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Frères humains qui parmi nous vécûtes, pour lycéens et adultes
Une Vendange d’innocents, de Robert Vigneau
Maison de Poésie, 2009, 88 p., 16 €
jeudi 26 mars 2009
Quatre ans après Planches d’anatomie, Robert Vigneau récidive avec cette Vendange d’innocents. Innocent : « Qui ne nuit pas », nous dit l’étymologie, qui rattache l’étymon latin « innocens » de la racine indo-européenne « *nek » présente dans la racine grecque « nécro » (la mort), ou dans « nékuia », la descente aux enfers. Chez ce grand amateur d’Orphée qu’est Robert Vigneau, le terme « vendange d’innocents » fait peut-être référence au créateur du lyrisme, déchiqueté par les Ménades pour avoir préféré la vie à la mort, que ce soit en arrachant Eurydice à l’Hadès, ou en enseignant le refus des sacrifices sanglants, sans oublier, après la mort d’Eurydice, son goût pour les garçons. Le dessin de couverture se prête à d’infinies méditations : la vigne en emblème de Vigneau ; la main qui saisit les grains anthropomorphes : à qui appartient-elle ? s’apprête-t-elle à les broyer, ou, si l’on est attentif aux expressions des visages, n’est-ce pas plutôt une jouissance bachique qui s’annonce, en écho à la formule relevée dans les Planches d’anatomie : « Vive, vive, vive et vive / La vraie mort définitive ! » Les morts que notre Orphée moderne tire un instant du néant avant de les y replonger, ne provoquent pas des déchirements de sa lyre comme on put en trouver dans son Élégiaque (Gallimard, 1979) écrit en hommage à son père.
Dans cette plaquette intitulée Bucolique, suivi de Élégiaque [1], le verset lyrique : « Tu m’enfonces un bâton en travers de la poitrine » alternait avec le mirliton : « Mon père était puissant seigneur » pour exprimer une vérité émouvante et triviale : « homme de peu de conséquence ». Trente ans plus tard, Une vendange d’innocents se veut encore plus modeste : des vers simples pour des gens simples ; l’émotion est rentrée, elle ne proviendra que des échos intimes que provoque en nous chaque poème, chaque innocent disparu, à l’instar de ce que disait le poète lui-même dans Élégiaque : « il fait si mal que je te ressuscite ».
La première section, « Trottoirs dérobés », est ma préférée : destins modestes de passants plus ou moins familiers « titularis[és] dans mon paysage », rendus avec économie de moyens, comme ce passé simple à l’orée de « Lucie », qui, en se substituant à l’imparfait, empile la durée en un instant d’éternité : « Lucie rempailla des chaises ». Un passé simple auquel semble faire écho ce présent intemporel : « Ça plaît que bien s’asseoir plaise », bel exemple d’épanadiplose qui vous assoit un tempérament bien carré dans un heptamètre. Au contraire, chez cette mère survivant à son enfant renversé par une voiture, au jour de l’enterrement, la survenue d’un imparfait signale un changement : « Sa robe était noire et ses cheveux blancs ». Le siècle défile au fil de ces morts, on croisera un certain Ralph plus moderne, « rasé selon la mode gay d’alors ».
« Glèbes fugaces » fait sans doute allusion à ces mottes de terre que les fossoyeurs précipitent sur le cercueil [2]. L’humour y croise la stupeur et l’inquiétude, comme pour « François », fils de viticulteurs « grippe-sous » devenu alcoolique : « J’attends la vendange obscure, / Moi qui voudrais croire aux anges ». Certaines formules nous glacent : c’est que Vigneau refuse l’émotion facile, et ne craint pas de paraître insensible et moqueur : « Pfuit le glas, tiens, pfuit Cléa ! ». « Luc, autophage » semble une fable, et « Maximin, crétin » une simple « chose vue ». « André, chasseur », évoque un suicide : « Qui sait pourquoi les vieux se tuent ? » « Marceau, viticulteur » se contente de cultiver son jardin : « C’est la vigne qui m’envrille ». C’est là qu’on est le plus proche de la danse macabre, même si les simples n’y côtoient pas les grands.
« Gens d’à-côté » rassemble des destins de gens d’ici ou d’ailleurs, dont la vie nous est retracée. J’aime beaucoup « Madame Ahmed, veuve », dont voici le début : « Son frère unique aimait un homme, / Elle épousa cet homme-là / Qui jamais fit d’elle une femme. » et la chute : « Des trois, lequel le mieux aima ». « Mouloud, pensionné », manie également la sobre brosse du portrait pris sur le vif : « Son corps n’était que cicatrices. / Son âme valait-elle mieux ? / En ivresse fornicatrice, / Il se prostituait aux vieux. » J’aime moins « Michel, mystique », portrait d’un type enrôlé dans une secte débauchant les mineurs : pourquoi donc avoir opposé son éducation à celle de « garçons normaux [qui] s’appliquent / Au football en rêvant de filles » ? Un tic d’écriture — qui n’est pas nouveau chez Vigneau — m’a semblé ici tourner au maniérisme, je veux dire l’oubli de l’article : « Lui met dans la main le faux passeport / Qui lui permettra d’obtenir visa », et dans le même poème : « Tombe du camion dans rue Montgallet ». Ces tournures très recherchées dans leur volonté de relâchement contredisent à mon avis le parti-pris prosaïque.
La section « Plainte Julien » est constituée d’un seul long poème consacré à un adolescent suicidé qui mérite une engueulade posthume : « Ce garçon nous a fait l’insulte / De mourir volontairement ». La question est trop fugacement posée, de ses amours : « Son cœur n’eut-il qu’un sexe d’ange ». Faute de réponse, le poète choisit la colère, plutôt à destination des vivants : « Que nul ne soit jamais tenté / D’imiter son geste imbécile ! » Évidemment, sur altersexualite.com, on aurait tendance à creuser cette question du sexe des anges (voir cet article).
« Mains déliées », la dernière section, évoque les morts chers au poète, que ce soit sa grand-mère Adèle, ou des poètes dont on trouvera la trace plus précise sur son site : Paul Quéré, Raymond Busquet, Lucienne Desnoues, Jacques Bens, ou le peintre Arthur Van Hecke…
– Attention : l’éditeur associatif « Maison de Poésie » n’a rien à voir avec « La maison de la Poésie ». Les locaux sont situés dans ceux de la SACD, 11 bis rue Ballu, à Paris. Si vous ne parvenez pas à vous procurer en librairie les ouvrages de Robert Vigneau, n’hésitez pas à contacter directement l’auteur en prenant l’adresse sur Le blog de Robert Vigneau. Il sera très heureux de vous dédicacer ses ouvrages pour vous-même et pour tante Ursule, laquelle sera fort flattée de cette attention. Vous pourriez même acquérir pour une somme modique un de ses dessins, un placement financier très sûr en ces temps de crise… Vous voyez qu’à altersexualite.com on favorise la petite entreprise…
– Jean-Yves a vendangé aussi les Innocents de la vigne à Vigneau, il a mélangé tous les grains dans son panier, et en a tiré un superbe pot-pourri.
– De Robert Vigneau, lire Bucolique, suivi de Élégiaque, Planches d’anatomie, Une Vendange d’innocents, Éros au potager.
Voir en ligne : Site de La Maison de Poésie, Fondation Émile Blémont
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[1] Dépêchez-vous d’en acquérir un des derniers exemplaires.
[2] Dans Élégiaque, si le mot « glèbes » n’est pas employé, chaque strophe constitue comme une « poignée de terre » jetée sur le cercueil