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De l’inconvénient de mettre la charrue avant les bœufs, pour les 3e
Recrue, de Samuel Champagne
Éditions de Mortagne, 2013, 304 p., 16,95 $.
samedi 24 janvier 2015
Thomas & Maxence, 16 ans, l’un Canadien, l’autre en provenance directe du lycée français de Liverpool, sportifs et super mignons, l’un danseur, l’autre footballeur, flashent l’un sur l’autre dès l’instant qu’ils se percutent à l’entrée d’une boutique. Ils vont mettre de très longues pages à oser s’avouer qu’ils sont gais, d’encore très longues pages à oser se rouler une pelle, et encore autant à se peloter à poil… Tout cela à cause de ou grâce à l’horrible homophobie de leur entourage lycéen, homophobie qu’ils ne semblent hypertrophier que parce qu’ils ne parviennent pas à coller à l’image de l’homosexualité véhiculée par un militantisme trop précocement rencontré, surtout pour Maxence. Un roman bavard, dont l’action peine à décoller, où les personnages homosexuels tournent autour de leur nombril à l’exclusion de toute autre préoccupation, ce qui n’empêche pas quelques passages émouvants. On le réservera aux adolescents qui se découvrent gais ou se posent des questions, car il risque d’ennuyer les autres.
Résumé
Maxence, Max pour les intimes, 16 ans et une voiture, débarque d’Angleterre au Canada. Il est puceau, mais en Angleterre, très impliqué dans le groupe « LGBTQ » de son collège (p. 31), c’est-à-dire qu’il s’est affirmé publiquement altersexuel sans avoir pratiqué. Il tombe dans un établissement scolaire qu’il a choisi parce qu’il peut y pratiquer le football (ou « soccer »), où l’homophobie a l’air d’être l’unique préoccupation de la plupart des membres de l’équipe de foot. Max tombe amoureux de Thomas, bouc émissaire des footballeurs qui l’abreuvent d’insultes homophobes parce qu’il est danseur. Or Thomas, puceau, ignore sa propre homosexualité. Orphelin de père, il évite de se poser des questions sur sa sexualité, et personne dans son entourage ne l’encourage à s’en poser. Étonnamment, dans son école de danse, qui lui vaut d’être objet de l’homophobie de ses camarades, tous les garçons sont hétéros, toutes les filles le croient hétéro, et il n’a pas un seul ami, pas une seule amie, à part bonjour, au revoir. Au contraire, Maxence a fait son coming out depuis longtemps en Angleterre, a une grande sœur majeure très compréhensive, qui croit lui trouver des boyfriends partout, un père très compréhensif (qui lui offre par exemple un bracelet gay, p. 153), et une mère compréhensive, mais inquiète, et il interprète toutes ses inquiétudes comme de la réticence vis-à-vis de son orientation sexuelle (le mot est employé très fréquemment, comme « homosexualité »). Thomas est l’objet d’une réputation négative ; il ne comprend pas que Maxence s’intéresse à lui, et croit dur comme fer que ça va cesser dès que l’équipe de foot le mettra au parfum des rumeurs qui circulent à son sujet. De fait, Simon, le plus homophobe de l’équipe, informe Maxence : « C’est une tapette, je te le dis, moi […]. Tu peux pas aimer ce genre de danse et être straight ! C’est pour les filles, le ballet » (p. 29) ; « Tu deviens intime avec l’ennemi » (p. 58). Cela n’empêche pas Maxence, même s’il fait profil bas, cesse d’afficher son homosexualité, et change de profil Facebook, de persister à fréquenter Thomas en défiant son équipe. Les garçons se rapprochent à leur corps défendant. Thomas se sent attiré sans trop comprendre ce qui lui arrive, tandis que Maxence est persuadé que les rumeurs sont fausses, et que Thomas est hétéro, même quand il lui avoue : « les filles ne m’intéressent pas » (p. 57). Pourtant Thomas, en voyant son nouvel ami, « se rend compte qu’il a un début d’érection » (p. 46).
La progression sentimentale entre les deux garçons sera incroyablement lente, et d’autant plus exaspérante que le lecteur a compris dès la première page. À la p. 73, Maxence en est toujours à se demander « est-ce que Thomas est vraiment homosexuel ? » L’homophobie continue pendant les travaux : « Se faire traiter de fif quand l’idée est de plus en plus présente dans sa tête est encore pire qu’avant » (p. 83). Thomas se rend compte longtemps après le lecteur et ses camarades homophobes, qu’il est gai. En attendant de conclure, les garçons recourent à la masturbation, dite à mots fort peu couverts : « Il tend la main vers son entrejambe. Voilà ce qui va l’aider à relaxer », p. 96. Il faut beaucoup de courage aux garçons pour arriver à se poser clairement la question de savoir s’ils sont « gais », et pour y répondre positivement (p. 104). Mais à partir de là, alors qu’on croirait que tout est dit, il faudra encore une bonne épaisseur de pages pour avancer vers une relation amoureuse. Les garçons s’avouent qu’ils sont puceaux (p. 130). Vingt pages plus loin, c’est le premier baiser (p. 149). Six mois et vingt pages plus tard, ils sont nus et Maxence a « une solide érection » à voir Thomas : « Jamais Thomas n’aurait cru qu’il toucherait le pénis d’un autre garçon » (p. 160). L’émotion termine « sur ton drap » (p. 163). On se demande pourquoi, alors que rien ne les empêche, ils ne vont pas plus loin. Pourtant, au détour d’une phrase, on apprend que Maxence a vu des « films pornos » (p. 181). La seule péripétie arrive au dernier tiers du livre, c’est l’ignoble Simon qui découvre enfin des preuves que Maxence et Thomas sont gais, et se sert de cette information pour racketter Maxence. Or il se trouve que Maxence, bien qu’il soit ouvertement gai depuis ses 14 ans, n’en est pas moins, pour une raison inconnue, coincé sexuellement : « Depuis plusieurs années, il imagine un moment comme celui-là, mais il s’est souvent dit que ce serait lui qui se laisserait pénétrer. « Mais on n’est pas encore rendus là », se dit Maxence. » (p. 215). Donc, comme d’autre part il a de l’argent, il préfère payer son racketteur, pour ne pas interférer dans ses rapports avec Thomas. Cependant, c’est une bagarre avec Simon au lycée qui va permettre la révélation finale, et un petit psychodrame familial, tant entre Thomas et sa mère, qui savait depuis toujours mais n’avait rien dit, qu’entre Maxence et sa mère, ce qui donne les scènes les plus émouvantes du livre. La seule chose à laquelle pensent ces deux super-puceaux, quand ils se résolvent à achever leur relation, c’est qu’il va leur falloir « des condoms » (p. 268). On se demande bien pourquoi, vu qu’ils sont puceaux à 200 % et n’ont donc aucun risque de se transmettre quoi que ce soit. On n’aura cependant pas droit à la scène X tant attendue, car au lieu de ça, la fête finale au lycée est l’occasion d’une exhibition des deux garçons, qui semblent moins préoccupés de leur relation que de l’effet qu’ils vont créer sur les autres lorsqu’ils vont s’embrasser en public.
Mon avis
Il est étonnant, vu la collection impressionnante d’excellents romans publiés en français au Canada ces 15 dernières années, que ce nouveau roman nous ramène au point de départ. Dans une entrevue de l’auteur publiée sur le site du magazine Fugues, on relève cette affirmation : « Pour ma maîtrise, j’avais étudié le thème de l’homosexualité dans la littérature jeunesse au Québec, pour me rendre compte qu’il y avait peu de romans qui traitaient de ce sujet. De plus, ceux qui en parlaient n’abordaient pas tous les aspects et toutes les questions qui nous traversent quand on découvre que l’on est attiré par des personnes de son sexe, explique Samuel Champagne. Je ne pense pas avoir fait, avec Recrue, le tour de toutes ces questions, mais le roman en aborde beaucoup, comme les relations avec les parents, les frères et les sœurs, les amis, l’école, le fait de le dire ou de ne pas le dire, etc. Et la forme romanesque qui met toutes ces questions en situation est beaucoup plus forte parfois, parce qu’elle peut être un miroir de ce que vivent les jeunes aujourd’hui. ». Cela ne manque pas de sel : ce jeune auteur ne doit pas avoir poussé loin sa recherche. Dès les débuts du recensement effectué pour notre site, nous nous sommes penchés sur la production canadienne, fort riche et précoce (à supposer qu’il se soit limité à cette production). Il est étonnant que le livre de Samuel Champagne semble proposer, alors que maintenant le militantisme a fait une forte percée, un retour en arrière et une telle pusillanimité. Tout dans l’entourage des héros leur donne des signes encourageants, mais ils négligent tous ces signes et ne se focalisent que sur les rares bémols, comme si le Canada n’était pas un des pays au monde en pointe sur les droits et la visibilité LGBT. Même, dans l’équipe de foot, Maxence se bloque sur les deux ou trois garçons homophobes, et il faudra attendre la fin pour qu’il remarque Alex, par exemple, qui est loin de participer à l’homophobie ambiante. De plus, ces personnages secondaires manquent d’épaisseur : le football et l’homophobie semblent constituer toute leur existence, du moins l’auteur ne leur prête-t-il aucun autre trait. Cela va bien dans l’air du temps, où de nombreux militants semblent prendre plaisir à entretenir le foyer déclinant de l’homophobie pour jouer à se faire peur, et occuper leur ennui. À plusieurs reprises, Maxence se dit qu’il devrait voir s’il n’existe pas au Canada des associations gaies telles qu’il en a connu en Angleterre, mais il se garde bien de vérifier. On a du mal à croire que Thomas puisse vivre le côté négatif de sa pratique de la danse, les rumeurs homophobes, et ne pas rencontrer un seul autre homo comme lui, ou une seule fille qui le soutienne, avant que lui-même se confie à ses camarades du cours. Faut-il rappeler que si les stéréotypes font parfois des dégâts, ils sont souvent justes et utiles ; et comme yin et yang, ce qui blesse porte en germe ce qui sauve ? Oui, parmi les danseurs, il y a vraiment beaucoup d’homosexuels, et ç’aurait dû être une chance pour ce personnage ! La vision de l’adolescence qui ressort de ce roman est pour le moins consternante. On se demande bien à quoi peuvent servir Internet et les téléphones mobiles, dans un pays aussi avancé que le Canada (où le mariage gay existe depuis 2005). Bref, « sans cette bonne vieille homophobie, qu’est-ce qu’on s’ennuie » semble être la morale de ce roman. On a envie de suggérer à certains homosexuels qui sont toujours à se plaindre, puisqu’ils trouvent l’atmosphère si irrespirable dans un des pays les plus tolérants du monde, de demander l’asile politique au Maroc ou en Tanzanie.
Cela n’enlève pas certaines qualités à ce livre. On apprécie les québécismes, du type « texte-moi » (envoie-moi un texto, p. 171), les allusions aux spécialités culinaires ou autres que Maxence découvre lors de cette première saison au Canada, ainsi que les allers-retours constants entre le français et l’anglais. Les deux garçons sont présentés comme ayant un corps parfait, de vraies couvertures de magazines gays, et sont très préoccupés de leur apparence (cf. p. 62) et de celle des autres, y compris parfois des garçons qui les insultent. Le terme « Recrue », sauf erreur, n’est pas employé dans le texte. Seule la 4e de couverture nous éclaire sur le sens de ce titre : « Une recrue… Voilà comment Thomas se sent. Un nouveau, un débutant. Dans un univers qu’il ne connaît pas et qui lui fait très peur : celui de l’homosexualité ». Cette couverture militante ajoute une affirmation sans doute fausse et surévaluée, en tout cas inutile : « Environ 5 % de la population mondiale est homosexuelle » (si tel était le cas, il n’y aurait aucun problème !). À la fin du livre, on trouve deux pages d’adresses d’associations, celles-là même que les protagonistes ne songent pas à contacter, ce qui dans le cas de Maxence est d’autant plus étonnant qu’il passait sa vie dans les associations gaies en Angleterre. Bref, un roman qui nous donne un peu l’impression qu’en 2013, on a fait le tour de la question de l’homosexualité en littérature jeunesse, et qu’on n’a qu’à repartir à zéro… Au lieu de ça, redécouvrons plutôt les anciens titres…
Une récente polémique autour du clip de Xavier Dolan pour la chanson « College Boy » d’Indochine nous conforte dans notre impression. La violence hypertrophiée du clip est inversement proportionnelle à l’évolution des mentalités au Canada. Plus l’homophobie disparaît, plus justement la tolérance, qui permet de publier de telles images, augmente, et plus paradoxalement on va loin dans l’exhibition d’une violence qui n’existe plus à ce point, parce que c’était cette violence qui nous empêchait auparavant de montrer de telles images ! Le clip de Xavier Dolan vaut cependant mieux que cela. Premièrement, il ne mentionne absolument pas l’homophobie, mais dénonce une situation de bouc émissaire en général. Seules les discussions autour du film évoquent l’homophobie. La violence des images, de plus, n’est pas présentée comme réelle, mais comme allégorique. Son hyperbolisation appuyée est évidente, et il faudrait être bien naïf pour prendre pour argent comptant le crescendo d’actes violents. L’allusion au Christ participe de la même dynamique. On relève en passant l’inscription en creux de fantasmes sexuels, comme lorsque les agresseurs pissent sur la victime. Le clip permet aux adolescents de comprendre que la violence ressentie est bien supérieure à la violence réelle, et donc qu’un mot peut faire autant de dégât psychologique qu’une balle. Enfin, Xavier Dolan est définitivement trop cute pour que je me permette la moindre critique à son égard ! Je retire donc tout ce qui précède…
– Lire l’article de Jean-Yves Alt sur ce livre.
– Voir notre bibliographie canadienne.
Voir en ligne : Article sur Fugues.com
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