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La vie, la mort, l’amour, l’art et les coquillages, pour lycéens et adultes.
À l’ombre des coquillages, de José Roosevelt
La boîte à bulles, 2005, 186 p., 25 €.
mercredi 29 septembre 2010
D’origine brésilienne, Suisse d’adoption, José Roosevelt propose avec ce roman graphique une somme philosophique. Trois personnages entrecroisent leurs destins pour nous livrer une conception de la vie anarchiste, artistique et tant soit peu érotique. Dans un monde fantastique dominé par de mystérieux coquillages volants qui servent de maisons fantasmatiques, des êtres mi-humains, mi-animaux voire mythologiques, poursuivent une quête qui aboutit sur l’énigme du regard humain. L’altersexualité tient une place importante dans la narration, mais les images se cantonnent dans des limites pudiques, ce qui fait de ce roman graphique un chef-d’œuvre qu’on n’hésitera pas à proposer aux lycéens dans nos C.D.I. Le rôle des coquillages apprivoisés qui servent de maisons fait de cette BD un support possible pour le thème de BTS proposé en 2021-2023 : « Dans ma maison ». Cet article a donc été réécrit en 2021.
Résumé
La narration entrecroise les chapitres consacrés au canard anthropomorphe (hommage à Walt Disney ?) Juanalberto, à la jeune fille Vi et au jeune homme Ian. Si le canard est doté d’un regard plus qu’humain qui bouleversera Ian, les « humains » sont dotés de signes animaux, queue de cheval, cornes de faunes, oreilles pointues, etc. Le tout se passe au sein d’une société plus ou moins totalitaire, où les politiciens oppriment le peuple, suppriment les livres, où la vie humaine est dévalorisée. Nos trois personnages se créent une existence marginale, ainsi que « Le Peintre ». C’est donc un livre à relire en pleine tyrannie covidiste, en 2021.
Résumé
La narration entrecroise les chapitres consacrés au canard anthropomorphe (hommage à Walt Disney ?) Juanalberto, à la jeune fille Vi et au jeune homme Ian. Si le canard est doté d’un regard plus qu’humain qui bouleversera Ian, les « humains » sont dotés de signes animaux, queue de cheval, cornes de faunes, oreilles pointues, etc. Le tout se passe au sein d’une société plus ou moins totalitaire, où les politiciens oppriment le peuple, suppriment les livres, où la vie humaine est dévalorisée. Nos trois personnages se créent une existence marginale, ainsi que « Le Peintre ». C’est donc un livre à relire en pleine tyrannie covidiste, en 2021.
Juanalberto commence par évoquer sa fascination pour la lune, qui le place dans la lignée de Cyrano de Bergerac. Constatant la folie des hommes au pouvoir, il décide de se « soustraire à toute forme d’autorité » (p. 10), et part dans le désert, où il apprivoisera un de ces coquillages géants qui évoluent majestueusement dans le ciel. Cela nous donne des pages parmi les plus belles, parfaites pour le thème de BTS « Dans ma maison ».
Le canard se met à tracer des cercles dans le sable, qu’il perfectionne en sculptures monumentales d’art naïf. Il éprouve le besoin de rencontrer « le Peintre », dont l’atelier, dans la grande ville de Barsklia, se nomme « À l’ombre des coquillages ». Ce peintre réunira les trois personnages en son atelier. Les planches où Juanalberto expose sa théorie de la contemplation dans le désert me font penser à La Poétique de l’espace, de Gaston Bachelard : « L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille » (p. 261).
Ian consacre sa vie au dressage des mêmes coquillages, destinés à fournir des habitations. Une fois dressé, le coquillage vit en osmose avec son habitant, sauf que tous les coquillages dociles étant apprivoisés, ne restent que les sauvages, qui provoquent des défis et des drames parmi les dresseurs de coquillages. Cultivant une aura d’excentrique parmi ses collègues, Ian est repéré par un politicien véreux, Albin Anderson, qui veut en faire son potentat local, et tente de le forcer à accepter sa proposition par une sorte de viol moral et presque physique dans sa chambre d’hôtel. Ian quitte les lieux et devient un paria dans une grande ville vouée à tous les trafics. Pour manger il accepte tous les travaux, jusqu’au trafic d’êtres humains. Un policier le sauve et lui explique que le politicien Albin Anderson est désormais « à la tête d’un véritable empire du crime, qui comprendrait même le trafic de chair humaine » (p. 118). Encore une page qui prend tout son sens sous la tyrannie covidiste, en 2021.
Vi est traumatisée par l’école : « On passait notre temps à essayer de réaliser des choses inutiles et ennuyeuses sous la direction d’un adulte, une personne un peu comme ma mère, la beauté, la sympathie et l’intelligence en moins » (p. 51). Elle croit y trouver un intérêt le jour où elle est séduite par Ado, un garçon nomade nouvel élève. Mais celui-ci se met à parler du « vrai Dieu ». Pour Vi « l’âme existe, mais elle est extérieure au corps, elle l’entoure, le, protège ». Ado rétorque : « vous vous faites construire des maisons autour de vous et vous les confondez avec vos âmes » (p. 57). Elle lui demande alors : « Tu me montres ce que tu caches sous ta jupe », et les deux ados satisfont leur curiosité, mais sont surpris par « l’adulte », qui fait ressentir à Vi pour la première fois de son existence, la honte. Elle quitte l’école et rejoint sa mère, qui lui révèle la raison de l’absence d’un père en même temps que la nature de ce qui vient de lui arriver : « un sédentaire se trouve irrésistiblement attiré par un nomade et vice-versa » (p. 62). Vi poursuit son initiation par une liaison avec la sulfureuse Amelia, jeune femme bisexuelle et avide de livres (interdits par le pouvoir dystopique) et d’amants. Un jour, Amelia congédie Vi pour une autre jeune amante qui prend sa place. Vi rejoint la ville ; sur le chemin, elle rencontre Clodius, qui la prend en stop et devient son amant. Clodius est le frère aîné de Ian, qui avait quitté la famille par jalousie envers son petit frère. Il est devenu un peintre abstrait, et s’il vient à Barsklia, c’est aussi pour rencontrer Le Peintre, avec qui il veut se confronter.
Le personnage du Peintre (ou « Le Peintre ») est sans doute en partie autobiographique. Avec empathie et bonté, il tente d’expliquer son parcours artistique, de la théorie à la fondation d’une succession de « courants » dont il découvre successivement la vacuité. Le courant « jardiniste » est inspiré par Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, auquel une planche entière est consacrée, avec un superbe strip en triptyque, ainsi que la couverture de l’ouvrage qui reprend un élément du panneau droit : « ode au libertinage ou à l’innocence ? » […] « Sans obsession, point de création possible » (p. 128) [1]. L’ouvrage d’ailleurs se referme sur le globe à la fois terrestre et oculaire qui occupe le revers du tableau de Bosch, et dans lequel Le Peintre voit « le mystère ultime de l’existence ». Je reproduis ici cet élément du panneau droit qui peut s’avérer utile pour le thème de BTS « Dans ma maison » : le corps du peintre-arbre vide comme une maison habitée par de petits hommes, tandis que sa tête est surmontée d’une palette. Roosevelt remplace la double oreille par un coquillage, ce qui fait écho au discours de Le Peintre : « À côté d’un vagin, une oreille est un chef-d’œuvre architectural d’une sobriété et d’une harmonie angélique » (p. 162). Le corps évidé de l’artiste, le coquillage, l’oreille, la maison… quel programme pour l’interprétation du lecteur !
Mais Le Peintre est écœuré que sa passion soit devenue une mode : « À quoi peut servir une obsession si elle n’est pas le moteur d’une vie entière de lutte contre tout et contre tous ? ». Quand il rencontre Clodius, celui-ci lui oppose le courant des « lavachistes » [2], mais Le Peintre l’écoute à peine et propose à son égérie, Vi, de poser pour lui. Il entre alors dans la période « originiste » de sa carrière, période mystérieuse qu’il n’explique pas à ses modèles. Vi pose nue, jambes écartées (mais son sexe n’est jamais représenté, toujours caché par le cadre ou un objet). Voyant Le Peintre pester contre ses diluants, elle lui en propose malicieusement un « à la source de [s]on inspiration » (p. 147), la cyprine. C’est à la fin de l’album que Le Peintre évoque sa jeunesse et son amour des hommes. Sexualité frénétique entre garçons au collège, où « dans les dortoirs, on s’éclatait des nuits entières » (p. 155). C’est là que Le Peintre avait fait la rencontre d’Albin Anderson, dans une relation possessive à trois. Le politicien avait continué à le soutenir malgré son mépris pour l’art. La sexualité reste le moteur de son art. Il consent à expliciter son mouvement « originiste » à Ian, venu chez lui sous un faux nom pour tuer Albin Anderson. Il s’agit d’une référence ironique à L’Origine du monde de Gustave Courbet : « En tant qu’objet esthétique, il est laid, disgracieux à donner la nausée. Un organe qui m’a toujours paru d’un goût grotesque et vulgaire, avec ses muqueuses et ses circonvolutions douteuses. […] Et en tant qu’objet de ma libido, le vagin n’a jamais eu à subir mon désir » (p. 162). Le Peintre conclut : « je suis las de tout ce qui n’est pas vagin. […] Et cette abyssale boite de Pandore, dans son inutilité intégrale, est devenue mon obsession finale » !
Mon avis
À l’ombre des coquillages est un chef-d’œuvre à proposer à nos meilleurs lycéens. On admire le talent du narrateur comme celui du dessinateur habile à croquer les hommes comme les paysages. Le réveil de Ian à la gueule de bois, par exemple, donne lieu à 6 vignettes superbes comme des gravures de Dürer (p. 32). Par contre quand les personnages sont dans un état moins valorisant, le dessin se fait plus négligé, ainsi de la vignette où Ian, survivant d’un accident de mine, se console « avec une bouteille d’alcool et deux putains » (p. 110). Les planches p. 82 & 83 sont d’admirables exemples de la relation graphiateur / graphiataire (Juanalberto s’adresse au lecteur [3] et froisse la feuille jusqu’à un fondu au noir). L’album commence en noir & blanc, et la couleur intervient quand les 3 personnages se trouvent réunis dans l’atelier du Peintre, lequel expose les vues de l’auteur sans doute, sur l’histoire de l’art, qui se réduit à « une histoire des mécènes » (p. 146).
La sexualité occupe une place importante dans l’histoire. En ce qui concerne Vi, on remarque que c’est à chaque fois la jeune fille qui prend l’initiative de rapports avec les hommes (ou avec une femme). Si Ian recourt au service de prostituées, Amalia consomme les amants en dominatrice. Pourtant, la réaction de « l’adulte » de l’école de Vi, et les « représailles » rapidement évoquées par Le Peintre dans ses souvenirs d’érotisme au collège, montrent que la répression de la sexualité existe dans ce monde imaginaire. Seulement le récit semble suggérer que chacun peut s’affranchir de cette répression en s’inventant des chemins de traverse, comme dirait Léo Ferré. L’homosexualité du Peintre et des autres personnages ne les coupent pas du monde et du sexe opposé ; même un personnage négatif peut être homosexuel, et assouvir dans la politique la domination qu’il ne parvient pas à obtenir dans sa vie sexuelle. Quelle belle leçon de clairvoyance ! On remarque une grande pudeur de l’image : quand des scènes sexuelles sont évoquées, le cadrage les noie, ou montre plutôt les spectateurs que le spectacle. La vignette consacrée au tableau de Courbet est révélatrice : le graphiateur ne montrera que cette image de vagin, et ne fera qu’évoquer celui du modèle Vi, ou ceux peints par Le Peintre. Comme quoi le regard est bien le thème central du roman, et comme le suggère la couverture, seul Le Peintre peut donner vie aux sujets qu’il représente. En représentant un vagin — en inversant l’ordre de la création — il s’abstrait du « despotisme » que cet organe nous fait subir en nous mettant au monde. N’est-ce pas une réflexion utile sur l’homosexualité ?
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
– Lire la critique de François Peneaud sur Actua BD.
– Les personnages d’À l’ombre des coquillages interviennent dans d’autres œuvres antérieures ou postérieures de José Roosevelt. Dans Derfal le magnifique, un bibliophile change de vie pour découvrir le pays d’origine d’un écrivain devenu son maître à penser. Il apprend sa langue et oublie la sienne. Il rencontre Juanalberto devenu vieux, qui vit dans le souvenir de sa compagne Vi, dont les nus ornent les murs. Pas d’allusion altersexuelle.
– José Roosevelt a publié un album rétrospectif de ses peintures d’inspiration surréaliste. On pouvait en feuilleter quelques pages sur son site, actuellement en jachère.
– Si vous avez aimé ce livre, vous aimerez peut-être Pilules bleues, de son compatriote (d’adoption) Frederik Peeters.
– Enfin, le thème des coquillages tel qu’il est traité dans cet album fait étrangement écho au célèbre poème de Francis Ponge « Notes pour un coquillage ».
Voir en ligne : Entretien avec José Roosevelt (2014)
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[1] On admire aussi les trois triptyques qui occupent la p. 178 ; d’autre part, la construction de l’ouvrage est un triple triptyque sur les trois personnages, suivi d’un épilogue, soit le 13e chapitre, qui constitue comme l’envers du tableau.
[2] Allusion à la « période vache » de René Magritte ?
[3] Que nous appellerons donc « graphiataire », sur le modèle narrateur / narrataire. C’est un néologisme.