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Man Ray par lui-même, pour lycéens et éducateurs
Autoportrait, de Man Ray
Actes sud Babel, 1963, 520 p., 11,7 €.
samedi 7 mars 2015
Voici un ultime article inspiré par la programmation du recueil Les Mains libres de Paul Éluard & Man Ray pour les terminales littéraires en 2013/2015. Nous avons commencé par trois articles consacrés aux œuvres complètes de Paul Éluard avant Les Mains libres, des Mains libres à la Libération, puis de la Libération à sa mort. Puis nous avons consacré un article à Nusch, Portrait d’une muse du Surréalisme, de Chantal Vieuille ; un article à Kiki de Montparnasse, bande dessinée de Catel & Bocquet, qui porte déjà un regard sur la vie de Man Ray dans les années 20 ; un article sur le film culte des surréalistes, Peter Ibbetson, un autre sur les Recherches sur la sexualité, enfin un article sur le contexte artistique des années 30. Autoportrait pourrait porter un sous-titre à la Magritte du type « Ceci n’est pas une autobiographie ». En effet, il ne s’agit aucunement pour Man Ray de raconter sa vie, mais d’évoquer l’évolution de son œuvre et sa philosophie artistique. Le point le plus frappant est que précisément l’artiste, sans en faire un secret, ne développe absolument pas sa judéité. Silence étonnant, compte tenu de l’époque et du lieu où il a vécu. Il n’évoque pas non plus son œuvre la plus connue, le Violon d’Ingres, signe qu’il veut être reconnu comme un artiste universel. C’est toute la différence entre une photographie et un portrait cubiste. Il nous faudra donc compléter cette lecture par celle de la biographie de Neil Baldwin : Man Ray. Une vie d’artiste (Plon, 1988, traduit par Edith Ochs).
Plan de l’article
Jeunesse & premier mariage avec Donna
Premières expositions. Duchamp, Picabia
1921 : en route pour la France
Invention du « rayographe »
Kiki et les aristocrates
Picasso
Œuvres majeures
Exil à l’envers
Éluard, Picasso & Staline
Du nom de Man Ray
Jeunesse & premier mariage avec Donna
Man Ray s’attarde peu sur l’enfance, si ce n’est pour signaler les racines de ses talents artistiques. Il se félicite de ses « dons d’invention ». Pour se perfectionner en anatomie, il recourt à ses petits camarades, et reçoit un jour, suite à la plainte d’une petite fille, « une correction qui me fit presque plaisir » (p. 17). Très jeune, il réalise son premier abat-jour, en perforant du laiton avec la machine à coudre de sa mère, sans le lui dire (p. 19). Il travaille comme apprenti graveur. Un ouvrier raconte des histoires cochonnes, et ce souvenir entraîne un retour en arrière sur une adolescence que Man Ray n’a pas voulu raconter, préférant raccrocher cette écriture à des souvenirs liés à son évolution artistique : « La question sexuelle me tracassait depuis deux ou trois ans. Avant l’âge de la puberté j’avais, par curiosité, mené quelques investigations auprès de deux petites filles, et les ayant soudoyées avec un livre ou une sucette, j’avais même réussi à jouer avec elles au jeu du touche-pipi » (p. 26). Il s’inscrit à des cours du soir, d’abord d’après statues antiques, ce qui l’ennuie, puis sur modèle vivant ; il a l’occasion de s’introduire dans une salle de dissection (passage intéressant, p. 26-28). Il prend des cours notamment auprès de Robert Henri, dont on apprend dans la biographie de Neil Baldwin qu’il est un des membres du groupe des Huit, ainsi que de l’« école de la poubelle », ou Ashcan School. Avec des amis artistes, Man Ray loue une maison à la campagne. Il décrit sa fameuse Tapestry, actuellement exposée à Beaubourg, dans semble-t-il sa version première : « Mon couvre-lit était une espèce de courtepointe que j’avais dessinée, et qui m’avait servi d’ornement mural dans ma chambre, à Brooklyn. Elle était composée de rectangles d’échantillons de tissu noir et gris ». Il en tire une nature morte, avec un chat et un vase, qu’il intitule Symphonie en noir (p. 54). Man Ray fréquente des milieux libéraux opposés au mariage, cependant il se met en ménage dans cette maison de campagne avec Donna, l’ex-femme d’un ami, Loupov [1]. Il s’occupe avec plaisir d’Esther, la fille de Donna et Loupov : « J’offris de faire tout mon possible pour contribuer à son éducation ; ce serait bien agréable d’avoir un enfant tout fait. Donner le jour à des œuvres d’art était déjà pénible. Enfin, pour couper court à toute spéculation de la part de nos amis, nous décidâmes de nous marier. » Le récit du mariage est rocambolesque et ambigu : cela les prend comme une envie de pisser, ils veulent se marier religieusement auprès d’un rabbin qu’ils rencontrent en se promenant avec des amis qui pourraient leur servir de témoins, mais comme le rabbin refuse, ils se marient auprès d’un pasteur ! (p. 71). Il semble quand même qu’il s’agissait d’un vrai mariage, car Man Ray évoquera le divorce bien des années plus tard, au cours d’un séjour à New York où il obtient un certain succès. Pourtant, un propriétaire refuse de leur louer un appartement, « en déclarant qu’il ne louait pas à des couples illégitimes » (p. 105). Donna est jalouse, et oblige Man à la fidélité : elle en a « assez des idées libérales » (p. 74).
Premières expositions. Duchamp, Picabia
Man Ray s’équipe en appareil photo, et plus tard en matériel de développement, d’abord pour reproduire ses toiles à destination des marchands : « Je n’avais jamais partagé le mépris des autres peintres pour la photographie. Les deux métiers ne se faisaient pas concurrence : chacun était engagé dans une voie différente » (p. 85). C’est dans leur maison qu’a lieu la première rencontre avec Duchamp : « Les visiteurs continuaient à venir : un dimanche après-midi deux hommes arrivèrent – un jeune Français et un Américain un peu plus âgé. L’un était Marcel Duchamp, dont le Nu descendant un escalier avait fait fureur à l’exposition de l’Armory en 1913. […] Duchamp ne parlait pas l’anglais, et mon français était inexistant. Donna joua le rôle d’interprète […] » (p. 89). Il fait une expo sans vendre une seule toile (ce sera un leitmotiv !), et pourtant quelques jours après la fin de l’expo, un grand collectionneur (Arthur J. Eddy) lui achète six toiles pour 2000 dollars, somme inespérée (p. 91). Lors d’une soirée avec Duchamp chez leur ami Walter Arensberg, Man Ray fait la connaissance de Picabia (p. 101).
Il réalise une seconde exposition : « Il n’y avait que neuf ou dix toiles, toutes des inventions pures. Un des panneaux, intitulé Autoportrait, fit l’objet de bien des sarcasmes. Sur un fond de peinture noire et aluminium, j’avais attaché deux sonnettes électriques et un vrai bouton. Puis j’avais tout simplement posé la main sur la palette, ensuite sur la toile. Cette empreinte, qui se trouvait au milieu du tableau, servait de signature. Tous ceux qui appuyèrent sur le bouton furent déçus, car la sonnette ne sonnait pas. Un autre tableau était accroché par le coin, au lieu du milieu. Inévitablement, les visiteurs essayaient de le redresser, mais le tableau retombait toujours de travers. On me traita d’humoriste, quoique je n’eusse pas la moindre intention d’être drôle. Je désirais simplement que le spectateur jouât un rôle actif dans l’acte créateur » (p. 103). En parallèle avec son emploi dans une agence de publicité, Man Ray expérimente la peinture au pistolet, c’est-à-dire à l’aérographe (le mot n’est pas employé). Il trouve que peindre « une toile sans jamais en toucher la surface » est « un acte purement cérébral […] très excitant » (p. 106). Il se dit « résolu à ne jamais subir, dans [s]on œuvre, la moindre influence primitive » (p. 108). Sa vie privée est bouleversée, car voilà que Donna, qui le réduisait à la fidélité, s’entiche d’un bellâtre, Luis, et entend leur imposer une relation de trouple. Il refuse, mais la séparation sera lente et violente. Man Ray loue un atelier en face de leur appartement, et récupère des mannequins qui traînaient dans la cave. Donna lui demande à plusieurs reprises de venir le samedi jouer son ancien rôle, pour faire croire à sa fille, qui s’est prise d’affection pour lui, qu’ils sont toujours ensemble, et que Luis n’est qu’un ami. Mais un jour, la moutarde lui monte au nez : « D’une voix étranglée, je lui demandai ce qu’elle voulait. Mais avant qu’elle ait pu répondre, je retirai ma ceinture et me mis à la fouetter. En tombant, elle se recroquevilla sur elle même et gémit. Je lui fouettai le dos encore plusieurs fois, puis je m’arrêtai pour lui dire d’expliquer les rayures à Luis » (p. 136). Avec Duchamp, Man Ray est recruté pour organiser un musée pour le compte d’une riche mécène. C’est là qu’il met au point son abat-jour indestructible, le premier avatar en ayant été détruit par le concierge, qui l’avait pris pour un détritus ! « D’autres objets que j’ai fabriqués ont été détruits par des visiteurs, non seulement par ignorance ou par mégarde, mais volontairement, en guise de protestation. Mais j’ai réussi à fabriquer des objets indestructibles ; autrement dit, j’en ai fait de nombreuses copies sans aucune difficulté » (p. 138). Avec Duchamp, ils publient un seul numéro d’une revue dadaïste, en lien avec Tzara en Europe : « Autant essayer de cultiver des lys dans le désert » (p. 145).
1921 : en route pour la France
Grâce à un mécène, un « baron du charbon en retraite » (p. 146), Man Ray obtient l’argent lui permettant de prendre le bateau pour la France. Il débarque au Havre le 14 juillet 1921, remarque la « campagne dépourvue de panneaux publicitaires » (p. 151), et parle de « trois jours fériés du 14 juillet », ce qui est étonnant car vérification faite, le 14 juillet tombe un jeudi. Peut-être faisait-on le pont ? Dès son arrivée à Paris, Duchamp l’accueille et lui présente les futurs surréalistes : « Duchamp vint en fin d’après-midi et m’emmena dans un café des boulevards où les jeunes écrivains dadaïstes se retrouvaient régulièrement avant dîner. Une demi-douzaine d’hommes et une femme étaient assis autour d’une table, dans un coin isolé. Après les présentations, nous essayâmes de converser. Jacques Rigaut, qui parlait quelques mots d’anglais, traduisait les questions et les réponses. C’était assez sommaire, et pourtant je me sentis à l’aise avec ces inconnus qui semblaient m’accepter comme un des leurs, sans doute à cause des goûts qui m’étaient attribués. En outre, ils semblaient déjà au courant de mes activités new-yorkaises. André Breton, qui devait quelques années plus tard fonder le mouvement surréaliste, paraissait déjà dominer les autres et portait sa tête imposante comme un défi ; Louis Aragon, écrivain et poète, semblait également sûr de lui et quelque peu arrogant. Le poète Paul Éluard, avec son grand front, ressemblait à une version, en plus jeune, du portrait de Baudelaire que j’avais vu dans un livre. Sa femme, Gala, était une jeune personne silencieuse qui, dix ans plus tard, épousa Salvador Dali » (p. 152). Paris le séduit, mais il mettra dix ans à visiter le Louvre : « La ville me fascinait, ses quartiers les plus sordides me paraissaient pittoresques » (p. 156). Il retrouve Picabia : « Un jour, Francis Picabia m’invita à déjeuner. […] À l’époque, il était à couteaux tirés avec les dadaïstes, et publiait son propre journal 391, séquelle du 291 de Stieglitz auquel il avait collaboré à New York. […] Dans son salon, il y avait une grande toile couverte de phrases et de signatures laissées par ses visiteurs. Des pots de peinture jonchaient le plancher. ll m’invita à signer » (p. 157). Il s’agit bien sûr de L’Œil cacodylate. On propose à Man Ray une exposition dans une nouvelle galerie dadaïste. Picabia s’y rend, ainsi que le compositeur Érik Satie : « Nous sortîmes du café, puis nous entrâmes dans un magasin qui étalait, en devanture, des ustensiles de ménage de toute sorte. Je remarquai un fer — le genre utilisé sur les poêles à charbon —, demandai à Satie d’entrer et, avec son aide, j’achetai une boite de clous de tapissier et un tube de colle. De retour dans la galerie, je collai une rangée de clous sur le plat du fer ; j’intitulai le tout : Le Cadeau, et l’ajoutai à l’exposition. C’était le premier objet dadaïste que je fabriquais en France, assez proche cependant des assemblages faits à New York. Je voulus inviter mes amis à tirer l’objet au sort, mais dans l’après-midi il disparut. Je soupçonnai Soupault de se l’être approprié » (p. 160). Soupault en fait, était le responsable de la librairie qui accueillait l’exposition. Neil Baldwin précise que « Jusqu’à sa mort, à quatre-vingt-trois ans, cinq mille Cadeaux seront fabriqués sous sa direction, signés et vendus 300 dollars pièce » (p. 96).
Invention du « rayographe »
Au même moment survient l’invention du « rayographe » : « C’est au cours du développement que je tombai sur un procédé pour faire des photos sans appareil : je nommai celles-ci rayographes. Une feuille de papier vierge se trouva sous les négatifs, parmi celles qui étaient déjà exposées. D’abord j’exposai à la lumière plusieurs feuilles que je développai plus tard ensemble. Pendant quelques minutes, j’attendis en vain que l’image apparaisse. Tout en regrettant d’avoir gaspillé du papier, je posai machinalement un petit entonnoir de verre, le verre gradué et le thermomètre dans la cuvette, sur le papier mouillé. J’allumai la lumière Sous mes yeux une image prenait forme. Ce n’était pas tout à fait une simple silhouette des objets : ceux-ci étaient déformés et réfractés par les verres qui avaient été plus ou moins en contact avec le papier, et la partie directement exposée à la lumière ressortait, comme en relief, sur le fond noir. Je me souvins d’avoir posé, quand j’étais gosse, des fougères dans un petit châssis. En les exposant à la lumière du soleil, j’obtenais un négatif blanc de ces fougères [2]. Mes rayographes partaient du même principe, mais il s’y ajoutait un effet tridimensionnel et toute la gamme des valeurs. […] Je prenais tout ce qui me tombait sous la main : la clef de ma chambre d’hôtel, un mouchoir, des crayons, un blaireau, un bout de ficelle. Je n’étais pas obligé de les mettre dans le liquide. Il suffisait de les poser d’abord sur du papier sec et de les exposer à la lumière pendant quelques secondes, comme des négatifs. J’étais très excité, et je m’amusais énormément. Le lendemain matin, j’examinai les résultats et épinglai au mur quelques rayographes, que je trouvai étonnamment mystérieux et neufs. Tristan Tzara vint me proposer de déjeuner avec lui. […] Il remarqua aussitôt les rayographes et fut enthousiasmé. C’était du pur dada, dit-il, et bien mieux que les tentatives similaires – de simples impressions de formes plates, en blanc et noir – faites quelques années auparavant par Christian Schad, un dadaïste de la première heure » (p. 177).
Un chapitre est consacré à Paul Poiret, le grand couturier, dont Man Ray est témoin de la gloire et de la faillite. Il ne parvient jamais à faire son portrait, et publiera après sa mort un faux portrait ! Son changement de look après sa faillite lui inspire cette amusante réflexion : « Dès mes tout premiers portraits, j’avais éprouvé une réelle aversion pour les hommes moustachus. Je parvenais toujours à discerner la personnalité d’un sujet, qu’il fût imberbe ou barbu ; mais cet appendice-là était un déguisement, comme un col montant ou une coupe de cheveux trop fraîche » (p. 184). En lisant ce genre de propos, j’ai toujours l’impression d’entendre le timbre si particulier, et le ton pince-sans-rire de Man Ray tel qu’il s’exprime par exemple dans l’émission de Pierre Desgraupes (cf. lien en fin d’article). Timbre si éloigné du ton grandiloquent de la voix d’André Breton évoquée par Léo Ferré
dans « Le Testament ».
Kiki et les aristocrates
Le chapitre consacré à Kiki de Montparnasse réussit le tour de force de ne faire aucune allusion au Violon d’Ingres, sauf peut-être indirectement la relation de cette première séance de pose : « Kiki se déshabilla derrière l’écran qui dissimulait le coin du lavabo, et apparut se couvrant modestement de ses mains, tout comme La Source d’Ingres [3]. Son corps aurait inspiré n’importe quel peintre académique. La regardant des pieds à la tête, je ne voyais toujours pas de tare. Elle sourit timidement comme une petite fille et dit qu’elle n’avait pas de poils pubiens. Tant mieux, dis-je, vous passerez la censure » (p. 196). C’est juste après cette séance que Kiki emménage chez Man Ray pour « six ans, exactement le même laps de temps que mon premier mariage » (p. 198). Grâce à une meilleure alimentation, « Elle prit du poids, ce qui ne la gênait pas, et accueillit avec joie l’apparition des premiers poils pubiens » (p. 199). Une anecdote des lèvres de Kiki imprimées sur un col lui inspire cette remarque : « C’est probablement cet incident qui me donna l’idée de photographier une bouche seule, ou de peindre deux lèvres flottant dans le ciel : tableau que j’intitulai Les Amoureux » (p. 205), une œuvre que l’on considère plutôt comme inspirée par Lee Miller (anecdote confirmée par Neil Baldwin, op. cit., p. 167). Le voyage à New York de Kiki ne se fait pas avec un homme seul, comme dit dans la BD, mais avec un couple, à ceci près que le couple se dispute et que Kiki se retrouve avec l’homme seul. Man Ray termine son chapitre à toute vitesse jusqu’à la mort de Kiki, avant de revenir en arrière pour le suivant.
Le chapitre consacré aux « Contacts avec l’aristocratie » commence par évoquer la fameuse photo ratée de la marquise Casati. « Lorsque j’allumai mes lampes, il y eut un bref éclair, puis ce fut le noir. Comme toujours dans les maisons françaises, les installations électriques de chaque pièce étaient prévues pour un minimum de courant. Le concierge changea les plombs, mais je n’osai plus me servir de mes lampes. Je déclarai à la marquise que je serais obligé de me servir de la lumière qu’offrait la pièce, mais que le temps de pose serait alors plus long et qu’elle devrait bouger le moins possible. C’était difficile : la marquise posait comme si je la filmais. Ce soir-là, je développai les négatifs : ils étaient flous. Je les mis de côté et considérai cette séance comme un échec. N’ayant pas de mes nouvelles, la marquise me téléphona peu après ; je déclarai que les négatifs ne valaient rien, mais elle insista pour les voir, si mauvais qu’ils fussent. J’en tirai quelques-uns où lon distinguait un semblant de visage ; sur un des négatifs, on voyait trois paires d’yeux. On aurait pu le prendre pour une version surréaliste de la Méduse. C’est précisément cette photo qui l’enchanta : j’avais fait le portrait de son âme, dit-elle, et elle m’en commanda des douzaines d’exemplaires » (p. 216). Il donne des cours de photographie à la comtesse Greffuhle. Lors d’un bal costumé chez les Pecci-Blunt, Man Ray imagine de projeter un film de Méliès sur des danseurs entièrement vêtus de blanc, agissant ainsi en cinéaste expérimental. Cette soirée est aussi le début de sa relation avec Lee Miller (p. 227).
Picasso
À propos du portrait de Gertrude Stein par Picasso, Man Ray remarque : « Le tableau avait l’air inachevé comme la plupart des tableaux conventionnels de Picasso ; mais les mains étaient merveilleusement peintes. Je n’ai rien contre les œuvres inachevées, je dirais même que je déteste les tableaux qui ne laissent rien à l’imagination. Certes, mes photos ordinaires ne laissaient rien non plus à l’imagination ; mais j’essayais de combler cette lacune dans les œuvres plus libres que je créais à côté. Ce travail suscitait l’intérêt d’un petit nombre de personnes qui suivaient de près toutes les nouvelles tendances de l’expression ; en général, y étaient indifférents tous ceux qui n’avaient pas d’imagination » (p. 242). Plus tard, c’est la séance où Picasso fait le portrait de Man Ray : « Picasso promit de faire mon portrait. Le dessin paraîtrait dans mon prochain album de photos. J’allais poser pour lui dans une pièce non chauffée – c’était en janvier – et je gardai mon manteau. Il s’accroupit sur un petit tabouret avec, par terre, à côté de lui, un litre d’encre et, sur ses genoux, un carnet à dessin. Il trempa sa plume dans l’encre, sans faire attention à ses doigts tachés de noir, et se mit à gratter le papier. Il travailla environ une demi-heure, d’une façon gauche, comme un étudiant qui dessinerait pour la première fois. Sachant avec quelle sûreté et quelle rapidité il pouvait dessiner, j’étais assez étonné. Il posa le carnet et la plume, se leva […]. Lorsqu’il se remit au travail, il continua de la même manière incertaine, parfois grommelant tout bas. Il posa un doigt sur sa langue, le frotta sur le dessin puis recommença. Bientôt sa langue, ses lèvres et ses doigts furent couverts d’encre noire ; il fit une dernière tache et dit qu’il se demandait si je pourrais me servir de ce dessin : je pourrais le jeter – cela lui était égal » (p. 295).
Man Ray relate les goûts sadiques de l’écrivain William Seabrook. Un jour celui-ci lui propose de participer à l’un de ses scénarios d’humiliation, en s’installant dans son studio en son absence pour y « surveiller une fille qu’il avait enchaînée au noyau de l’escalier » (p. 254). Man Ray accepte et le fait en compagnie de Lee Miller, puis il détaille les pratiques sadiques de l’écrivain. Parmi celles-ci, il évoque un collier d’argent réalisé pour Marjorie, l’épouse de Seabrook : « Un jour, il me demanda de dessiner un gros collier d’argent pour Marjorie. […] On mesura le cou de Marjorie. Le collier devait suivre la ligne de son menton, de manière qu’elle soit obligée de tenir la tête haute et qu’elle ne puisse pas la tourner. […] Elle devait porter cette babiole à la maison pour flatter le fétichisme de Seabrook et parce qu’au bout d’un certain temps cela devenait insupportable » (p. 257). Une anecdote avec Picabia me fait penser au dessin « Le tournant » : « nous suivîmes la corniche du bord de mer. C’était une route étroite, juste assez large pour qu’une voiture y dépasse une autre, taillée dans le roc, à quelque cent mètres au-dessus de la mer. Pas de paroi protectrice de ce côté-là : nos roues étaient à quelques centimètres de la falaise. Il y avait des virages en épingle à cheveux qui – le mot est bien venu – faisaient dresser les cheveux sur la tête » (p. 260).
Les pages consacrées au contexte immédiat de création du recueil Les Mains libres sont reproduites sur les Lettres volées. Quelques pages sont consacrés à des bordels qu’il « fréquentai[t] de temps en temps », notamment avec le peintre Jules Pascin (dont on peut admirer la Manolita au Musée d’art moderne de la ville de Paris) (p. 323) ; le suicide tragique de l’artiste est relaté, qui mène Man Ray à une réflexion inattendue sur ses propres problèmes de santé physique et mentale, et sur le régime qu’il adopte alors qu’il frôle la mort : « Je m’étais résolu à ne jamais m’attacher longtemps à une seule femme : changer continuellement d’amour et de régime me donnerait l’esprit clair et le corps sain. La boisson et les liaisons permanentes avaient causé la perte de nombre de mes amis » (p. 326).
Œuvres majeures
S’il oublie Le Violon d’Ingres, la création de À l’heure de l’observatoire, les amoureux est détaillée. « Je posai une toile, longue de près de trois mètres, au-dessus de mon lit et tous les matins, avant d’aller au bureau et dans mon studio, je la peignais, debout sur le lit, en pyjama, pendant une heure ou deux. […] Quoi qu’il en soit, je terminai cette toile en deux ans, tout en ne travaillant que lorsque mon enthousiasme se renouvelait […]. Pendant quelque temps, je laissai ma toile terminée au-dessus de mon lit, comme une fenêtre ouverte sur l’espace. Les lèvres rouges flottaient dans un ciel bleu-gris, au-dessus d’un paysage crépusculaire où l’on voyait, à l’horizon, un observatoire et ses deux dômes, comme des seins, à peine suggérés dans la pénombre. C’était une impression que je gardais de mes promenades quotidiennes dans le jardin du Luxembourg. Probablement à cause de leurs dimensions, les deux lèvres ressemblaient à deux corps enlacés. C’était très freudien » (p. 334).
De même, la création du Retour à la raison à la demande de Tzara, est racontée par le menu : « Je me procurai un rouleau de pellicule d’une trentaine de mètres, m’installai dans ma chambre noire où je coupai la pellicule en petites bandes que j’épinglai sur ma table de travail. Je saupoudrai quelques bandes de sel et de poivre, comme un cuisinier prépare son rôti. Sur les autres bandes je jetai, au hasard, des épingles et des punaises. Je les exposai ensuite à la lumière blanche pendant une ou deux secondes, comme je l’avais fait pour les rayographes, inanimés. Puis j’enlevai avec précaution le film de la table, débarrassai les débris et développai le film dans mes cuves. Le lendemain matin, j’examinai mon ouvrage qui entre-temps avait séché. Le sel, les épingles et les punaises étaient parfaitement reproduits, en blanc sur fond noir comme les clichés de rayons X. Mais les différentes images n’étaient pas séparées comme dans un film ordinaire. Ce que cela donnerait sur l’écran ? Je n’en avais aucune idée. J’ignorais aussi qu’on pouvait monter un film avec de la colle spéciale, aussi je collai simplement les bandes les unes aux autres. J’ajoutai, à la fin, pour faire durer le film, les quelques séquences que j’avais tournées avec la caméra. Mais la projection ne durerait que trois minutes environ » (p. 341).
La conception du 2e film Emak Bakia est également relatée par le menu (p. 355). Pendant la projection, des musiciens jouent du jazz, et on passe même des disques de Django Reinhardt sur un phonographe (p. 357). L’accueil du public est bon, mais pas celui des surréalistes, qui ont une dent contre l’acteur qu’il a choisi, Jacques Rigaut. Cela nous vaut une coquille surréaliste : « Il fallut qu’il se suicide pour que les surréalistes, rassemblés autour de sa bombe, lui rendissent un hommage sans réserve » (p. 358). Quant au 3e film, L’Étoile de mer, c’est la crainte de la censure qui inspire à Man Ray certain procédé : « Il fallait prévoir un ou deux points assez délicats : le nu intégral ne serait jamais agréé par la censure, et je n’aurais jamais recours aux habituelles méthodes de dissimulation partielle, qu’employaient les cinéastes en pareil cas. Il n’y aurait ni flous ni effets artistiques de silhouettes. Je préparai quelques tranches de gélatine par imprégnation et obtins un effet de verre brouillé à travers lequel la photo ressemblerait à un dessin ou à un tableau rudimentaire. Cela supposait quelques expériences laborieuses. Mais je finis par obtenir le résultat désiré. Je tournai toutes mes séquences en quelques semaines. Il y en avait assez pour faire un film d’une demi-heure environ, mais à force d’élaguer et de rejeter sans merci les éléments de séquences qui semblaient traîner, je réduisis mon film à un quart d’heure seulement. Une fois de plus je pensai que sa brièveté serait un de ses mérites » (p. 362). Il relate aussi la projection devant les « messieurs à l’air important » de la commission de censure : « L’apparente incohérence du film les troublait plus que les nus, mais il convinrent que ceux-ci étaient aussi artistiques que n’importe quel tableau de nu. Ils m’accordèrent le visa, tout en suggérant l’élimination de deux plans assez courts : d’abord celui où la femme, en se déshabillant, passe ses sous-vêtements au-dessus de sa tête – aux yeux des censeurs, se déshabiller était un acte assez obscène – et enfin celui de la légende : « il faut battre les morts quand ils sont froids ». » (p. 363).
Une anecdote reprise dans la BD sur Kiki de Montparnasse se trouve p. 346 : « On me demanda à brûle-pourpoint si j’étais homosexuel. Ce genre d’individus, ainsi que des drogués et des lesbiennes, fréquentaient mon studio. C’est ainsi que des bruits, contre lesquels je n’avais jamais protesté, couraient sur mon compte. Je refusai de répondre à cette question. Vers la fin de la partie, je fus condamné à me déshabiller complètement. Je demandai en plaisantant si l’on pouvait juger de mes penchants en me voyant tout nu. Puis je sautait sur la table, déboutonnai ma chemise – je ne portais pas de gilet de corps – et, d’un seul mouvement, me dépouillai de mes habits et même de mes souliers. Le tout s’entassait à mes pieds. Quelque peu ivre, j’exécutai alors une petite danse, et donnai des coups de pied aux verres et aux bouteilles qui volèrent dans tous les sens. Ce fut le moment le plus embarrassant de la soirée. Mais il était significatif sur le plan psychologique, comme l’étaient, aux yeux des surréalistes, bien d’autres incidents triviaux »
Exil à l’envers
S’il évoque l’homosexualité, Man Ray n’aura pas un mot sur le sort réservé aux juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. S’il rentre à New York au prix d’une traversée compliquée de la France et de l’Espagne, puis d’une traversée en bateau depuis le Portugal, qu’il relate en détail (dans le même bateau que d’autres artistes, Dali, René Clair…), sa judéité ne lui inspire aucun commentaire, et ne semble pas avoir posé problème. Est-ce grâce au pseudonyme passe-partout « Ray », qui n’est pas le sien mais celui de sa famille, et devait figurer sur ses papiers d’identité ? Sur le bateau, la presse, qui s’intéresse à Dali, le laisse tranquille, selon lui parce que son « nom était enregistré à la lettre R » […] « Statisticiens et bureaucrates avaient toujours eu des ennuis avec mon nom, ne sachant s’il fallait le classer à la lettre M ou à la lettre R » (p. 426). La seule mention du génocide est tout à fait ambiguë : son arrivée à l’hôtel à New York ne lui inspire que ces quelques mots : « Je m’attardai dans la baignoire et grimpai dans le grand lit avec l’impression que je venais juste de réchapper d’un camp de concentration » (p. 427).
En Californie, il organise une exposition et invente le terme « objets de mon affection ». « Au vernissage, cependant, il y eut quelques enfants qui ne se laissèrent nullement impressionner ni même dégoûter. Au milieu de la galerie se trouvait une table de billard sur laquelle était posé un volant d’auto monté sur des roulettes. De son moyeu pendait un ressort, au bout duquel une balle en caoutchouc se balançait nonchalamment, d’avant en arrière, dès qu’on touchait au volant. Les gosses jouèrent avec cet objet jusqu’à ce que leurs parents viennent les en arracher pour partir. Le titre de l’objet, Auto-Mobile, n’arrangeait pas les choses » (p. 469). Man Ray s’est installé en Californie. Il avait d’abord l’intention de se rendre à Tahiti, mais se plaît à Hollywood, où il rencontre celle qui sera sa femme, Juliet. Au bout de six ans de vie commune, il décide sur un coup de tête de se marier, parce que le peintre Max Ernst lui demande d’être son témoin de mariage, et ils font d’une pierre deux coups (p. 475).
Éluard, Picasso & Staline
Avant son retour définitif, Man Ray fait un court séjour à Paris pour régler ses affaires, voir ce que sont devenus ses appartements, etc. Il retrouve Paul Éluard dont il propose un portrait émouvant : « Ayant été l’ami intime d’Éluard qui, à mes yeux, était le plus humain et le plus simple de tous les poètes, je pris tout de suite contact avec lui. Pendant l’Occupation, j’avais reçu en Californie des tracts publiés et distribués par la Résistance : ils contenaient ses poèmes bouleversants sur la liberté et l’amour. La mort récente de sa femme, Nusch, en avait fait quelqu’un de morne ; de temps à autre, il s’efforçait de montrer un visage plus gai, celui des vieux jours. Nous ne discutâmes jamais de politique, mais il me fit comprendre qu’il continuerait à jouer son rôle de porte-parole : on avait besoin de lui, il œuvrait pour un monde meilleur. Pauvre Paul, pensai-je, pris dans l’engrenage d’intrigues implacables. Seule une nature aussi simple, aussi naïve que la sienne, pouvait se laisser égarer de la sorte. Il pensait pouvoir maintenir sa situation de poète tout en s’intéressant activement à des questions sociales ; mais celles-ci se transformaient inévitablement en problèmes économiques, incompatibles avec la poésie. Incapables de s’adapter, les purs poètes ont généralement succombé à des pressions économiques. Heureusement, bien avant de s’engager politiquement, Éluard s’était passionné pour la peinture, avait aidé de jeunes peintres à percer et constitué une collection personnelle : c’était celle-ci, et non sa poésie, qui lui donnait les moyens de vivre. Mais la peinture à laquelle il s’intéressait était si étroitement liée à la poésie, qu’elle justifiait tous les gains obtenus par son intermédiaire » (p. 480).
Du coq à l’âne, Man Ray passe à Picasso, engagé au parti par son amitié avec Éluard. Il évoque malicieusement un portrait de Staline demandé par Aragon à sa mort : « La publication de cette face lunaire munie de moustaches sema la consternation dans les rangs communistes, et il y eut des menaces d’exclusion. À mon avis, le peintre n’avait essayé ni d’être sacrilège ni d’être drôle. Il avait simplement usé d’une licence poétique, voire prophétique : plus tard, avec la déstalinisation, ne devint-il pas plus acceptable, ce portrait ? » (p. 482). À comparer avec l’ode à Staline d’Éluard… Lire ce dossier complet sur la question.
Le livre se termine abruptement par l’évocation d’expositions et la citation de textes de circonstance. Parmi ceux-ci, un programme pour une exposition à Londres, avec un catalogue inspiré d’un texte provocateur du compositeur Satie daté de 1912, dans lequel on relève ceci : « Pour dessiner mes Mains libres, je me suis servi d’un kaléidoscope-enregistreur. Cela prit sept minutes. J’appelai mon domestique pour les lui faire voir » (p. 507). À l’occasion de l’exposition EROS, Man Ray publie le texte Inventaire d’une tête de femme : « En dépit de toutes restrictions et camouflages, à fin de dissimulation ou de pure agression de leur corps, les civilisations ont involontairement et heureusement permis à la tête (ou tout du moins une partie de la tête) de rester nue. Ne serait-ce que pour laisser les yeux percer un voile, la société a toléré cette mise en brèche de son code moral, dont les poètes n’ont pas cessé de se réjouir, eux qui hardiment ont vu dans l’œil d’une femme se refléter son sexe. Ils ont réalisé que la tête contenait plus d’orifices que le restant du corps, autant d’invitations supplémentaires à l’exploration poétique, c’est-à-dire sensuelle. On peut embrasser un œil ou faire qu’il se mouille sans heurter la décence. Lorsque la tête se dévoile complètement, soit dans son état naturel, soit parée des embellissement du maquillage, de la joaillerie et de la coiffure, on voit se produire une véritable orgie ; rien ne peut alors refréner l’imagination, en proie aux spéculations les plus scandaleuses » (p. 512). L’excipit constitue une sorte d’apologue, à rapprocher de la fin de Micromégas de Voltaire. Man Ray entame la lecture d’un long discours, avant un dîner officiel. Il lit une page « avec lenteur et solennité », puis accélère sa lecture au fil des deux pages suivantes, puis s’arrête et montre le reste des pages au public : « Cette page ainsi que toutes les suivantes étaient blanches » (p. 516).
Du nom de Man Ray
Nous terminerons cet article par quelques considérations sur le pseudonyme choisi par Man Ray, qui ne fournit pas la moindre explication dans son Autoportrait.
En ce qui concerne Les Mains libres, j’ai été intrigué par la présence sur plusieurs dessins du monogramme de Man Ray assimilant sa signature au nombre 11112 (M= 111 ; R = 12). Son tableau Studio door que j’ai vu en 2018 dans une exposition Man Ray à Vienne présente le plus bel exemple de cette signature. Dans le cadre de l’exposition sur l’objet surréaliste à Beaubourg (2013-2014), j’avais découvert un manuscrit d’André Breton à propos du choix par ce dernier du monogramme « 1713 » pour parapher ses œuvres, où le AB de André Breton devient un 17 pour A suivi d’un 13 pour B, et l’auteur de rechercher des éléments dans les faits historiques de l’année 1713, qui correspondent à sa personnalité : « Ayant observé que, réduite aux initiales, sa propre signature simule le nombre 1713, il a été amené intuitivement à ne voir dans ce nombre qu’une date de l’histoire européenne et a eu la curiosité de relever les événements saillants que cette date peut évoquer (il se pourrait en effet que l’un au moins de ces événements fût de nature à entraîner pour lui la fixation inconsciente à un temps révolu, voire l’identification avec ce temps) ». J’ai donc cru que, influencé par Breton, Man Ray s’était trouvé un monogramme, et que « 11112 » était imprégné d’une signification ésotérique sentant le souffre et le scoop. Hélas, je n’ai trouvé aucune confirmation de cette intuition. De guerre lasse, j’écrivis au site André Breton, et reçus immédiatement de la part de Marcel Fleiss, galeriste, cette réponse : « Lors de conversations avec Man Ray dans les années 1969/1974, il m’avait juste dit qu’il avait changé de signature par paresse, ou pour aller plus vite… » ». Mon intuition fait donc long feu. Voilà un logo qui ne veut rien dire… ou qui dit beaucoup, mais en creux… La biographie de Neil Baldwin nous apprend cependant que les premières tentatives de peintre de Man Ray « étaient toujours signées de son petit monogramme « ER » » (p. 22). Or le M ressemble à un E renversé. Le même nous apprend aussi que « le prénom [Emmanuel] signifie en hébreu « Dieu avec nous » » (p. 18). Don ce « Man », consistant à raboter Emmanuel sur les deux bords, n’est-ce pas l’homme qui renverse dieu ? Enfin, Baldwin rapporte des propos de Man Ray à ses amis venus le voir à Hollywood, prétendant qu’il « n’est pas photographe, mais « fautegraphe ». Quelqu’un qui prend des « faute-graphies » » (p. 223). Sa culpabilité de baser sa fortune sur ce qui lui semble une faute n’a-t-elle rien à voir avec sa culpabilité d’avoir adopté une graphie fautive pour son nom d’artiste ? Man Ray se fâchait quand des connaissances de sa famille l’appelaient Radnitsky ; et s’il a conservé des liens notamment épistolaires avec les siens, notamment sa sœur Elsie qu’il chargeait de la gestion de ses œuvres outre-atlantique, il refusa de se rendre aux enterrements de sa mère puis de son père. Si l’on se rend au cimetière du Montparnasse, on constate que la tombe de Man Ray & Juliet (photo ci-dessus ; pour les tombes de Paul & Nusch Éluard, c’est là) n’est pas du tout dans une des divisions à majorité juive, comme il y en a plusieurs dans ce cimetière (capitaine Dreyfus, Joseph Kessel, etc.), et ne fait aucune référence à la judéité. Elle se trouve dans la 7e division, assez difficile à repérer car elle tourne le dos à la petite allée (et parce que la mairie de Paris n’a toujours pas eu l’idée d’un système pourtant simple à imaginer pour signaler les tombes remarquables) ; on la reconnaît grâce à sa forme particulière. Elle n’est pas fleurie ou objet de dépôts éclectiques comme celles de Sartre & Beauvoir, de Gainsbourg ou de Duras, mais elle a été restaurée. L’épitaphe « Unconcerned, but not indifferent » (« Détaché, mais pas indifférent ») est le titre d’un dessin que Juliet aurait choisi pour figurer sur sa tombe. On remarque que sur la partie droite de la pierre, l’épouse de l’artiste est désignée comme « Juliet MAN RAY », avec cette typographie, et non « Juliet Ray ». Cela confirme que ce pseudonyme est à considérer comme un seul nom, comme « Voltaire », « Stendhal » ou « Vercors » (enterré dans le même cimetière). Dans le même cimetière sont également enterrés maints camarades de Man Ray : Brancusi, Brassaï, Desnos, Soutine, Tzara… Neil Baldwin nous apprend, photo à l’appui, que, au moins jusqu’en 1986, dix ans après la mort de l’artiste, « un simple panneau de contreplaqué, en forme de blason, fut fixé sur un pieu », cela sur de la terre meuble semble-t-il. Il rapporte aussi une discussion avec Juliet qui évoque un vague projet d’installer une sculpture sur la tombe, L’Œuf plat (op. cit., p. 332). On suppose donc que la pierre visible actuellement date d’après la mort de Juliet, en 1991.
Cela dit, la question des signatures de Man Ray est fort intéressante. L’œil de lynx d’Agnès Vinas a déchiffré dans les gribouillis des dessins « La mort inutile », ainsi que « Le temps qu’il faisait le 14 mars », une sorte de signature en anamorphose de Man Ray, suivie du millésime « 1937 ». Dans son analyse de « Femme portative » , Marie-Françoise Leudet a remarqué que la signature de Man Ray est « scindée en deux par la pointe » du cône sur lequel s’appuie la femme. Enfin, à l’occasion de l’analyse de « Rêve », Agnès Vinas a remarqué que « en changeant son prénom d’Emmanuel en Man et, avec le reste de sa famille, son nom de Radnitsky en Ray », c’était sa « judéité qu’il a masquée », et que cette judéité gommée trouve son équivalent dans la façon dont le dessin rogne une synagogue qui figurait dans la photo originelle (pour ma part, vu que le dessin garde la partie centrale de la photo, j’y verrais plutôt un calque de la façon dont « Man » constitue un avatar d’Emmanuel ayant subi à la fois aphérèse et apocope). Neil Baldwin nous apprend aussi que « Manny » était un diminutif courant d’Emmanuel, que son père, Melach, se faisait appeler Max, et qu’il « n’accomplit jamais les formalités officielles » de changement de nom (p. 30). Le nom de Man Ray évoque bien sûr « l’homme » et « rayon », mais aussi en français, cela ressemble à « main » et « rayer ». Lire aussi l’analyse d’Agnès Vinas, dans son article sur « Histoire de la science » qui présente justement des ray-ons), sur l’importance de la lettre A « qui figure à deux reprises dans son nom : mAn rAy » dans l’œuvre graphique de Man Ray, et qu’on peut discerner dans la silhouette étonnante de cette femme en équilibre sur ces rayons.
– À propos d’Éluard & Man Ray, lisez aussi nos articles sur Nusch, Portrait d’une muse du surréalisme, de Chantal Vieuille ; un article sur Kiki de Montparnasse ; un article sur le film culte des surréalistes, Peter Ibbetson, un article sur le contexte artistique des années 30, et un autre sur les Recherches sur la sexualité. Et les trois articles sur les Œuvres complète de Paul Éluard.
Voir en ligne : Interview de Man Ray par Pierre Desgraupes le 10 juin 1964
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[1] Neil Baldwin nous révèle leur véritable nom : Adolf Wolff et Adon Lacroix, tous deux d’origine belge.
[3] C’est presque le même motif que le tableau que Marie-Françoise Leudet a identifié comme l’une des sources du dessin « La femme et son poisson », et voici la preuve que Man Ray le connaissait.