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Essai confus contre l’homophobie, pour les lycéens et éducateurs

Oscar Wilde ou la « destinée de l’homosexuel », de Robert Merle

Gallimard, 1955-1983, 216 p., 12,4 €.

mardi 15 novembre 2016

Quelques années après le prix Goncourt mérité pour l’excellent Week-end à Zuydcoote et le succès de La Mort est mon métier, Robert Merle publie un livre inspiré de sa thèse sur Oscar Wilde et l’homosexualité. À travers des analyses très datées, Merle se révèle incapable de faire la part de ce qui relève de l’idiosyncrasie de l’homosexuel, et de ce qu’y ajoute la féroce répression de l’époque de Wilde, mais aussi de son époque à lui. Un peu comme si l’on publiait une étude sur la « destinée de la prostituée » de nos jours en faisant abstraction des lois répressives qui, en empêchant la prostituée de bénéficier des avantages de tous les travailleurs, en font une paria. Le livre demeure utile pour se replonger dans cette période où il était décidément difficile de se poser en adversaire de l’homophobie. Ce petit livre est dédié à Raymond Queneau, qui avait encouragé l’auteur à tirer un livre de sa thèse publiée quelques années auparavant. Quelques aperçus sur l’exposition « Oscar Wilde, l’impertinent absolu » au Petit Palais en 2016 complètent cet article, ainsi qu’une lecture du petit livre d’André Gide, Oscar Wilde ; In memoriam.

Du verdict à l’enfance d’un criminel

Le livre commence par le compte rendu du verdict rend lors du procès de Wilde, le 25 mai 1895 : « Cette cause est la plus répugnante de toutes celles que j’ai eu à juger. Je ne puis douter, Wilde, que vous n’ayez été au centre d’une monstrueuse tentative de corruption s’exerçant sur des jeunes gens. En conséquence, je me dois d’appliquer la sanction maximum prévue par la loi, tout en regrettant qu’elle ne soit pas plus sévère. Je vous condamne donc à deux ans d’emprisonnement avec travaux forcés. » Puis on passe de façon plus traditionnelle à l’enfance de Wilde. Sa mère, intellectuelle mal mariée, a déjà un premier fils, Willie, quand naît Oscar, alors qu’elle désirait une fille pour la distraire de ce mari négligent. Elle habille Oscar en fille, elle lui parle comme à une fille, elle fait de lui sa compagne ». Quand naît enfin une fille, Isola, cela ne change rien, Lady Wilde considère qu’elle a deux filles, « Oscar est la sœur aînée d’Isola ». Quand il a dix ans, la vie des Wilde est perturbée par un procès scandaleux dû à une femme à moitié folle que le père de Wilde a eu pour maîtresse et dont il a voulu se débarrasser : « Voilà donc où conduit ce grossier amour des hommes pour les femmes ». Les premiers poèmes de Wilde révèlent une volonté d’évoquer « l’étreinte normale », mais le poème « Charmides » révèle selon Robert Merle une inversion des rapports « et elle put baiser ses charmes intacts », où « charmes intacts » appliqué à un éphèbe révèle l’inconscient de l’auteur. À 27 ans, Oscar voue une passion chaste à la célèbre actrice Lillie Langtry, qu’il couvre de lis (les fleurs). Or Merle explique qu’à l’origine le poème dédié à l’actrice était consacré à « un bel adolescent », et qu’il a juste changé quelques mots. Wilde s’éprend de quelques actrices, qu’il couvre toujours de lis, Sarah Bernhardt par exemple. À noter que Lillie Langtry est l’objet d’un culte désopilant dans deux films : Le Cavalier du désert (1940) de William Wyler, et Juge et Hors-la-loi (1972) de John Huston. À 29 ans, Wilde convole enfin avec Constance Lloyd, qui a « un visage d’éphèbe ». Il est si ravi de son dépucelage qu’il raconte sa nuit de noces à un de ses amis anglais, Sherard, qui doit arrêter cette effusion choquante. Voici une photographie d’Oscar Wilde dont vous trouverez l’explication dans l’article sur Si le grain ne meurt.

Photographie d’Oscar Wilde dédicacée à André Gide.
Photographie d’Oscar Wilde du studio W & D Downey (1889), dédicacée à André Gide en 1891.
© W & D Downey ; Fondation Catherine Gide.

Découverte de l’homosexualité

Constance lui donne deux fils, Cyril et Vivian, en 1885 et 86, et il rencontre Robert Ross, âgé de 17 ans, qui l’initie à l’homosexualité en 1886. Wilde se dégoûte de sa femme enceinte, lui impose constamment la présence de Robbie, devant lequel il se donne en spectacle dans ses aphorismes et son humour choquant la puritaine Constance. Robert Merle fait remarquer que le thème commun aux quatre comédies de Wilde écrites entre 1892 et 95 est un secret du personnage principal, découvert par un proche, qui doit pardonner. Wilde plaide pour ses personnages punis par la société puritaine, comme il n’ose pas plaider pour l’homosexuel. Il déserte le domicile familial, et invente le mensonge d’une actrice amante pour cacher une vérité pire à admettre. En trois années, de 1886 à 1889, l’homosexualité devient une habitude. Dans son œuvre et sa vie, Wilde cultive le paradoxe, qu’il justifie par une pirouette rhétorique : « Le paradoxe était pour moi, dans la sphère de la pensée ce qu’était la perversion dans la sphère de la passion ». La société le pousse en marge : « ne rejetant la vie que parce qu’elle l’a, une fois pour toutes, rejeté ». On est proche des analyses que quelques années plus tard, Jean Delay fera de l’attitude d’André Gide. À travers une anecdote sexuelle tirée du témoignage de Charles Parker – un gigolo – au procès de Wilde, disant qu’il lui demandait de faire comme s’il était une femme, Merle nous échafaude toute une théorie du « Don Juanisme » : « c’est la femme qu’ils cherchent en la fuyant. […] C’est donc elle, elle seule, cette femme inaccessible et d’eux-mêmes si proche, qu’ils cherchent d’éphèbe en éphèbe ». Un peu plus loin, il établit un parallèle avec certains poètes : « Dans la biographie de poètes bien différents de Wilde, mais qui, dans la « fatalité » apparente de leur vie, lui ressemblent – homosexuels latents comme Baudelaire, homosexuels avérés comme Verlaine – on retrouve cette même oscillation entre la joie d’infliger la souffrance et la volupté de souffrir. » […] « Wilde n’est pas, primordialement, un bourreau à la recherche d’une victime. Il n’assume, temporairement, le rôle de bourreau que pour devenir, finalement, la victime de celui qu’il a provoqué ». Douglas était selon Merle, un alibi, « l’instrument et l’excuse de sa paresse ». Wilde délaisse ses œuvres entamées, pour se complaire à son don de la conversation, facilité par le contact de sa volubilité irlandaise aidée par sa robuste complexion, avec la taciturnité britannique. Ses apophtegmes et son humour remplacent son œuvre, d’où le mot colporté par Gide (« J’ai mis mon génie dans ma vie, je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres »). Wilde fréquente surtout des gens incapables de lui répliquer, et qui entourent son talent d’une « adoration femelle ».

Le procès

Lors du procès en diffamation que Wilde intente au marquis de Queensberry en 1895, Merle voit « une volonté d’autopunition née d’un intense sentiment de culpabilité », et se souvient à ce propos que sa soutenance de thèse « ressemblait elle-même beaucoup à un procès criminel dont j’aurais été l’accusé ». C’est la « contamination du stigmate ». Merle explique que le gouvernement anglais avait tout fait pour que Wilde soit condamné, et très vite, parce que dans les lettres de Queensberry qui faisaient partie des pièces du procès, d’autres noms étaient cités, dont celui du Premier ministre, et que ces noms avaient fuité à cause d’un journaliste français qui « avait été inscrit par erreur au nombre des jurés ». Il fallait donc un coupable, et vite, pour apaiser l’opinion publique. Il était impossible d’infliger le même sort à tous les homosexuels : « Le procès de Wilde a révélé qu’il y avait vingt mille invertis à Londres que la police surveillait. Elle ne les surveillait pas, comme on pourrait le croire, pour saisir au bon moment l’occasion de les arrêter, mais seulement pour éviter qu’ils fissent scandale. La police, on le voit, désavouait le législateur. Elle le désavouait, parce qu’elle avait trop d’expérience pour penser qu’elle réussirait à faire respecter, dans la pratique, la morale de la Bible. Il lui suffisait de faire respecter l’ordre. » Les autres invertis nommés au procès, comme celui du neveu de l’avocat général, ainsi que les témoins qui avaient reçu de l’argent pour coucher avec Wilde, furent protégés, voire « nourris aux frais du ministère public » pendant le procès, et seul Wilde fut condamné. Cette condamnation retentit comme un coup de tonnerre dans l’Europe entière, alors que l’on commençait à peine à oser parler d’homosexualité, et Gide lui-même, comprenant le coup de semonce, renonça à son projet d’importation du jeune Athman. Douze ans après, l’affaire Harden-Eulenburg secouera à nouveau le Landernau homo, et contribuera à tétaniser les homosexuels, ce qui explique la réticence de Gide à prendre la parole sur ce sujet tabou, ce qu’il ne fera publiquement qu’à partir de 1924, alors qu’il avait déjà rédigé et publié dès 1911 à une vingtaine d’exemplaires qui ne quittèrent jamais ses tiroirs, la 1re version de Corydon. Dans l’exposition « Oscar Wilde, l’impertinent absolu » au Petit Palais en 2016, on peut voir le fameux bristol que le marquis déposa à son club avec la phrase « Oscar Wilde posing (as) somdomite », pièce à conviction conservée aux archives de la justice britannique et parfois exposée. L’émouvant manuscrit de De Profundis est également exposé, ainsi qu’une lettre émouvante de Wilde à Gide datée du 10 décembre 1898 après sa sortie de prison, lui demandant aide et argent ; plusieurs esquisses de projets de Jacob Epstein pour sa tombe au Père-Lachaise. Pour le reste, beaucoup de photos, et surtout des peintures dont Wilde a fait la critique, ou d’actrices qu’il a aimées, comme Lillie Langtry (peinture de Sir Edward John Poynter, visible sur ce site). Parmi ces nombreux tableaux présentés dans l’exposition, assortis d’extraits des critiques d’Oscar Wilde, outre les actrices, on remarque son goût exacerbé pour les ruines et les thèmes issus de la mythologie gréco-romaine. Le Grand Tour, puis le voyage en Orient, pratiqués à partir du XVIIe siècle par les jeunes gens des classes aisées de toute l’Europe, dissimulait parfois sous les dehors de l’attrait pour les ruines antiques, un intérêt certain pour les beautés plus charnelles. J’ai donc remarqué, parmi des théories d’antiquailles fadasses, un magnifique tableau de William Holman Hunt (1827–1910) Afterglow in Egypt (1854, Southampton City Art Gallery), représentant une paysanne égyptienne, avec un commentaire de Wilde regrettant que le peintre n’ait pas plutôt représenté des pyramides (« As a study of colour it is superb, but it is difficult to feel a human interest in this Egyptian peasant. » : « En tant qu’étude de couleur c’est superbe, mais il est difficile de ressentir la moindre émotion devant cette paysanne égyptienne »). Cette critique du jeune esthète prend un sens ironique quand on sait combien, quelques années plus tard, Wilde ira non pas en Égypte mais en Algérie, pour s’y taper les pires Hamid plutôt que les pyramides ! Cette jeune Égyptienne ne préfigure-t-elle pas la Mériem ben Atala de Gide et de Pierre Louÿs ? Enfin, c’est l’occasion de voir le Portrait d’André Gide réalisé en 1912 par Jacques-Émile Blanche. Évidemment, nous aurions préféré l’autre tableau de Jacques-Émile Blanche, André Gide et ses amis (à voir dans notre article sur Si le grain ne meurt). Eh oui, à la suite des Flaubert ou des Maupassant, Wilde, puis Gide, Louÿs, etc., se tournent vers l’Orient ou vers l’Afrique du Nord pour y trouver une liberté sexuelle absente de la vieille Europe. En sortant de l’expo, n’oubliez pas d’admirer devant le musée, une exposition temporaire de lièvres monumentaux de Barry Flanagan (comme ceux que j’avais vus naguère en Arménie…)

La carte insultante du marquis de Queensberry.
© Wikicommons

Travaux forcés

Quand il est emprisonné et soumis aux travaux forcés, ce qui blesse le plus Wilde est que Douglas ne lui donne aucun signe de vie pendant ces deux ans. Merle établit alors un parallèle avec Verlaine, emprisonné à Mons, fustigeant Rimbaud dans Sagesse, et généralise : « La conversion religieuse paraît être un des recours non pas tant nécessaire que fréquent, de l’homosexuel ». Wilde se serait converti au catholicisme sur son lit de mort. Merle souligne le paradoxe de ces conversions vers une religion qui rejette les homosexuels. Il parle de « séduction de l’autorité […] qui porte, avec un remarquable constance, les homosexuels « convertis » à préférer le catholicisme ». Sur le plan politique, entre Douglas qui s’allie à l’extrême droite et cherche d’autres boucs émissaires, et Wilde qui au contraire s’apitoie pour les parias, Merle veut discerner « les deux pôles contraires qui aimantent la pensée politique de l’homosexuel ». On dirait Didier Lestrade ! Cette « séduction de l’autorité » peut porter au sadisme ou au masochisme. Cela permet à l’homosexuel merlien d’échapper à « une impuissance angoissée à être ». Merle développe le cas du graveur Aubrey Beardsley (qui illustra Salomé en 1893), qui se convertit également au catholicisme et entretenait des rapports compliqués avec Wilde qu’il recherchait et fuyait : « Wilde est, à ses yeux, le symbole de son propre vice, et il est attiré et repoussé par lui, comme le phalène par la lampe ». Douglas se venge de Robert Ross en le diffamant pour qu’il porte plainte, comme son père en avait agi avec Wilde, et cela fonctionne à nouveau ! Plus que sa réputation, le procès de Wilde lui a fait perdre « le ressort intime de son inspiration » : plus de double sens, plus « d’aveu à faire ». En sortant de prison, Wilde n’a plus qu’une issue à son art, « devenir édifiant ». La Ballade de la geôle de Reading est écrite en ce sens, et il entend démontrer qu’il n’est pas coupable, comme le montre cet extrait d’une lettre à un ami : « Un patriote, emprisonné parce qu’il aime sa patrie, aime sa patrie. Un poète emprisonné parce qu’il aime les éphèbes, aime les éphèbes. » L’emploi du mot « éphèbe » est intéressant, car contrairement à Gide, Wilde n’était pas exclusivement intéressé par les imberbes.

Guérir l’homosexualité ?

Merle explique en ces termes datés l’inutilité de la psychanalyse pour « guérir un homosexuel » : « il est aussi contradictoire d’espérer chez l’homosexuel une volonté de guérir que chez un déserteur la volonté de ramasser des armes et de faire face ». Ignorant délibérément l’existence de la bisexualité, il disserte sur un prétendu « renoncement à la femme », une « répulsion innée », phénomènes qui de toute façon n’avaient pas le même sens à l’époque de Wilde, à l’époque où Merle écrit ces lignes, et de nos jours. Gide, par exemple, a fait un enfant avec une femme après en avoir épousé une autre. De nos jours, la plupart des homosexuels n’imaginent même pas une autre méthode que l’éprouvette pour féconder une mère porteuse. « Si l’homosexuel s’est avéré viril avec une, ou plusieurs partenaires, peut-il encore justifier ses mœurs par une inguérissable aversion pour le sexe qui n’est pas le sien ? » Merle délire tant soit peu sur ces « homosexuels latents qui, au moment de la première grossesse de leur femme, découvrent la mère chez l’épouse, s’éloignent d’elle, alors, irrémédiablement, et se jettent dans un Don Juanisme hétérosexuel où des partenaires successives, perpétuellement éliminées, satisfont à la fois leur attirance et leur aversion ». Ses idées sur les Arabes rejoignent celles de Jean Delay : « Chez les Arabes, on l’a souvent noté, l’homosexualité est surabondance, anarchie. Paisiblement assumée par un grand nombre d’individus, elle ne comporte pour eux ni dangers sociaux, ni conséquences spirituelles. Son seul critère d’emploi est la commodité : de ce point de vue, la houri ou l’éphèbe, pour l’Arabe, c’est tout un. » Des analyses intéressantes montrent que si l’homosexualité est punie à l’époque, c’est parce qu’elle ne peut pas être « guérie ». Un parallèle est fait avec la tuberculose (et le sida serait un bon exemple actuel) : « puisque les médecins sont impuissants à la guérir, il convient, pour éviter sa propagation, de la considérer comme un crime ». Merle ironise sur le fait que la sodomie est appelée « crime abominable » par la loi anglaise, et ce « même si elle est commise par un homme sur une femme, même si cette femme est son épouse, même si cette épouse est consentante ». De même il démontre que chez les Hébreux, contrairement aux Grecs, qui étaient « malthusiens », l’homosexualité était condamnée car contrevenant à l’obsession démographique de ce peuple : « l’implacable tabou qui, chez les Hébreux, frappait l’Uranisme était dû non pas à une aversion spontanée – qui serait sans exemple chez les peuples orientaux – mais au fait que l’homosexualité leur paraissait être de nature à nuire à la force et à l’expansion de leur peuple. » Le livre se termine étonnamment par un plaidoyer contre la répression, en arguant par exemple du fait que le lesbianisme n’étant pas du tout interdit en Grande-Bretagne, cela n’a pas « favorisé l’extension de l’homosexualité ». Merle proteste également contre les ordonnances de 1945, qui punissent davantage l’homosexualité que l’hétérosexualité dans le cas de relations avec des mineurs. Il explique que le viol d’une fille est au contraire plus grave, car « il peut entraîner une grossesse ». Entre adultes consentants, il parle d’un « délit sans victime », rejoignant les arguments de Bentham. La question finale résume une argumentation que l’on a eu peine à percevoir tout au long du livre : « est-il probable qu’un homosexuel se mette à aimer exclusivement les femmes, parce que la société, pendant deux ans, lui aura fait coudre des sacs ? »

Oscar Wilde ; In memoriam, d’André Gide

On peut lire l’opuscule gidien intitulé Oscar Wilde ; In memoriam (souvenirs) ; Le « De Profundis », Mercure de France, 1910 et 1989. Ce livret reprend des textes publiés en revue en 1903 et en 1905 ; autant dire que Gide n’y disait pas grand-chose ; allait-il révéler que l’apport n°1 de Wilde à la littérature française était de lui avoir appris à se se taper de jeunes arabes ? Cela dit, Gide annonce la couleur : « Je veux vous apprendre à mentir, pour que vos lèvres deviennent belles et tordues comme celles d’un masque antique. » Et donc dans ce petit livre, il ne fait que mentir, par omission s’entend, c’est-à-dire qu’il ne remue que l’écume, il ne nous dit pas l’essentiel ; et pouvait-il faire autrement ? On relèvera surtout des portraits : « Wilde ne causait pas : il contait. Durant presque tout le repas, il n’arrêta pas de conter. Il contait doucement, lentement ; sa voix même était merveilleuse. Il savait admirablement le français, mais feignait de chercher un peu les mots qu’il voulait faire attendre. Il n’avait presque pas d’accent, ou du moins que ce qu’il lui plaisait d’en garder, et qui pouvait donner aux mots un aspect parfois neuf et étrange. Il prononçait volontiers, pour scepticisme : skepticisme… Les contes qu’il nous dit interminablement ce soir-là étaient confus et pas de ses meilleurs ; Wilde, incertain de nous, nous essayait. » C’est à la p. 12 de ce volume, puis répétée en note p. 32, qu’on trouve la fameuse phrase prêtée à Wilde par Gide : « Voulez-vous savoir le grand drame de ma vie ? C’est que j’ai mis mon génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres ». (À la p. 12, « mon génie » est précédé de « tout »). Le 2e chapitre aborde le sujet, et l’on voit que le disciple a bien appris à mentir : « Une persistante rumeur, grandissant avec celle de ses succès (à Londres on le jouait à la fois sur trois théâtres), prêtait à Wilde d’étranges mœurs, dont certains voulaient bien encore ne s’indigner qu’avec sourire, et d’autres ne s’indigner point ; on prétendait d’ailleurs que, ces mœurs, il les cachait peu, souvent les affichait, au contraire, certains disaient : avec courage ; d’autres : avec cynisme ; d’autres : avec affectation. J’écoutais, plein d’étonnement, cette rumeur. Rien, depuis que je fréquentais Wilde, ne m’avait jamais pu rien faire soupçonner. — Mais déjà, par prudence, nombre d’anciens amis le désertaient. On ne le reniait pas nettement encore, mais on ne tenait plus à l’avoir rencontré. » (p. 28). Une parole de Wilde rapportée à la p. 30 corrobore ce que je disais ci-dessus à propos du tableau Afterglow in Egypt de William Holman Hunt : « Je m’étonnai d’abord de le trouver en Algérie. — Oh ! me dit-il, c’est que maintenant je fuis l’œuvre d’art. Je ne veux plus adorer que le soleil… » Pages émouvantes et sincères, après la sortie de prison de Wilde : « À Berneval, discret petit village aux environs de Dieppe, un nommé Sébastien Melmoth s’établit ; c’était lui. De ses amis français, comme j’avais été le dernier à le voir, à le revoir je voulus être le premier » (chiasme un peu téléphoné !) Gide interprète l’attitude de Wilde comme plus tard Merle, en se basant sur ses propos : « Aller plus loin, ce n’était pas possible ; et cela ne pouvait plus durer. C’est pourquoi vous comprenez qu’il faut que cela soit fini. La prison m’a complètement changé. Je comptais sur elle pour cela. » Le récit se poursuit, et Mercure de France, dans cette édition de 1989, n’a toujours pas rectifié le prudent « B… » de Gide en « Bosie ».

Le récit de Wilde sur la méchanceté de son « gouverneur de prison » n’est pas sans évoquer le Claude Gueux de Hugo : « Il ne savait pas quoi imaginer pour nous faire souffrir… Vous allez voir comme il manquait d’imagination… Il faut que vous sachiez que, dans la prison, on ne vous laisse sortir qu’une heure par jour ; alors on marche dans une cour, en rond, les uns derrière les autres, et il est absolument défendu de se parler. Des gardes vous surveillent et il y a de terribles punitions pour celui qu’on surprend. — Ceux qui sont pour la première fois en prison se reconnaissent à ce qu’ils ne savent pas parler sans remuer les lèvres… Il y avait déjà six semaines que j’étais enfermé, et que je n’avais dit un mot à personne — à personne. Un soir, nous marchions comme cela les uns derrière les autres pendant l’heure de la promenade, et tout d’un coup, derrière moi, j’entends prononcer mon nom : c’était le prisonnier qui était derrière moi, qui disait : « Oscar Wilde, je vous plains, parce que vous devez souffrir plus que nous. » Alors j’ai fait un énorme effort pour ne pas être remarqué (je croyais que j’allais m’évanouir) et j’ai dit sans me retourner : « Non, mon ami ; nous souffrons tous également. » — Et ce jour-là je n’ai plus du tout eu envie de me tuer.
« Nous avons parlé comme cela plusieurs jours. J’ai su son nom, et ce qu’il faisait. Il s’appelait P… ; c’était un excellent garçon ; aoh ! Excellent !… Mais je ne savais pas encore parler sans remuer les lèvres, et un soir : « C. 33 ! (C. 33 c’était moi ) — C. 33 et C. 48 », sortez des rangs ! » Alors nous sortons des rangs et le gardien dit : « Vous allez comparaître devant Monsieur le Dirrrecteur ! » — Et comme la pitié était déjà entrée dans mon cœur, je ne m’effrayais absolument que pour lui ; j’étais, au contraire, heureux de souffrir à cause de lui. — Mais le directeur était tout à fait terrible. Il a fait passer P… le premier ; il voulait nous interroger séparément — parce qu’il faut vous dire que la peine n’est pas la même pour celui qui a commencé à parler que pour celui qui a répondu ; la peine de celui qui a parlé le premier est le double de celle de l’autre ; d’ordinaire le premier a quinze jours de cachot, le second seulement huit ; alors le directeur voulait savoir qui de nous deux avait parlé le premier. Et, naturellement, P…, qui était un excellent garçon, a dit que c’était lui. Et quand, après, le directeur m’a fait venir pour m’interroger, naturellement j’ai dit que c’était moi. Alors le directeur est devenu très rouge, parce qu’il ne comprenait plus. — « Mais P… dit aussi que c’est lui qui a commencé ! Je ne peux pas comprendre… »
« Pensez- vous, dear ! Il ne pouvait pas comprendre ! Il était très embarrassé ; il disait : « Mais je lui ai déjà donné quinze jours à lui… » et puis il a ajouté : « Enfin, si c’est comme ça, je m’en vais vous donner quinze jours à tous les deux. » N’est-ce pas que c’est extraordinaire ! Cet homme-là n’avait aucune espèce d’imagination. » — Wilde s’amuse énormément de ce qu’il dit ; il rit ; il est heureux de raconter :
— « Et naturellement, après les quinze jours, nous avions beaucoup plus envie qu’auparavant, de nous parler. Vous ne savez pas combien cela pouvait paraître doux, de sentir que l’on souffrait l’un pour l’autre. »

Gide relate sans commentaire, un étrange conseil de Wilde, une réticence à la lecture des Nourritures terrestres : « C’est bien, c’est très bien… Mais, dear, promettez-moi : maintenant n’écrivez plus jamais JE. »
La dernière fois que Gide rencontra Wilde, ce fut par hasard, à Paris « sur les boulevards » : « je fus un peu gêné, je l’avoue, de le revoir et dans un lieu où pouvait passer tant de monde. […] J’allais m’asseoir en face de lui, c’est-à-dire de manière à tourner le dos aux passants, mais Wilde, s’affectant de ce geste, qu’il crut causé par une absurde honte (il ne se trompait, hélas ! pas tout à fait) :
— Oh ! mettez-vous donc là, près de moi, dit-il, en m’indiquant, à côté de lui, une chaise ; je suis tellement seul à présent ! Wilde était encore bien mis ; mais son chapeau n’était plus si brillant ; son faux-col avait même forme, mais il n’était plus aussi propre ; les manches de sa redingote étaient légèrement frangées. — Quand, jadis, je rencontrais Verlaine, je ne rougissais pas de lui, reprit-il, avec un essai de fierté. J’étais riche, joyeux, couvert de gloire, et pourtant je sentais que d’ être vu près de lui m’honorait, même quand Verlaine était ivre… »
(p. 50).
Gide rapporte qu’à plusieurs reprises, Wilde lui a avoué être « absolument sans ressources » ou « dans la misère », mais il a la pudeur de ne pas préciser qu’il l’a aidé. La 2de partie de l’opuscule, intitulée « Le « De Profundis » d’Oscar Wilde », n’est qu’un collage de citations du texte fait pour la revue dans laquelle Gide en faisait le compte rendu, et n’a strictement aucun intérêt, mais il fallait ajouter ces lignes pour que ces propos de Gide sur Wilde constituassent un livre, vendable par l’éditeur… Le seul point intéressant est la citation d’Ernest Renan en épigraphe : « Que la religion et la morale fassent de telles recommandations, rien de mieux ; mais nous sommes choqués de les voir figurer dans un code… J’en dirai autant des mesures sévères prises pour assurer la règle des mœurs. Les plus graves abus ont moins d’inconvénients qu’un système d’inquisition qui abaisse les caractères ». Cette citation nous rappelle l’article « Du crime contre nature » de Montesquieu.

 Voir notre article pour Lettres Volées, qui reprend les informations sur l’exposition « Oscar Wilde, l’impertinent absolu », agrémentée de nombreuses illustrations ordonnancées par Agnès Vinas.
 Lire l’article de Jean-Yves Alt sur ce livre, et sur le même site, « Le bimétallisme d’Oscar Wilde », par Guillot de Saix, ainsi qu’un article sur Oscar Wilde ou la Vérité des masques de Jacques de Langlade.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Exposition « Oscar Wilde, l’impertinent absolu »


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