations sociosexuelles. C’est donc un jeu qu’ils ne savent pas jouer. Ils ne voient en leurs semblables ni des hommes ni des femmes. Et c’est là une chose qu’il nous est presque impossible d’imaginer. Quelle est la première question que nous posons sur un nouveau-né ?
Quel pronom employer pour désigner un Géthénien ? Le genre neutre n’irait pas, car c’est un être à la fois masculin et féminin. Il faudrait disposer d’un pronom bisexuel ou intégral, « le pronom humain » employé en karhaïdien pour désigner une personne en soma. Faute de quoi je suis obligée d’employer le masculin, exactement pour les mêmes raisons que ce genre était appliqué à un dieu transcendant. Le masculin est moins défini, moins spécifique que le neutre ou le féminin. Mais l’emploi même de ce genre me fait continuellement oublier que le Karhaïdien avec qui je me trouve n’est pas un homme mais une synthèse d’homme et de femme. » (p. 112-114).
« L’instinct parental varie aussi largement sur Géthen que partout ailleurs. Il ne faut pas généraliser. Je n’ai jamais vu un Karhaïdien frapper un enfant, ni, sauf une fois, lui parler avec colère. La tendresse de ces gens-là envers leurs enfants me fit l’effet d’être profonde, efficace – et presque entièrement dénuée d’autoritarisme égoïste, ce qui seul, peut-être, la différencie de ce que nous appelons l’instinct « maternel ». Je dirais volontiers que la distinction entre instinct maternel et instinct paternel est négligeable ; l’instinct parental, le désir de protéger et de guider, n’est pas lié à un sexe déterminé.
Au début du mois de Hakanna la radio nous apprit à Gorinhering, en un Bulletin royal brouillé par les parasites, que le souverain de Karhaïde, Argaven, avait annoncé qu’il attendait un héritier. Non pas un fils né d’un partenaire, comme il en avait déjà sept, mais un héritier né de sa chair, un fils-roi. Le roi était enceint.
Je trouvais la chose amusante, les habitants de Gorinhering aussi, mais pour des raisons différentes. Ils disaient que le roi était trop vieux pour être mère, et ils se répandaient là-dessus en obscènes joyeusetés. Les vieillards caquetèrent sur ce sujet pendant des jours. Ils se moquaient du roi, mais leur intérêt à son endroit n’allait pas plus loin. » (p. 119).
« C’est généralement dans leur jeunesse que les Géthéniens font des enfants ; la plupart d’entre eux font usage de contraceptifs après vingt-quatre ans, et c’est vers la quarantaine qu’ils deviennent stériles dans le rôle féminin. Shousgis avait passé la cinquantaine, c’était donc « naturellement » pour lui une expérience lointaine, et il était, à vrai dire, difficile de se l’imaginer dans le rôle d’une jeune maman. C’était un politicien réaliste, avisé et jovial dont les bontés étaient intéressées – inspirées par un intérêt purement égoïste. C’est un type d’homme universel. Je l’ai rencontré sur Terre, sur Hain, sur Olloul. Je compte le rencontrer en Enfer. » (p. 139).
Tentative de séduction : « Et il m’appelle par mon prénom. Je ne lui coupe pas la langue parce que je n’ai pas de couteau sur moi depuis que j’ai quitté Estre. Je lui dis que j’ai fait vœu de chasteté pour la durée de mon exil. Il roucoule, susurre et ne me lâche pas les mains. Il atteint rapidement la phase culminante du kemma dans le rôle femelle. Gaum est très beau en kemma, et il comptait sur sa beauté et son savoir-faire ; d’autre part il devait savoir que mon appartenance au Handdara m’empêcherait sans doute de faire usage de drogues antikemma, et que je me ferais une loi de m’imposer une abstinence sexuelle à conquérir de vive lutte. Il a oublié que d’avoir quelqu’un en horreur, cela vaut toutes les drogues.
Las d’être tripoté par lui, je me dégage alors que je commence à en sentir l’effet et, en le quittant, je lui conseille d’essayer la maison de rendez-vous la porte à côté. Il me regarde avec une haine pitoyable : car si perfides qu’aient été ses intentions, il est vraiment en kemma et très ému. » (p. 181).
En prison : « Je savais qu’il existait sur Nivôse des médicaments capables de réduire l’activité sexuelle dans sa phase culminante, ou de la supprimer tout à fait ; on y recourait lorsque des considérations de convenance, de santé ou de moralité imposaient l’abstinence. On pouvait ainsi, sans danger, supprimer le kemma dans le cycle sexuel, une fois ou plusieurs fois de suite. » […] « La pulsion sexuelle du Géthénien, du fait que la nature lui a donné des limites si strictement définies, échappe presque complètement à toute ingérence de la société. La sexualité n’est pas codifiée, canalisée, réprimée comme elle l’est dans toutes les sociétés bisexuelles que je connaisse. L’abstinence est entièrement volontaire, et le plaisir toujours licite. Traumatismes et frustrations sont l’un et l’autre exceptionnels. Et c’était la première fois que je voyais un impératif social aller à l’encontre du besoin sexuel. Ce dernier n’étant pas réprimé, mais supprimé, il n’y avait pas frustration, mais quelque chose de plus sinistre, peut-être, à la longue : la passivité. » (pp. 205, 206).
Impossibilité de l’amitié entre Genly Aï le terrien et Harth le Géthénien ? C’est le plus beau moment du roman, le rapprochement des contraires, qui malgré la catégorie science-fiction, en dit beaucoup sur les sentiments humains. La narration alterne de l’un à l’autre.
« Mais un ami, qu’est-ce donc en un monde où tout ami peut devenir amant au gré d’une nouvelle phase de la lune ? Pas moi, pourtant, enfermé que je suis dans ma virilité : je ne puis être l’ami de Therem Harth ni d’aucun autre spécimen de sa race. Ces créatures qui ne sont ni hommes ni femmes, ou qui sont les deux à la fois, ces êtres cycliques, lunaires, qui se métamorphosent lorsqu’une main les effleure, ou par un coup de baguette magique comme les enfants de certains contes anciens, ils ne sont pas faits comme moi, ce ne peuvent être mes amis – pas d’amour entre nous. » (p. 247).
« Curieux : si frêle qu’il paraisse, sans défense, si vulnérable – avec cet organe sexuel qu’il est condamné à porter sans cesse devant lui – il est pourtant très fort, d’une force incroyable. Je ne dis pas qu’il pourrait remorquer le traîneau plus longtemps que moi, mais il peut le tirer plus fort et plus vite que moi – avec deux fois plus de force. Il peut soulever l’engin à l’avant ou à l’arrière pour l’aider à franchir un obstacle. Moi, je serais bien incapable de soulever ou maintenir un pareil poids à moins d’être en état de dothe. Faible, il est prompt à désespérer ; fort, il jette ses défis. S’il est courageux, c’est avec impétuosité, et c’est beaucoup par impatience. » (p. 264).
« Aï était épuisé et exaspéré. Il était au bord des larmes, mais il n’a pas pleuré. Je crois qu’il trouve cela répréhensible ou déshonorant. Même lorsqu’il était malade et d’une faiblesse extrême, au début de notre évasion, il se cachait le visage pour pleurer. Je me demande pourquoi il s’interdit cet exutoire bienfaisant. Pour des raisons personnelles, raciales, sociales, sexuelles ? » (p. 265).
Depuis que nous sommes sortis du crépuscule volcanique, nous ne sommes plus tendus tout entiers vers l’effort et tenaillés par l’inquiétude, et nous avons repris nos conversations sous la tente après dîner. Je suis en kemma, aussi aimerais-je pouvoir faire comme si Aï n’existait pas, mais quand on couche dans la même tente… Ce qui n’arrange rien, c’est que lui aussi est en kemma, à sa façon – il l’est en permanence. C’est bien étrange, mais c’est ainsi. Comme l’aiguillon de la chair doit s’émousser s’il lui faut agir chacun des trois cent soixante-quatre jours de l’année, et sans jamais choisir l’un ou l’autre sexe ! Ce soir c’est en vain que j’essaie d’oublier sa présence, elle s’impose à moi avec une force irrésistible, et je suis trop fatigué pour trouver à cette force un des exutoires qu’enseigne la discipline du Handdara, pour me mettre par exemple en contre-transe. Inquiet de mon silence, il me demande s’il ne m’a pas offensé. Je suis embarrassé. Ne va-t-il pas se moquer de moi si je lui explique les raisons de mon silence ? Après tout il peut me trouver aussi anormal qu’il l’est à mes yeux ; en cette solitude chacun de nous est muré dans sa propre solitude, chacun est pour l’autre un caprice de la nature ; comme lui je suis séparé de mes semblables, de leur société et de leurs règles de vie. Je n’ai plus pour me soutenir et justifier mon existence tout un monde rempli d’autres Géthéniens. Nous sommes enfin à égalité ; oui, nous nous mesurons à armes égales, seul à seul, planète contre planète. Naturellement il ne s’est pas moqué de moi. Au contraire il m’a parlé avec une douceur dont je ne l’aurais pas cru capable. Au bout d’un moment il a parlé, lui aussi, de ségrégation, de solitude.
« Aï paraît absorbé. Il me dit au bout d’un moment :
— Vous êtes isolés, et vous formez un bloc uni. Peut-être êtes-vous tout aussi obsédés par le monisme que nous le sommes par le dualisme.
— Nous aussi, nous sommes dualistes. La dualité est quelque chose de fondamental, non ? Tant que le moi s’oppose à l’autre…
— Moi et Toi, dit-il. C’est vrai, c’est plus qu’une question de différenciation sexuelle.
— Dites-moi, en quoi diffèrent-ils de vous, les êtres de votre race qui sont de l’autre sexe ?
Il paraît saisi, et je le suis moi-même d’avoir pu poser pareille question. Pour se permettre de telles familiarités, il faut vraiment être en kemma. Nous sommes gênés tous les deux.
— C’est vrai, vous n’avez jamais vu une femme [1], je ne m’en étais pas encore avisé.
— Vous m’en avez montré… en images. Vos femmes ressemblent à des Géthéniens en état de grossesse, mais avec des seins plus développés. Psychiquement, leur sexe est-il très différent du vôtre ?
— Non. Si. Non, bien sûr, pas vraiment. Mais la différence est essentielle. Je dirais que le facteur le plus important, celui qui pèse le plus lourd dans une vie humaine, c’est le sort qui vous fait naître homme ou femme. Dans la plupart des sociétés cela exerce une influence déterminante sur ce qu’on peut attendre de l’existence, sur les activités qu’on exerce, sur la conception que l’on a des choses, sur le sens moral, sur les mœurs – sur tout ou presque – vocabulaire, sémiologie, habillement, nourriture, même. Les femmes… les femmes ont tendance à manger moins que les hommes. Il est extrêmement malaisé de faire le départ entre particularités innées et acquises. Même lorsque les femmes jouent un rôle social aussi important que les hommes, cela ne les dispense aucunement d’être seules à mettre les enfants au monde et presque seules à les élever.
— L’égalité n’est donc pas la règle ? Sont-elles inférieures intellectuellement ?
— Je ne sais pas. Il est rare qu’elles se distinguent dans les mathématiques, la musique, les grandes découvertes et la pensée abstraite. Mais cela ne veut pas dire qu’elles soient stupides. Physiquement, elles sont moins musclées, mais un peu plus résistantes. Psychiquement… Harth, ajoute-t-il en secouant la tête après avoir fixé longtemps le poêle rougeoyant, je ne peux pas vous dire comment sont les femmes. Vous savez, je n’y ai jamais beaucoup réfléchi dans l’abstrait, et, grand Dieu ! depuis deux ans que je suis ici, je pourrais presque dire que je les ai oubliées… Ah, si vous saviez ! En un sens les femmes me sont devenues plus étrangères que vous l’êtes vous-même. N’avons-nous pas un sexe en commun, après tout ? » (p. 271).
« Il apparaîtra probablement que les rapports sexuels sont possibles entre Géthéniens bisexués et Hainiens unisexués, encore que de telles unions soient condamnées à être stériles. Il reste à en faire la preuve. Quant à Estraven et moi-même, notre expérience n’est pas concluante à cet égard, mais elle est intéressante sur un plan plus subtil. » (p. 284).
« C’est au début de notre voyage, lors de notre seconde nuit sur le grand glacier, que se situe la phase la plus critique de nos rapports sur le plan sexuel. Nous avions lutté toute la journée sur la zone défoncée du Gobrin à l’est des montagnes de Feu, avançant et reculant péniblement parmi les crevasses. Le soir nous étions fatigués mais débordants de joie, persuadés que nous aurions bientôt la voie libre. Après dîner, pourtant, Estraven devint taciturne, coupant court à notre entretien. Je finis par avoir le sentiment désagréable d’essuyer une rebuffade, et je lui dis :
— Harth, j’ai dû commettre encore un impair, dites-moi quelle faute j’ai faite.
Il se taisait.
— J’ai manqué au shiftgrethor. Je suis désolé de ma nullité, mais je ne suis même pas arrivé à bien comprendre le sens de ce mot.
— Shiftgrethor ? Cela vient d’un mot ancien qui signifie ombre.
Nous restâmes un moment silencieux, puis il me fixa d’un regard droit et plein de douceur. Dans l’éclairage rougeâtre de la tente, son visage était aussi suave, vulnérable et lointain que celui d’une femme qui vous regarde d’un air méditatif, sans mot dire.
Je vis alors, et cette fois avec certitude, ce que j’avais toujours craint et toujours refusé de voir : qu’il était femme tout autant qu’homme. Je n’avais plus à rechercher la source de ma peur, cette peur elle-même avait disparu, il ne me restait plus qu’à accepter les faits, accepter Estraven tel qu’il était. Jusqu’alors je l’avais rejeté, je lui avais refusé sa propre réalité. C’est à bon droit qu’il m’avait dit : « Moi qui suis la seule personne sur Géthen à vous faire confiance, je suis la seule à qui vous refusiez de faire confiance. » C’était le seul, en effet, qui m’eût accepté entièrement comme être humain, qui m’eût donné son amitié et sa fidélité personnelles, le seul, donc, qui m’eût demandé en échange de l’accepter de la même façon. Je m’y étais refusé. Je n’avais pas voulu donner ma confiance et mon amitié à un homme qui était une femme, à une femme qui était un homme.
Il m’expliqua, simplement mais d’un air contraint, qu’il était en kemma et essayait en conséquence de m’éviter, pour autant que nous pussions nous éviter.
— Je ne dois surtout pas vous toucher, dit-il extrêmement gêné, en détournant les yeux.
— Je comprends, dis-je. Je suis tout à fait d’accord.
Car il me semblait, et je crois qu’il partageait ce sentiment, que c’était de cette tension sexuelle entre lui et moi, tension dont nous reconnaissions l’existence et comprenions les raisons sans rien faire pour l’apaiser, que venait de jaillir la soudaine évidence de notre grande amitié – une amitié dont nous avions tous deux un tel besoin dans notre double exil, et dont nous nous étions déjà donné tant de gages en notre long et dur voyage, que nous pouvions dès ce jour lui donner le nom d’amour. Mais l’amour avait surgi des différences qui nous séparaient, non pas des affinités et ressemblances entre nous ; et cet amour était lui-même le seul pont jeté sur ce qui nous divisait. Lui ajouter des rapports sexuels, c’eût été supprimer ce pont, refaire de nous des êtres de deux mondes différents, nous désunir au lieu de nous unir. Nous en restâmes là. Je ne sais pas si nous avons bien fait. » (p. 284).
Après la fin tragique de cet amour impossible, c’est l’épilogue ; Aï est enfin compris :
« Le roi ne trouva rien à dire.
— Ce qui compte, ce n’est pas tellement que j’aie la vie sauve, mais que je puisse accomplir ma tâche sur Géthen et mon devoir envers l’Ékumen. Si j’ai commencé par alerter le vaisseau, c’est pour me donner la possibilité d’accomplir cette tâche et ce devoir. C’est Estraven qui me l’a conseillé, et c’était un bon conseil.
— Eh bien, oui, il n’avait pas tort. En tout cas c’est ici qu’ils vont atterrir ; nous serons les premiers… Et, dites donc, ils sont tous comme vous, tous atteints de la même perversion, toujours en chaleur ? Dire que nous nous disputons l’honneur de recevoir de pareils phénomènes !… […] Vous m’avez rendu deux grands services, monsieur Aï. Vous avez démasqué la mauvaise foi des Commensaux et vous les avez ridiculisés. » (p. 338).
C’est la retrouvaille avec des humains hommes et femmes :
« Étrange, cette voix de femme, comme je n’en ai pas entendu depuis si longtemps. Sur mes conseils les autres débarquent du vaisseau ; le moindre signe de méfiance, au point où en sont les choses, risquerait d’humilier la délégation karhaïdienne et de porter atteinte à son shiftgrethor. Ils sortent tous et saluent les Karhaïdiens avec de grands raffinements de politesse. Mais comme ils me paraissent étranges, ces hommes et ces femmes que je connais pourtant si bien ! Leurs voix me semblent curieuses, trop graves ou trop aiguës. Ce sont comme de grands animaux bizarres de deux espèces différentes, des primates aux yeux pétillants d’intelligence, tous en rut, en kemma… Ils me serrent la main, m’embrassent, ne me lâchent plus… » […] « Je reçus la visite du médecin de Sassinoth. Sa voix douce et son visage, ce visage jeune, sérieux, qui n’était ni masculin ni féminin, mais simplement humain, furent pour moi un grand réconfort, une réalité familière, exactement ce qu’il me fallait. Il m’ordonna de garder le lit et me fit prendre un tranquillisant bénin. » (p. 341).
Pour terminer, Aï rencontre la famille de Harth, son père et le fils qu’il a eu avec son frère :
« — Sorve Harth, dit-il, l’héritier du Domaine, fils de mes fils.
Je savais parfaitement que l’inceste ne fait ici l’objet d’aucun interdit. Mais par un réflexe de Terrien, je fus surpris par cette révélation et surpris de voir flamboyer la fougue de mon ami en ce jeune provincial austère et farouche, si bien que j’en demeurai interdit. » (p. 345).
Le titre
Le titre trouve son sens lorsque Harth chante :
« Toute la journée le lai de Tormor m’a trotté dans la tête, et c’est le moment de le réciter :
Le jour est la main gauche de la nuit,
et la nuit la main droite du jour.
Deux font un, la vie et la mort
enlacés comme des amants en kemma,
comme deux mains jointes,
comme la fin et le moyen.
 »

Extraits recueillis par Lionel Labosse.


Voir en ligne : Article de Wikipédia


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[1Note de bas de page : « Femme : mot du langage terrien désignant un être humain femelle unisexué. »