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Blasons introspectifs, pour les lycées
Planches d’anatomie, de Robert Vigneau
Éoliennes, 2005, 157 p., 16 €.
dimanche 29 avril 2007
Né en 1933, Robert Vigneau a publié son premier recueil à l’âge de vingt ans. Cet éternel adolescent, cet enthousiaste de la plume sous toutes ses formes (poésie, prose, dessin), nous propose la somme de toute une vie, un recueil de 98 Planches d’anatomie, des blasons tournés vers l’intérieur de soi, « en amoureuse autopsie », un intérieur qui recèle parfois des chemins de traverse.
Après une épigraphe de Voltaire et un beau poème liminaire « Étrange, étrange d’être soi », le recueil s’organise en six « mouvements », L’Inattendu, l’Ordinaire, Les Coups du Trafalgar, Ombres portées, Véroniques et Focus, totalisant 98 poèmes accumulés depuis une première publication de 16 « Planches » en… 1958 ! On se doute que « Peau » (p. 12), l’un des plus saisissants et des premiers poèmes, ne date pas de la plus ancienne livraison : « Ma peau, malheur ! se décolle. / Je la vois se liquéfier, / Elle a glissé des épaules / Et tombe en flaque à mes pieds. » Devant cet écorché où l’auteur se livre, semble-t-il, plus à nu que d’habitude : « J’entends certains qui se moquent / Découvrant l’anomalie / De mes gouffres équivoques : / Je n’étais pas qui je suis ! ». Peu importe : « Feriez-vous meilleurs apôtres / Si la peau chez vous tombait ? »
On pense au saint Barthélemy portant la dépouille de sa propre peau, dans Le Jugement dernier de Michel-Ange. Selon l’hypothèse de Francesco La Cava émise en 1925, le visage de l’écorché serait la représentation en anamorphose du peintre lui-même, autoportrait de Michel-Ange âgé alors de 65 ans et traversant une période de doute. C’est l’époque du maniérisme, et la lutte de ce Goliath des arts avec de jeunes David, comme Da Volterra. Barthélemy porte le petit couteau de son propre supplice… métaphore peut-être du peintre s’écorchant avec son propre pinceau ? Mais puisque nous en sommes là, cette recherche m’a fait faire une découverte (qui n’avait pas échappé à des historiens de l’art) que la fresque de Michel-Ange, lui-même inspiré des anatomistes et de l’anatomie, a inspiré en retour Juan Valverde de Amusco, auteur d’un fameux livre d’anatomie, Anatomia del corpo humano, Rome, 1560, p. 64. Cf. analyse de ce motif du Jugement dernier dans cet article.
Que trouve-t-on, dans ces « gouffres équivoques » ? « Un grand arbre éveillé qu’on ne devinait pas », qui « déploie sur les reins ses forces verticales » (Rachis, p. 13). Une « Salive » évocatrice : « On te crache dans la haine / et dans l’amour on te boit ». De la « Merde » : « Quel obscur prodige on promène / Emballé doux dans l’abdomen ? » On rencontre aussi « Un géant touché d’ivresse / À l’accent plutôt maghrébin », qui entraîne une réaction : « Or j’eus honte de regarder / Cet enivré si pris de charme » (Auriculaire, p. 37), laquelle n’est pas sans évoquer le voyou d’Apollinaire qui lui « fit baisser les yeux de honte » dans La Chanson du Mal-aimé. Plus on avance, plus la confidence se précise : « Plasmodium », une ballade, repousse le spectre de la destinée conjugale : « À mes pieds, le soleil rissole / La divorcée que maria / Ma fatigue des casseroles… », pour lui préférer un destin plus marginal : « tu dragues amours de macadam ». Le sonnet « Greffes » évoque les « reins empalés de joies ottomanes », tandis qu’en Inde : « Un voyou seul à l’affût d’un couloir / Saisit ma main, m’attira dans le noir » (Paumes, p. 83). « Épaules » généralise le propos : « Ainsi beaucoup vont parmi nous / Porteurs d’épaules qu’on désire / Mais flottant, tels vaisseaux fantômes / Entre les femmes et les hommes ». Enfin, « Âme » (p. 121) évoque un « porn’hôtel » au Japon, propice à la « partouze » — on vous aura prévenus ! — en affirmant un credo athée maintes fois réitéré dans les derniers mouvements du recueil : « Prière est sacrilège, plaisir est seul credo » et un désir d’anéantissement total après la mort : « Vive, vive, vive et vive / La vraie mort définitive ! » (Glandes, p. 131).
Les fragments d’une autobiographie se ramassent comme des peaux mortes dans cette chambre de dissection. « Mentons » est l’occasion d’épingler « Tonton Lucien » et « Mémé », dans l’évocation d’un repas familial dans les années 50, où les exploits des guerres de décolonisation se noient dans la tomate et le ragoût. L’évocation de la mère est terrifiante : « Un jour, j’ai mis une perruque / De femme par plaisanterie. / J’avais la tête de ma mère, / Raison de plus pour mal m’aimer » (« Ovaire », p. 93). Les nombreux voyages de l’auteur, dont le double revient au bout de 30 ans dans « Abattis », et « sort du lit » « Le proprio titulaire / De mes âmes et mes chairs ». Toujours prêt à partir d’ailleurs, comme le montre « Astragale » : « Zou, chemin, je t’accompagne / Au-delà de l’horizon […] Je veux m’épuiser d’espaces / pour mourir enfin vivant ». Les errements amoureux, symbolisés par l’œil gauche et le droit : « Ainsi vivent-ils à deux / Mais jamais ne s’aperçoivent / L’un et l’autre. En amoureux / Si j’en crois mon expérience » (« Œil », p. 21). Une aventure étonnante d’une femme aimée « comme une femme / Aime une femme », le corps « satisfait de sapheurs tactiles » (« Verge », p. 73).
Si le sonnet et la ballade sont parfois au rendez-vous de ces « planches », la forme est variée, vers et strophes de toutes longueurs ou vers libres, tout en restant traditionnelle, respectueuse de la partie la moins contraignante des conventions classiques ainsi que de la ponctuation. Ces nouveaux blasons préférant l’autobiographie à la tradition galante, se prêtent bien entendu parfaitement à des exercices poétiques « à la manière de ». On ne proposera le recueil entier qu’à des élèves de lycées, bien sûr, tout en les prévenant que quelques mots pourraient scandaliser… leurs parents. En ces temps de régression et de censure tous azimuts, il peut être dangereux de proposer des bouquets neufs de Fleurs du mal… Des poèmes bien écrits, compréhensibles, et surtout profondément émouvants d’un auteur qui a l’outrecuidance de n’être pas dûment mort et encensé par les hommages académiques… On piochera allègrement des extraits par-ci, par-là pour tous les niveaux, par exemple « Iris » pour les petites classes « Dans ces continents différents / J’ai trouvé les hommes pareils » (p. 139), en évitant « Doigts », qui rappelle le scandale créé par La Clarisse de David Dumortier (Cheyne, 2000), parce que lesdits doigts s’y fourrent au même endroit !
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
– Lisez notre Entrevue de Robert Vigneau. Rendez-vous sur le site de Robert Vigneau, ou vous trouverez notamment un texte bouleversant intitulé Le mois du lièvre (le récit sobre d’une grève de la faim de 28 jours, pendant la guerre d’Algérie, pour ne pas tuer). Faites étudier à vos élèves de 6e ou de 5e le Bestiaire à Marie, (rien à voir avec notre sélection). Voyez à ce propos mon Journal de bord à la date du 2 décembre 2004, compte rendu d’une visite de Robert Vigneau auprès d’une classe de 6e. Et pour votre plaisir, lisez La Guerre de cinquante ans (Éditions à hélice, 1975), où le thème du double et du voyage est développé dans de splendides « images légendées ». Enfin, Robert Vigneau est l’auteur de l’illustration de couverture de mon essai Altersexualité, Éducation et Censure.
– Lire, sur « Culture et Débats » le point de vue de Jean-Yves.
– Lire de Robert Vigneau, Bucolique, suivi de Élégiaque, Planches d’anatomie, Une Vendange d’innocents, et Éros au potager.
– Parution en 2010, à Pâques, d’un C.D. réalisé par engrandprod, avec un « œuf » en illustration : ROBERT VIGNEAU DIT SES PLANCHES D’ANATOMIE, qu’on peut acquérir auprès de l’auteur pour la modique somme de 10 €. Un cadeau plus durable qu’un œuf en chocolat !
– Lire notre article sur les Blasons anatomiques du corps féminin.
Voir en ligne : Site de Robert Vigneau
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