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Filles, garçons, même combat, pour les 4e/3e et le lycée

Les Garçons, les filles, d’Anita Van Belle

Les 400 coups, Connexion, 1990 et 1994, 154 p., 10 €.

samedi 21 juin 2008

Après Le Secret, voici 7 nouvelles d’Anita Van Belle. La première était parue en 1990 dans un recueil intitulé Les Garçons (Casterman-Duculot) ; les autres en 1994 dans un recueil intitulé Les Filles (Casterman). En plus d’un style imagé, taillé au burin, on est frappé de l’unité de ton : pour Anita Van Belle, certes, la frontière entre les sexes n’est pas du tout la frontière rose/bleu des catalogues de jouets. La plupart des nouvelles ont pour cadre une Italie populaire, qu’elle soit rurale ou urbaine, où l’auteure, belge, a vécu, et cela aussi contribue à l’originalité du recueil. Quand on songe que la nouvelle est une denrée rare en littérature jeunesse, on ne peut que se féliciter de cette réédition.

Résumé

Tape-Dur surprend son lecteur d’emblée par l’évocation d’une petite bande de garçons qui traînent ensemble dans un village de pêcheurs. Il y a Tape-Dur, qui aime taper dans un sac de boxe, mais dont la voix est « très aiguë ». Un jour, le curé débarque à l’école pour la communion solennelle. Tape-Dur est inquiet : « Si j’étais quelqu’un d’autre que moi-même »… Le curé s’étonne devant la classe de ne pas trouver une fille présente sur sa liste. Il fait l’appel. Tape-Dur n’a pas été nommé. Le curé oblige un des garçons à lui baisser la culotte devant toute la classe : « C’est une fille, mon vieux. Tape-Dur, c’est une fille. » Et le curé roucoulait : « Renata Borgatti, je présume » (p. 17). Et voilà pour le titre…
Eudoxia est l’histoire de Nikos, amoureux de sa sœur. Ils vont en ville, elle voit un homme et il est jaloux, jusqu’au jour où il vole un ex-voto à l’église, représentant sans doute une femme aimée : « Depuis que j’avais son image au creux de la main, mes désirs erraient à sa rencontre, mais ils vogueraient peut-être tant que je vivrais, désirs sans attaches, repoussés par tous les cœurs, comme les bateaux de lépreux, refusés dans tous les ports » (p. 27).
Schubert, c’est l’histoire de deux sœurs. L’aînée surprend une conversation ; sa mère reconnaît que la cadette n’a pas été désirée. Ça la bouleverse dans son besoin d’amour, paradoxalement plus que sa sœur, qui réalise à cette occasion ce qu’est le violon pour elle.
Les anguilles réunit quelques garçons qui évoquent leurs désirs d’avenir : « Face aux autres, je me sentais méduse. J’étais le seul à flotter ainsi, transparent, confondu avec le lac et son paysage. Je vidais les anguilles et j’étais heureux » (p. 43). Le narrateur, Cesare, veut aimer la plus belle fille de la bourgade : « Quelqu’un qui veut aimer comme toi, ça fait peur » (p. 44). Mais voilà que celle-ci, qu’on n’a pas vue depuis quelques jours, est retrouvée par les garçons dans le fort, hurlant comme une bête, sur le point d’accoucher, seule. Que faire ? Cesare décide de l’aider, alors que ses copains lui déconseillent de la voir dans cet état. Parce que, justement, il l’aime. La nouvelle la plus bouleversante pour moi, par le ton novateur, la tendresse bourrue des rapports entre les personnages.
Milan c’est l’histoire d’une fillette dont la famille a quitté la campagne pour s’installer dans un quartier populaire de Milan : « Tout ce qui fait la vie, tout a été noyé par la télévision. Il faut la détester » (p. 69). Elle écrit sa vie sur un carnet. Le bistrotier voisin veut agrandir sa terrasse, mais elle craint que le bruit l’empêche d’écrire. Une mésaventure dans la rue — un homme qui la poursuit — la fait se réfugier au bistrot, où elle comprend que si la foule menace, elle protège aussi.
En-fan-ce, c’est une bande de mômes pauvres et violents. Léa, garçonne, veut intégrer leur bande. Sa spécialité : voler l’essence. Il faut passer un test : « Alors, la fille, ils la font passer sous une lame de scierie, pour voir si elle aura des couilles » (p. 117). Elle ne craint rien : « Con, je dis. Personne, y frappe plus dur que ma mère. Même le salaud du quatrième. Même mon père » (p. 99) « Moi, matin, c’est tonnerre et coups. Se retenir, non. Elle se lâche, sur moi. Chu son urinoir à humeur » (p. 103). L’un des garçons la menace : « — Avance, pédé, y dit. / Y dit pédé et c’est lui qu’est comme une fille, avec des socquettes dans ses sandales » (p. 99). Elle a vaguement conscience d’une particularité due à son sexe : « Moi chais lire, c’est ça qui fait toute la différence » (p. 110).
Fugue poursuit l’analyse du rapport entre la lecture et la réalité. « À l’époque, les livres étaient pour moi plus importants que les personnes » (p. 121) ; « J’ignorais mon corps, je ne savais même pas qu’il existait » (p. 129). Et pour cause : « le corps de mon père n’était pas un corps pour moi. C’était un lieu de violence et de terreur » (p. 144). La narratrice, Lena, est abordée par une jeune Américaine installée à Stanza, qui prétend fuguer à Rome. S’engage une « conversation intime, pour deux inconnues » (p. 126). La narratrice est séduite par le personnage : « sa personnalité profonde était celle d’une conquérante, d’un être fait pour le monde et devant qui le monde se plie » (p. 127). Elle lui parle de son désir pour Tomaso : « Je veux coucher avec Tomaso. Je veux l’avoir à l’intérieur de moi […] le sexe de Tomaso est doux comme une pêche, j’en suis si sûre » (p. 133). Jennifer s’en va ; Lena est submergée par le chagrin : « Je compris que j’avais perdu quelque chose, qu’on m’avait tendu une perche, et que je ne l’avais pas saisie » (p. 135). Du coup, c’est elle qui fugue à Stanza [1], à la recherche de Tomaso ou de Jennifer, elle ne sait plus, d’elle-même, peut-être. Elle apprend qu’elle peut oublier les livres : « Quelque chose me manquait, je me sentais nue, puis je m’aperçus que je m’avançais sans un livre à la main ou plaqué sur la poitrine » (p. 138). Elle découvre la mer : « ma première idée fut qu’on avait bâché la campagne ». Dans le train, elle rencontre des gens qui se moquent gentiment de son livre de Pessoa (qui fournit l’épigraphe : « le troupeau ce sont mes pensées… »). L’auteure en profite pour donner la clé de son livre : « Il faut d’abord le sentir, dis-je. On comprend plus tard, petit à petit » (p. 140). Rentrée chez elle, témoin d’une terrible scène de violence conjugale partagée, Léna se réfugie dans le « troupeau de ses pensées »…

En conclusion, voici un beau bouquet de sept nouvelles grouillantes de vie et de sentiments. À voir le titre, on aurait pu craindre de parcourir une nouvelle voie de l’autoroute de pensée actuelle (les filles, les pauvres, sont soumises au patriarcat au front de taureau et aux violences du mâle dominant qui sommeille en tout garçon, elles sont putes ou soumises, les gentilles mamans sont frappées par les méchants papas, et bla bla bla). Eh bien, c’est tout le contraire. Déjà, on a un livre d’écrivain qui polit la moindre virgule, qui fourbit ses métaphores au sable de la mer et du désir ; et des personnages qui naviguent comme ils peuvent dans l’océan de la vie familiale, ballottés par la misère, par leurs parents, par la ville. On les suit, on se perd, et puis comme le suggère l’auteure, on y revient. C’est une remarque bateau, sans doute, mais cette parole sur le désir parfois nié, ces personnages populaires, cette évocation de milieux ruraux et maritimes, ce jeu sur les niveaux de langue, tout cela apparente ces nouvelles au mètre étalon de Maupassant

 Un autre recueil de nouvelles récent : Le Chant des Lunes, de Gudule.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Anita Van Belle sur L’Hippocampe associé


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[1Il faudrait s’intéresser à la polysémie en Italien de ce nom de ville inventé. Le mot désigne une chambre d’hôtel, une pièce dans un édifice, le siège d’une institution, une strophe, etc.