Accueil > Livres pour les jeunes et les « Isidor » HomoEdu > Fictions niveau 3e > Fred et moi, de John Donovan

Incunable de l’homosexualité en littérature jeunesse, pour la 3e

Fred et moi, de John Donovan

Duculot, coll. Travelling, 1969, 208 p., épuisé.

samedi 2 février 2013

Paru en 1969 sous le titre I’ll Get There. It Better be Worth the Trip, ce roman est considéré, jusqu’à preuve du contraire, comme le plus ancien livre de littérature jeunesse mondiale abordant le thème de l’homosexualité. Il n’a été traduit qu’en 1977 en français, publié par Duculot, éditeur courageux, qui avait aussi publié Le Secret, d’Anita Van Belle. Il a été tellement oublié qu’il a fallu attendre 2012 pour que nous en ayons connaissance, grâce aux recherches acharnées de l’ami Jean-Yves, que je remercie beaucoup de cette trouvaille. Auparavant, nous avions cru pendant des années que le plus ancien livre de notre sélection jeunesse, également étasunien, datait de 1978 (Valérie et Chloé, de Deborah Hautzig). Ce roman mériterait largement d’être réédité tel quel en français, comme il l’a été en 2010 en américain. À bon éditeur, salut ! Comme il y a peu de chances que vous trouviez ce livre, attention, je vous le résume en entier.

Résumé

David Ross, appelé Davy, 13 ans à peu près, perd sa grand-mère, qui le logeait et l’élevait. La famille se réunit pour les funérailles, et le conseil de famille décide que c’est la mère qui le récupérera, le temps d’aménager son petit appartement new-yorkais. La difficulté, vite levée, était d’accueillir Fred, le compagnon à quatre pattes de Davy, un teckel offert par mère-grand lorsqu’il avait 8 ans. La mère tique, mais Davy en fait une question de principe : « S’il n’y a pas de place pour moi, il n’y a pas de place pour Fred non plus ! » (p. 34). Avant de partir, Davy embrasse une amie : « J’embrasse Marie-Lou Gerrity pour lui dire adieu. […] Marie-Lou promet qu’elle me sera fidèle, je lui dis donc que je lui serai fidèle aussi. Il n’y a jamais rien eu de bien sérieux entre nous, mais comme elle l’a dit la première, c’est le moins que je puisse faire » (p. 45). La vie à trois s’organise. Maman a du mal à s’habituer aux ondes de joie quelque peu humides de Fred, elle-même ayant largement tendance à s’humecter le gosier dès potron-minet jusqu’au soir ; elle tente même de dissimuler son haleine à l’ammoniaque (p. 137). On se doute que l’alcoolisme était la raison pour laquelle l’enfant fut confié à sa grand-mère, le fait n’ayant pas été expliqué au début du livre. Le père n’a pas disparu, au contraire, il vient chercher Davy les samedis, lui présente Stéphanie, sa nouvelle compagne, qui adore le chien, et séduit Davy. Ils habitent à New York également, et sont plus à l’aise financièrement. Maman est jalouse de Stéphanie et cherche à dévaloriser le père et sa compagne à chaque fois que Davy rentre de chez eux. Il faut dire qu’en général à ce moment de la journée, elle est bourrée. Davy est inscrit à une école épiscopalienne assez cossue (bien qu’il semble qu’il soit juif d’après une remarque du père visitant un « cimetière juif espagnol », p. 67). Il y fait la connaissance d’un garçon de son âge un peu rude, Douglas Altschuler. Celui-ci était l’ami de Larry Wilkins, un garçon de la classe, malade, qui a justement cédé la place à Davy, et qui décède peu après. Altschuler fait tout pour repousser Davy, mais Davy fait tout pour être aimable et faire ami-ami, et y réussit en rivalisant avec Douglas au sport et dans les pièces de théâtre montées par l’école. Lors de leurs trajets école-maison (ils habitent assez près), ils passent devant une confiserie, ce qui semble gêner Altschuler. La marchande est très aimable avec lui, et lui demande sans cesse des nouvelles de « son ami », le camarade malade. Elle demande si Davy est « le nouvel ami de Douglas » (p. 127). Cela nous met la puce à l’oreille. Maman encourage le rapprochement des garçons, enchantée que Davy ait un copain, et enchantée par le fait que sa mère soit elle aussi divorcée, et de pouvoir se raconter mutuellement leurs malheurs (p. 155). Un jour qu’ils s’amusent comme des fous avec le chien, ils se retrouvent allongés sur le tapis, et échangent un baiser. Cela trouble Davy, mais un autre jour, ou plutôt une nuit où maman absente a proposé que Douglas dorme à l’appartement, ils vont plus loin. Davy a le sentiment que ce qu’ils ont fait est mal. Un autre jour, ils goûtent au whisky maternel, et s’endorment côte à côte par terre, position dans laquelle maman les surprend. C’est là qu’elle a l’intuition qu’il s’est passé quelque chose entre eux. Du coup, elle appelle le père à la rescousse, et de fil en aiguille, elle promène le chien, qui se fait écraser. Dans sa culpabilité, Davy établit un lien entre ce qu’il a fait avec son copain et la mort du chien (p. 182), et il rejette Douglas, jusqu’à se battre : « Pendant les semaines qui suivent, j’éprouve même presque du plaisir rien que de penser à quel point je déteste Altschuler » (p. 184). Ils finissent par se rabibocher à l’occasion d’une autre pièce de théâtre, et à discuter sereinement de la situation. Altschuler déclare qu’il ne ressent pas la moindre culpabilité. Le roman se termine sur une note d’espoir.

Mon avis

Davy évalue les gens, de sa famille ou non, en fonction de leur rapport avec son chien. Une scène assez forte est cette sorte de défi qu’il lance à sa mère, en rivalité avec Stéphanie, de se « roule[r] par terre avec Fred » (p. 106). Davy est en pleine puberté, sa voix mue (p. 85). Il semble devoir se gérer et faire son apprentissage de la vie lui-même, en une sorte d’auto-parentalité. C’était le sens du cadeau du chien par la grand-mère : lui apprendre le sens des responsabilités. De fait, il est plus responsable que certains adultes. Il doit faire la leçon à Stéphanie pour lui conseiller de ne pas donner à manger au chien pendant leurs repas, mais celle-ci ni son père ne suivent son conseil (p. 98), ce qui les disqualifie d’avance quand ils se mêlent de ses sentiments avec Douglas. Le thème de l’homosexualité, abordé explicitement pour la première fois au monde en littérature jeunesse (d’après nos recherches pour l’instant !), est amené avec une grande finesse. Les perches tendues depuis le début trouvent leur brusque réalisation lors de la scène de jeu au sol avec Douglas et le chien. Contrairement à la mère, celui-ci accepte de jouer avec Fred par terre, et voilà cette scène d’anthologie :

« Notre rire se calme, mais nous restons couchés sur le tapis. Je regarde Altschuler, nous nous sourions. Et puis, je ne sais pas très bien ce qui se passe. J’ai l’impression que nous voulons tous les deux nous lever pour poursuivre Fred, mais nous restons couchés, avec Fred qui nous épie de là-bas, et nous qui épions plus ou moins Fred, mais sans nous décider à nous relever. Je ferme les yeux. Je me sens bizarre. Couché là, tout près d’Altschuler. Je n’ai pas envie de me relever. J’ai envie de rester là, comme je suis. Je ressens comme une sorte de frisson, je me secoue. Pas de froid pourtant. Bizarre. J’ouvre les yeux. Altschuler est toujours couché aussi. Il me regarde d’un air drôle et je suis sûr que je le regarde de la même façon. Tout à coup, Fred saute entre nous deux. Il me lèche la figure, puis celle d’Altschuler et commence un va-et-vient entre nous deux. Je suis persuadé que cette impression bizarre que je ressens va disparaître, mais après un moment nous voilà couchés là, tous les trois, nos têtes rapprochées. Il me semble que j’embrasse Altschuler et qu’il m’embrasse aussi. Pas à la manière de ce bête baiser que j’ai donné à Mary-Lou Gerrity à Boston, avant de partir. Juste comme ça, comme quand j’embrasse maman en vitesse. Et puis, nous nous asseyons en nous détournant l’un de l’autre. Fred est reparti. Il en a peut-être assez de nous deux.
— Ben ça alors… je souffle. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Je n’en sais rien, répond Altschuler.
Nous nous relevons en évitant de nous regarder.
Nos yeux se croisent et nous rions, mais pas comme avant.
Fred revient et nous nous remettons à lui cavaler après pendant une dizaine de minutes. Puis Altschuler me dit qu’il doit rentrer à la maison. Je lui réponds qu’il ne doit pas s’en aller à cause de ce qui vient de se passer sur le tapis. Bien sûr, il sait ça, dit-il et répète que nous étions vraiment chouettes dans la pièce.
— Oui, nous sommes deux enfants prodiges.
— Pas de doute ! dit Altschuler et il saute soudain devant moi, les poings en avant comme un boxeur.Nous nous cognons dessus un moment comme si nous étions deux poids plume sur un ring. Je veux dire comme des vrais, des durs. Je veux dire, deux types comme Altschuler et moi ne doivent pas se tracasser ni se demander s’ils sont pédés ou quelque chose comme ça, pas de danger. Ça, non alors. »
(p. 147)

Scène magistrale en plus d’être historique. J’ai mis en italique tous les modalisateurs qu’elle contient, tellement significatifs sur les réticences de cet adolescent à assumer ce qu’il découvre avec Douglas. Les gestes du chien semblent un prolongement narratif et métaphorique des désirs des garçons. Le simulacre de combat se transformera plus tard en vrai combat, avant de revenir à une réflexion finale optimiste. Pouvait-on aller plus loin en 1969 ? Il faut en douter, vu le laps de temps qui s’écoule entre la publication de cet OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) et d’une part sa traduction en français, d’autre part les autres romans jeunesse abordant l’homosexualité en français ou en anglais. En attendant cette scène de combat, le jeune héros passe par des étapes que beaucoup d’ados connaissent, il se questionne : doit-il avoir honte ? (p. 157). Les deux garçons se rassurent en évoquant leurs aventures féminines torrides (p. 158), qu’ils s’avoueront aussitôt être inventées : « les deux terribles don Juan » (p. 163), mais le narrateur est en plein désarroi : « Il n’y a rien de… enfin, d’anormal, pour Altschuler et moi, hein ? Je sais que ce n’est pas comme d’aller avec une fille. C’est juste quelque chose qui est arrivé, comme ça. Ce n’est pas sale, ou… j’sais pas… Non ? » (p. 160). Il semble s’adresser non pas à ses parents ni à un prêtre de son école religieuse, mais au lecteur, au jeune lecteur. Les parents pourtant, véhiculent une homophobie implicite, puisqu’ils cherchent à savoir ce qui s’est passé. Le père questionne habilement Davy pour savoir s’il a « une sorte de béguin pour cet ami » (p. 173). Davy répond : « Je ne suis pas pédé ni rien de ce genre, si c’est ce que tu veux dire ! » (il faudrait connaître la VO). Puis il reconnaît spontanément : « On a juste été ensemble une seule fois » (p. 174). Or, miracle, le père n’en fait pas un scandale, au contraire, « il éclate de rire », et entame une discussion sur la tolérance. L’avant dernière étape est très bien vue, puisque la haine et le combat sont une sorte de sublimation de l’érotisme. En parallèle, Davy connaît une fausse gloire parce que l’équipe de base-ball dont il est membre à l’école a quelques succès, mais il sait que cette équipe est nulle. Lorsqu’ils se font enfin battre, il est soulagé de sortir de sa « peau de faux héros et d’imposteur » (p. 190). Ne peut-on y voir un parallèle avec la volonté d’assumer de quitter l’imposture hétérosexuelle ? D’où l’importance de la déclaration de Douglas, lorsqu’ils se réconcilient :
« — Bon, sens-toi coupable si tu veux.
— Tu ne te sens pas coupable, toi ?
— Non, absolument pas, dit Altschuler.
— Je crois que l’important, c’est de ne plus recommencer.
— Ça m’est égal. Si tu crois que c’est sale, ou quelque chose comme ça, ne le fais plus, c’est tout. »
(p. 199).
Bien sûr, les deux garçons évoquent quand même la perspective de trouver des filles, mais on sent qu’ils n’y croient pas, en tout cas, à cette époque où toutes les œuvres qui présentaient des personnages homos se terminaient par des drames macabres, la fin optimiste de ce roman est exceptionnelle. Il s’agit donc d’un chef-d’œuvre à republier d’urgence en français…

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Lire l’article de Jean-Yves Alt sur ce livre.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Article sur Wikipédia (en anglais)


© altersexualite.com 2012
Retrouvez l’ensemble des critiques littéraires jeunesse & des critiques littéraires et cinéma adultes d’altersexualite.com. Voir aussi Déontologie critique.