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Albanie-nostalgie, à partir de la 4e

La Loi du Kanun, de Jack Manini & Michel Chevereau

Glénat, 2005-2008, trois tomes, 48 p., 15 €.

samedi 22 août 2015

Cette série avait échappé à notre recension, et il a fallu un voyage en Albanie pour que j’apprenne son existence. À vrai dire, il n’est question d’homosexualité masculine que dans une seule vignette du 1er tome, mais en 2005, ce n’était pas encore anodin dans une BD s’adressant aux jeunes. Dans le second et le 3e tome il est question de travestissement, et de lesbianisme dans le tome 3, mais ce sont là encore des thèmes secondaires. L’action se passe « trente ans plus tôt » avant une date qui n’est pas précisée, mais sur le site de l’éditeur on apprend que c’est dans les années 1960, ce qui pose un problème de chronologie. Quelques éléments d’histoire moderne de l’Albanie communiste servent de toile de fond au récit de Jack Manini, dessinateur passé pour cet album au scénario, et qui se charge également de la couleur. Nous dirons du scénario qu’il est pour le moins tiré par les cheveux, notamment pour les tomes 2 et 3, et que l’image de l’Albanie même contemporaine réduite à la partie sensationnelle du Kanun est tant soit peu caricaturale. Les trois tomes sont désormais réunis en un seul volume.

Tome premier : « Dette de sang »

Leka Golovine est orphelin. Sa mère est morte en le mettant au monde, et son père, fonctionnaire russe, a quitté le pays en catastrophe juste après la conception de Leka, en 1961, au moment de la rupture de l’Albanie avec l’Union soviétique. C’est une légère faille du scénario, puisque dans le régime de l’époque, on n’imagine guère que ledit père rentré en URSS ait pu apprendre qu’il était devenu père « huit mois plus tard », et qu’il ait pu envoyer « un peu d’argent » à Nykita pour s’occuper de son fils, vu le contrôle total des communications avec ce pays désormais ennemi… Ce soin à distance d’un fils qu’il n’a jamais vu n’empêche pas ledit fils d’être ingrat avec ce père, qu’il traite d’« ordure qui a épousé ma mère et l’a plaquée avant ma naissance ». Mais soit. C’est donc surtout le personnage de Nykita qui nous intéresse pour notre recension, et ce qui nous intéresse tient en une seule vignette du 1er album : « D’origine russe, Nykita était un ancien compatriote et ami de mon père. Connu pour ses frasques sexuelles et plus amateur de membres masculins que du PC russe, Nykita en avait été très vite exclu » (voir cette vignette ci-dessous). Cela d’ailleurs ressemble un peu à l’histoire de l’homosexualité d’Enver Hoxha (voir mon article sur l’Albanie). Dans ce premier tome et dans les deux suivants, aucune autre allusion ne sera faite à cette idiosyncrasie. Nykita est surtout un forban ivrogne, et Leka apprend seul à s’en défendre, et s’il lui a crevé un œil à l’âge de onze ans, ce n’est pas qu’il ait essayé de le toucher, mais parce qu’il le « battait sans cesse ». L’histoire commence alors que Leka a 13 ans (donc en 1974, sauf erreur, si l’on conjugue les liens internes, et non dans les années 60, ce qui colle d’ailleurs avec l’indice « trente ans plus tôt » si l’on part de l’année de publication, 2005), et soumis à l’influence de Nykita, il se livre à des délits de plus en plus criminels : « Je venais de passer du simple vol de bicyclette au rapt d’enfant ». À cette époque, la rupture sino-albanaise est en marche, ce dont témoigne la présence d’un personnage chinois, assassiné par Nykita qui voulait le voler, dépité de n’avoir rien trouvé sur lui. Le titre de la série et de ce tome est justifié par l’un des fils secondaires du récit, l’assassinat d’un jeune camarade de Leka, Halil, à cause du Kanun. La famille d’Halil s’est réfugiée hors du village, dans « la vieille casemate ». Autre problème de chronologie, car la casemate en question, dessinée par Michel Chevereau, est en fait un des bunkers d’Albanie construits entre 1967 et 1991, et ne pouvait absolument pas être une « vieille casemate » en 1974, encore moins être squattée par une famille, ce qui n’arriverait qu’après la chute de la dictature communiste en 1991… Cette famille est originaire du nord du pays, où sévit le Kanun, interdit par le régime à l’époque, et a fui la région pour se réfugier vers Butrint où se passe l’histoire du tome 1, parce que le père a tué un voisin plus ou moins accidentellement. Or on vient de voir le fils de ce voisin rôder dans les parages, et ça ne manque pas, il tue l’ami de Leka sous ses yeux, en respectant le Kanun (voir Avril brisé et Froides fleurs d’avril, d’Ismaïl Kadaré), c’est-à-dire d’une seule balle, et après avoir averti sa victime ; puis le jeune gjaks (meurtrier ; mot dont pourrait dériver le toponyme de la ville de Gjakovë au Kosovo) assiste à l’enterrement de sa victime selon la règle de la « bessa ». Cela d’ailleurs contrevient à une règle du Kanun excluant les enfants de moins de 15 ans, mais il faudrait admettre que l’ami de Leka ainsi que son très jeune meurtrier (si l’on en juge au dessin) sont un chouia plus âgés que Leka ; il faut bien que le lecteur adolescent puisse s’identifier… Bref, l’autre fil du récit est l’embryon d’une histoire d’amour entre Leka et Sose, la fille d’un médecin des alentours. Elle lui commande une douzaine d’œufs à livrer chaque semaine. Nykita ordonne à son protégé d’espionner chez le médecin s’il y a quelque chose à voler, mais Leka tombe sous le charme de la jeune fille et de sa famille. Celle-ci lui projette des bouts de vieux films américains donc interdits, montrant des scènes de cape et d’épée, et l’initie à l’escrime dans le cadre romantique des ruines de Butrint, tout en espionnant son père et son frère qui s’entraînent chaque matin. Cela jusqu’au jour où dans un duel sportif, Leka battra le frère de Sose, à la joie de celle-ci. Leka croit avoir trouvé une famille d’adoption, hélas, Nykita, après avoir tué pour rien le Chinois, projette d’utiliser Leka pour cambrioler la maison de ses nouveaux amis…

L’oncle Nykita
La Loi du Kanun, de Jack Manini & Michel Chevereau, p. 8.
Glénat

Deuxième tome : « L’Amazone »

Comme le 1er, le 2e volume s’ouvre à l’époque contemporaine de la parution, avant de plonger dans le passé. Dans une tour fortifiée du nord de l’Albanie, Leka et ses amis découvrent par hasard une immense pièce secrète abritant une grande bibliothèque. Ils n’ont pas sitôt commencé à chercher, qu’ils tombent immédiatement sur le fameux « Livre de sang » légendaire (voir Froides fleurs d’avril d’Ismaïl Kadaré) où sont écrits les noms de tous ceux qui sont condamnés au nom de la chaîne sans fin de la vendetta du Kanun. Leka y trouve son nom, alors qu’il semble que la bibliothèque n’ait pas été ouverte depuis des décennies, et le nom de son ami Sose. On retourne alors à la fin de l’album précédent. Nykita menaçait de cambrioler la maison de la famille de Sose, et pour la protéger, Leka donne à Nykita une information sur le magot d’une vieille femme, censé être caché sous son lit. Le soir même, Sose saute sur Leka, qui n’a pas encore 16 ans, et « multiplia les stratagèmes érotiques tout en préservant sa virginité ». Au retour, Leka trouve Nykita sérieusement amoché, mais il a tué la vieille dame, laquelle s’est défendue au couteau. Il en veut à Leka de son faux tuyau, et celui-ci a l’idée de déposer un indice compromettant pour Nykita sur le lieu du crime, avant de partir pour 15 jours d’errance. À son retour, l’ami médecin de Nykita l’emmène à Tirana assister à la pendaison de celui-ci. Nykita veut le revoir dans sa prison. Il lui raconte que « les pendus avaient des triques comme ça ! Oh ! Oh ! Avec mon zob ils pourront jamais fermer le cercueil ». Plus sérieusement, avant de mourir, il a envoyé une lettre à son père soi-disant pour Leka. En fait la réponse écrite en russe est déjà arrivée, et l’ami de Nykita l’ouvre et la traduit devant Leka (fait très peu vraisemblable à cette époque dans ce régime totalitaire qui avait totalement rompu avec l’URSS !) et Leka découvre la vengeance de Nykita : il a demandé à son père de faire dénoncer Sose et sa famille comme anti-communistes, pour récupérer leur maison au profit de Leka. En passant, une erreur du scénario donne 17 ans révolus à Leka dans la lettre du père, alors que quinze jours avant il n’en avait pas 16. Leka récupère les vieux films dans la maison vide, avant de l’incendier. Après ce retour en arrière, on revient à l’époque contemporaine ; on apprend que dans cette tour fortifiée, Leka est à la tête d’un groupe de criminels de la drogue et de la prostitution. Juste après cette découverte par accident de ce livre de sang où est écrit son nom, ils sont assaillis par un autre gang ; toute la bande est tuée sauf Leka, lequel est défié par le chef, qui n’est autre que Sose travestie en Aleksi. Malgré les diversions de Leka, elle le vainc avec l’arme qu’il a choisie, l’escrime, et l’on retrouve l’image qui ouvre le 1er album.

Troisième tome : « Albanie »

Le Tome 3, qui était annoncé avec le titre « Résilience » à la fin du tome 2, s’appelle finalement « Albanie », titre qui me gêne un tant soit peu vu l’image caricaturale qu’il donne de l’Albanie, réduite à l’image d’Épinal du code de vengeance du Kanun. Il s’ouvre après la mort de Leka, donc a priori en 2006, alors que les protagonistes ont dans les 45 ans. Sose-Aleksi vit dans un village de montagne parmi les bergers. Une autre femme-homme qui a fait le serment des vierges frappe à sa porte, et elle recueille cette Vesna-Tomas. Dans ces entrefaites, des mafieux traversent le village et manquent assassiner un berger dont ils ont écrasé une chèvre, mais Sose-Aleksi intervient avant, se faisant traiter de « tarlouse avec ta voix de fausset ». Ces femmes-hommes se racontent leurs mésaventures en buvant force raki. Vesna-Tomas a vengé son mari, condamné en 1997, à la fin de l’époque de Sali Berisha, puis libéré. Ils avaient acheté un terrain dans le nord du pays, mais ce terrain avait été réclamé par un homme au nom de la restitution des terres, et cet homme avait tué le mari de Vesna, d’où son serment et l’entrée dans le monde de la vengeance du Kanun. Les deux femmes travesties, saoules, ont l’idée de se travestir à nouveau avec de vieilles robes, et de fil en aiguille, font l’amour. Mais à ce moment-là, on frappe à la porte pour leur demander de l’aide, car les mafieux ont enlevé deux jeunes filles du village pour les prostituer. Qu’à cela ne tienne, ces deux filles saoules aidées du vieux berger et de trois fusils, règlent leur compte à ces trois mafieux armés qui tirent comme des manches. Les nouvelles amoureuses (qui ne se connaissaient pas quelques heures auparavant) envisagent de s’installer en Grèce comme un couple lesbo-chic, mais voilà, l’heure du Kanun a sonné, et Vesna-Tomas est tuée dans les bras de Sose-Aleksi et dans les règles. Enterrement rituel auquel le meurtrier assiste, qui demande la « grande bessa », soit une trêve d’un mois. Ça tombe bien, car Sose s’évanouit et dort une semaine. Il lui faut donc venger cet homme-femme qu’elle a connu pendant moins de 24h mais qu’elle a hébergé, ce à quoi l’encouragent les habitants du village. Au bout d’un mois, Sose se pend, mais Zorro arrive, en la personne d’un certain Emin Gueta, un beau blond qui a proposé au conseil du village de l’épouser, et de reprendre à son compte son serment de vengeance. Illico presto, après l’avoir sauvée de sa pendaison, sans lui demander son avis, il s’installe avec elle et se met aux travaux des champs, auxquels il ne connaît rien. Le mariage de ces Roméo et Juliette quadragénaires a lieu, bien que Sose ait annoncé à Emin qu’elle ne coucherait pas avec lui, puis finalement elle s’y décide. Lui, qui a promis qu’il ne tuerait pas l’assassin de Vesna, y court aussitôt, et surprend le garçon en train de pisser. Il ne lui détruit qu’une oreille, et lui donne de l’argent pour payer le droit d’arrêter le cycle de vengeance. À chaque page on a droit à un nouveau rebondissement invraisemblable, donc je vous passe les détails, Leka n’est pas mort, il est sauvé par l’ancien vieil ami médecin de Nykita, dont la fille devenue chirurgien esthétique spécialisée en maquillage de mafieux en beaux gosses, lui refait le visage. Mais comment cela finira-t-il ?

 Les amateurs à la fois de bande dessinée et d’Albanie seront ravis d’apprendre que les aventures de Tintin ont été récemment traduites en albanais, en commençant par l’album Le Sceptre d’Ottokar, dont l’action se passe en Syldavie, un pays ressemblant fort à l’Albanie. À part ça, l’Albanie semble un ovni dans le monde de la BD…

Lionel Labosse


Voir en ligne : Chronique du site Actua BD


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